LA TOMBE DU COMEDIEN INCONNU

miyadipity

Jean trouve une tombe sans nom. Antoine ne trouve plus Julie. Que s'est-il passé?

1 

Il se demande pourquoi il répond oui, quand on lui demande si ça va. Puis il se demande aussi qui serait capable de dire non. Qui aurait le courage de dire non ou même l'envie. Et puis il se demande aussi qui prendrait le temps d'écouter pourquoi ça ne va pas. Il se demande quelle serait la réaction de la personne en face, s'il répondait non. S'il avait dit non à la fille qu'il vient de croiser, elle n'aurait rien dit. Elle est passée trop vite, elle n'a même pas écouté la réponse. S'il avait dit non au garçon d'avant, il se serait figé, ébahi puis aurait, sans le vouloir peut-être, montré une sorte de frustration. Non, personne ne répond non quand on demande si ça va. A qui va-t-il pouvoir dire que ça ne va pas, à qui va-t-il pouvoir dire qu'il s'en fout de la cérémonie d'aujourd'hui, que ce n'est pas pour ça qu'il est là. A son père ? Certainement pas. A sa mère ? Peu de chance, vu que ça fait dix ans qu'il ne l'a pas vu. Est-ce que les gens l'évitent parce qu'il a mis ses écouteurs ? Est-ce qu'il serait populaire s'il enlevait ses écouteurs ? Peu probable. Et puis être populaire n'aurait rien changé. Il se serait quand même retrouvé hier dans cette soirée qui est trop grande pour en être une, où il est impossible de parler, dans une salle sans avantages, rangée pour l'occasion. Et donc même en étant populaire, il aurait vu Julie danser sourire rire chanter, avec ce mec, qui est l'opposé de lui. Parce qu'enlever ses écouteurs, ça n'enlève pas la peur de parler aux femmes.

Son père est tout de même là avec lui. Ils portent les mêmes vêtements à vrai dire. Tout est un peu trop grand sur eux, ils ont la même carrure et malheureusement les mêmes goûts. Selon le fils, si vous entendiez penser le père tout de suite vous n'entendriez rien. Il ne loupe pas d'anniversaire, il n'a pas loupé l'enterrement de sa femme, il n'a donc pas loupé cette cérémonie de remise de diplômes. Cette cérémonie ultime que tout le monde attend, où tout le monde pleure un peu, où tout le monde se lâche et où on peut finalement insulter le professeur qui nous a détesté au premier regard. Toutes les familles attendent ce jour-là et quoi qu'on dise, les étudiants ont hâte de pouvoir passer à autre chose et ça a pu se voir. Les dernières fêtes ont été moins intenses. Après quatre ans on se lasse indéniablement. L'alcool n'a plus la même saveur, les baisers non plus. Antoine, le fils du père qui ne pense apparemment rien, a arrêté cet excès bien plus tôt, ou plutôt n'a jamais vraiment commencé. Il avait bien participé à cette fête hier, mais pas pour s'amuser, ce n'est pas amusant. Il avait participé à cette fête pour parler à Julie. Et Julie avait participé à cette fête pour parler à quelqu'un d'autre. Et peut-être que ce quelqu'un d'autre avait participé à cette fête pour parler à une autre.

 Le texte d'Antoine est prêt. Il l'a été une heure après la première rencontre avec Julie. Elle l'avait alors croisé dans les couloirs de l'école et c'est tout. Ils ne s'étaient pas parlé. Mais après cette rencontre incroyable, digne d'un bestseller, Antoine avait écrit. Il avait écrit à chaque rencontre, pour préparer la prochaine. Il se retrouvait donc avec un texte et un jour pour lui parler. Parce qu'aujourd'hui est le dernier jour où il la verra. Devrait-il lui parler aujourd'hui ? L'appeler ma chérie ? Lui dire qu'il l'aime ? Peut-être que si quelqu'un lui avait parlé, à ce moment-là, il aurait pu lui dire que ce n'est pas la bonne façon d'aborder Julie, ou quiconque d'ailleurs. Il est dans les couloirs, il va bientôt rentrer dans la grande salle et il ne s'est jamais senti aussi mal. Après la grande salle, tout le monde sait que c'est fini, il y a alors parfois une soirée, parfois des embrassades, souvent des couples qui se forment et qui se déchirent. Mais quand on s'appelle Antoine, quand on sort de la grande salle, on rentre chez soi et c'est fini.

Alors Antoine part, il court et ça ne peut pas lui faire de mal au fond. Son père tourne la tête et le regarde partir, il s'exclame et marche derrière lui mais Antoine dirait qu'il n'a rien dit « comme d'habitude » et qu'il n'a certainement pas bougé. Non, selon Antoine, son père ne bouge jamais. Antoine lui il court. Il regarde tout le monde, les dévisage et continue. Il change d'étage, il change de couloir, la salle est grande on y accède de partout. Il regarde tout le monde deux fois, il bouscule et trébuche. Et là on lui dit que c'est l'heure, on lui dit qu'il peut finalement rentrer après ce que les gens qualifient d'interminable attente mais il ne rentre pas. Il continue encore plus vite. Mais rapidement il a fait le tour. Il a vu tout le monde du moins c'est ce qu'il croit. Et il s'arrête. Il se dit que si Dieu avait voulu qu'il rencontre Julie dans ces couloirs, ce serait arrivé. Et donc se déresponsabilise de ne pas l'avoir fait avant. Antoine est plus calme et honnêtement il est rassuré. Il n'aura pas à rougir, il n'aura pas à parler à Julie. Il s'est prouvé qu'il pouvait la chercher sans la trouver… c'est déjà ça.

Antoine rejoint son père qui lui demande ce qui se passe. Antoine n'ose pas le dire parce que ce n'est pas ça la relation qu'ils entretiennent. Ils rentrent dans la salle. Antoine regarde au loin sans faire d'effort. S'il doit rencontrer Julie dans cette salle, Dieu mettra Julie dans son champ de vision sans qu'il n'ait à faire d'efforts, c'est sûr et certain. Antoine s'assoit dans le fond, on se croirait en classe. Il voit le costume de son père et se demande comment les gens sur scène les perçoivent. Peut-être qu'ils les prendraient pour des jumeaux. En tout cas ils ne se diront pas qu'ils sont bien habillés. D'ailleurs Antoine n'est pas bien habillé, il n'a pas mis sa toge noire, ni sa coiffe. Il n'ira pas sur scène quand on appellera son nom. Il n'a pas besoin qu'on lui remette sur papier un diplôme qu'on lui enverra également par mail. Et puis ce diplôme n'a pas vraiment de valeur. Il n'ira pas non plus sur scène quand on appellera les majors de promotion, car il n'en fait pas partie. Il n'est là que pour une chose : après avoir toujours tout tenté pour parler à Julie, il veut la voir une dernière fois.

Alors il observe cette remise de diplôme. On appelle son nom et on passe au suivant dans un silence gêné et quelques applaudissements. Les personnes qui applaudissent doivent avoir les mains en feu. Peut-être qu'elles sont payées par l'établissement pour ne pas laisser de silence. En tout cas le niveau sonore n'est plus le même pour l'étudiant suivant. Quand son nom est prononcé, la promotion se lève et saute. Un bruit puissant et même violent envahit la salle : il est populaire. A un moment on fait une pause, les majors de promotion sont appelés. Il n'en fait toujours pas parti. L'étudiant populaire non plus d'ailleurs, comme par hasard. Et puis ça continue. On entend de tout, des noms qu'il n'avait jamais entendus, des noms de lieux, des noms de villes, des noms composés. Et puis on arrive aux noms en S. Et le cœur d'Antoine s'emballe. Ça y'est, il va voir Julie Simon. Et la voir lui donnera suffisamment d'énergie pour aller lui parler. Il se voit se lever, crier « Julie » au moment où elle touche son diplôme. Il la voit se retourner vers lui, surprise, au ralenti. Il se voit courir vers elle et lui parler, il la voit sourire. Tout va se résoudre. Tous vont applaudir. Et tous reconnaîtront qu'il en vaut la peine, qu'il mérite ce qui lui arrive, et qu'il n'y a pas d'autres issues. Il n'ira pas aux soirées, après qu'on l'eut finalement invité. Il passera la nuit avec Julie et tout ira bien, pour toujours. Ou alors il se voit tomber nez à nez avec elle en sortant de la salle, ou même dans la salle, puisqu'en fait elle était derrière lui depuis tout ce temps. Et après ce premier mot qu'ils auraient échangé, le reste se serait fait tout seul.

Le temps ralentit pour Antoine. Il insulte Marc Sabatier et Marie Seney qui mettent clairement trop de temps à passer. Il sourit quand il comprend qu'un mec n'a pas pris la peine de se lever ce matin. Et puis on arrive au moment qu'il attend, et dans la pièce y'en a pas mal qui attendent secrètement ce moment se dit Antoine, Julie est tellement belle. Il sait que Julie est la suivante et son cœur n'arrête pas d'accélérer, il ne ressemble à rien sur son siège en ce moment. Et si Antoine s'était levé pour crier, Julie aurait sûrement reculé, et des pères d'élèves se seraient sûrement levés pour l'empêcher d'atteindre la scène. Antoine n'a pas les mains moites, il a le corps moite. Il a desserré sa cravate, il a défait son bouton avant de s'asseoir et il bouge dans tous les sens. Des gouttes tombent de ses cheveux, Des gouttes coulent le long de ses jambes et sa chemise n'a pas suffi à protéger sa veste de costard. Une silhouette au loin se redresse. Antoine ne respire plus. Il se dit qu'il va se lever, qu'il va courir, qu'il va voler pour la rejoindre. C'est leur moment, il a trop attendu, ils ont trop attendu, c'est débile d'avoir perdu autant de temps. Antoine se redresse, derrière lui un homme rigole en voyant son dos trempé. Antoine regarde au loin, il ne l'entend pas, il est prêt à se lever. Il fixe la touffe de cheveux qui vient de se redresser, il est peut-être le seul à l'avoir vu bouger c'est un signe. Et Marc Simonet est appelé. Là où l'on ne voyait qu'une touffe apparaît maintenant une silhouette fine, masculine mais athlétique. Antoine ne comprend pas. Antoine reprend conscience de son corps. Antoine nage deux fois dans ces vêtements. Il nage parce qu'ils sont trop grands. Il nage parce qu'ils sont trempés. Les silhouettes continuent de se succéder sur scène et il ne comprend pas. Julie Simon n'a pas été appelée.

 

 


2

Jean rentre tard, il fait déjà nuit. Il regarde par la fenêtre et voit les lampadaires aveuglants défiler dans la rue choisie par le conducteur du bus. Ce n'était pas le chemin habituel. Mais c'était bien le seul changement que Jean ait vécu aujourd'hui. Dans son livre, il y a trois lunes. Dans le ciel, une seule. Comme d'habitude, à la sortie du bus, il aperçoit cette femme, à moitié cachée derrière les rideaux qui l'observe, et puis qui observe aussi tous les autres passants. La présence de cette femme l'a obnubilée pendant des semaines. Mais maintenant il n'y fait plus attention. Il a compris. Compris qu'elle s'ennuyait, compris que sa seule distraction c'était d'avoir la chance de pouvoir regarder le monde avancer. Cette femme rêve de voir quelque chose d'inattendu se passer. Ce n'est pas en regardant Jean que ça pourrait arriver. Jean arrive chez lui et le repas est prêt. Sa femme le regarde.

— Quel homme, ne se dit-elle pas.

Un jour il fera sa crise. Un jour il partira, il ira loin, il ira découvrir tous les endroits du monde qu'il a rencontré dans les livres. Il ne sera plus obnubilé par sa femme, par leurs conflits, par leur incompatibilité. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui c'est le jour des gnocchis. Le plan de travail est déguelasse, plein de farine et de pâte déjà colée. Les gnocchis sont excellents. Mais c'est vrai que ça casse un peu l'ivresse du repas, de devoir tout nettoyer après. Mais ça casse l'ivresse du repas d'être en face de cette femme de toute façon. Ils envisagent de tout laisser en l'état, pendant 3 jours, jusqu'à ce que la femme de ménage passe nettoyer. Le repas d'aujourd'hui est plutôt une réussite. Aujourd'hui il n'y eu pas de conflit. Enfin pas de nouveau conflit, les conflits dans ce couple étant caractérisés par leur extrémisme et leur incapacité à se terminer réellement, tant que le cœur de Jean ne tient plus autant qu'avant. Ce soir, tous les deux sont trop fatigués. Il se brosse les dents et ainsi le jour s'achève. Un seul élément notable à cette soirée passa pourtant inaperçu : sa femme avait réussi pour la première fois à verser les gnocchis dans l'eau bouillante sans se brûler.

Jean rêve d'une soirée, d'un repas. Il rêve qu'il est avec ses amis et sa femme. Il rêve qu'une connaissance lui demande comment il a rencontré sa femme. Et ça le réveille. Jean en est arrivé là parce que toute son enfance, il a croisé cette fille. Et à chaque fois que Jean croise cette fille, il baisse les yeux, il trébuche. Et donc Jean s'est enfermé dans le rêve de leur rencontre, sans vraiment savoir si au fond ils se conviendraient. Cette fille n'est pas sa femme. Au bout d'un moment, une autre fille est rentrée dans la vie de Jean. Cette nouvelle fille était sûrement dans le même cas, mais ça ils ne se le sont jamais avoué. Et Jean est effrayé à l'idée de raconter comment entre lui et sa femme ça s'est fait. Il l'a jugée satisfaisante, elle en a fait de même. Mais rien de grand. Rien qui te fasse rêver, qui te fasse croire en Dieu tellement c'est beau. Et dans les pensées de Jean y'a encore cette fille. Il ne l'a pas vu depuis 20 ans mais elle est encore là.

Une nouvelle journée commence et Jean croise des centaines de visages impassibles. Jean rêve de regarder un mec et que ça lui ouvre instantanément les portes de son âme. Il rêve de vivre dans un monde transparent, parce que Jean crève d'envie de comprendre les gens. Il veut passer une personne dans la rue et savoir ce qu'elle ressent et surtout il crève d'envie de trouver quoi lui dire. Parce qu'il aimerait tant que quelqu'un sache quoi lui dire.Puis il ne croise plus personne. Jean est sur un chantier, ou plutôt sur ce qui va devenir un chantier, et qui n'est pour le moment qu'un cimetière. Et il n'y a pas beaucoup de personnes qui prennent le temps d'aller au cimetière. Et il n'y a personne qui passe la journée entière dans un cimetière malheureusement, donc pas suffisamment de temps pour comprendre les gens qui se succèdent.

Jean travaille, il prépare le chantier et par conséquent il cherche à relocaliser les tombes. Il a bien trouvé quelques communes d'accord pour accueillir quelques tombes. Il a aussi trouvé plusieurs endroits où rebâtir le cimetière de la commune, procédure plus qu'habituelle. La commune aurait préféré que plus personne ne meurt dans ce village. Car dans son plan d'agrandissement et de renouvellement, il n'y avait pas de place pour un cimetière. A la place de ce cimetière, on pourra voir dans moins d'un an des nouvelles résidences sociales, créées dans le but d'attirer toujours plus d'habitants, pour renflouer l'école qui se faisait de plus en plus vide, du fait du vieillissement de la population du village. Il y avait moins d'enfants, et la plupart quittaient le village quand la rentrée du collège s'annonçait. Il s'agissait donc de dynamiser la ville, et puis surtout d'apporter des recettes mensuelles à la mairie, mais ça on en parlait moins dans la communication faite aux habitants. Jean a passé une centaine d'appels, a passé des centaines d'heures à convaincre les héritiers de donner leurs accords pour modifier l'emplacement des tombes. Les tombes iront dans un endroit meilleur, les caveaux seront rénovés, les fleurs seront arrosées et les conditions d'accès au nouveau cimetière seront facilitées. La majorité des personnes avaient accepté que leur grand-mère, père ou autre déménage. Certains appels avaient été difficiles. Il y avait ceux qui disaient non par principe, et ceux qui disaient non par manque de motivation. Et Jean avait de la motivation plein les poches. La motivation était prévue dans les coûts initiaux de tout chantier de reconstruction : il fallait toujours compenser la perte énorme, inimaginable, et affreuse de voir leur ancêtre… déplacé d'un kilomètre.

Jean essaie de contacter le gardien du cimetière. D'habitude, on ne voit que lui, mais maintenant qu'on le cherche, on ne trouve que ses instruments, qui trainent partout sauf où ils doivent être. Jean marche dans les allées du cimetière et regarde tout autour de lui, il regarde au loin, il vérifie du regard les recoins. Et il s'arrête. Devant lui se trouve la tombe sur laquelle il travaille depuis plus d'une heure. Sur la pierre on ne voit rien puisqu'il n'y a rien d'écrit. Jean préfère cela à d'autres pierres tombales, où l'on sait qu'il y a écrit quelque chose mais où l'on ne voit rien. Au sujet de cette pierre, il est fixé. Il n'a rien trouvé dans les registres, il ne trouvera rien non plus quand il parlera au gardien, comme si cette pierre était apparue dans la nuit. Mais une tombe ne se fait pas en une nuit. Et puis il y a des fleurs dessus, tout n'est pas perdu. Jean regarde les semaines à venir et imagine déjà l'enfer des recherches, le questionnement, les doutes, les pertes de patience à essayer de trouver les héritiers d'un mort sans nom. Pourquoi il y avait-il 120 noms au registre ? Pourquoi il y avait-il 121 tombes ? En plusieurs années de chantier de cimetières à travers la France entière, c'était la première fois.

 

 

 3

Antoine trébuche, oscille, il fait tout sauf marcher droit dans son costume trop grand. Il avance comme il peut, son regard brouillé est fixé sur son père devant lui, auquel il se raccroche pour trouver son chemin. Antoine ne va pas bien. Il a tellement en tête qu'il ne pense plus, il ne pense plus qu'à essayer de suivre son père qui va beaucoup trop vite, pourquoi ne ralentit-il pas, pourquoi aller toujours trop vite. Antoine ne voit pas aussi loin. Autour de lui une haie d'honneur s'est dressée pour cueillir à la sortie tous les diplômés. Antoine n'entend pas les cris, il ne voit que des formes bouger, voler et courir. Antoine se rattache à la silhouette de son père devant lui mais elle est de plus en plus loin. Il ne sent pas les mains sur ses épaules qui le félicitent, il ne sent pas les mains dans son dos qui le poussent vers l'avant. Les professeurs qui applaudissent autour de lui n'ont jamais vu un tel état de choc chez un étudiant diplômé, ils n'ont jamais vu de telles émotions et à vrai dire ça les rend hystériques. Quel moment, quel film se dresse devant eux à l'image d'Antoine qui marche au ralentit, qui fixe l'horizon comme s'il se concentrait sur son avenir radieux. Il a quelque chose ce garçon, tout le monde le lui reconnaît. C'est vrai que sa tenue n'est pas idéale mais nous ne sommes plus au siècle passé alors nous lui pardonnerons. Il vient de gagner, il a finalement réussi à franchir la plus grande étape de sa vie et devant lui les spectateurs ne voient que liberté et réussite comme s'ils avaient suivi toute sa scolarité, comme si chaque jour ils avaient été émerveillés de le voir nager dans son élément. Ce moment d'oubli et d'hystérie ne durera que quelques heures et puis on reviendra à la raison. Antoine est un élève médiocre et invisible, Antoine ne voulait rien de tout ça et ne veut d'ailleurs plus rien du tout, car son avenir est vide sans Julie. Encore une fois il était incompris, encore une fois il n'arrivait pas à retransmettre ses émotions sur son visage, comme si ça aussi il n'avait pas réussi à l'apprendre.

 

 

 4

Jean a fini de travailler sur les autres tombes et a trouvé des consensus pour chaque cas. Durant tout ce processus qui n'a rien de vertueux, Jean a insulté beaucoup de personnes… dans sa tête. Il les a insultés parce qu'ils ne comprennent pas ses problèmes, qu'ils ne tiennent pas à l'aider, qu'ils sont fermés à l'idée de changement. Ce n'est qu'une tombe. Et pendant les appels, il a souvent regardé au loin cette tombe. Il ne l'a pas insulté, cette tombe. Il n'insulte pas les morts, question de principe. Les fleurs ont fané depuis déjà quelques jours, et personne n'est venu les remplacer. Jean n'a pas de piste. Il a beaucoup réfléchi, il a moins parlé à table et ça fait du bien d'avoir l'esprit occupé face à sa femme. Jean a épluché le registre de décès de la commune, et de certaines communes environnantes, sans rien trouver. Ça commençait à lui peser cette histoire. Jean avait demandé aux visiteurs, il avait même presque agressé une vieille, qui semblait cacher quelque chose, mais qui en fait n'avait juste pas compris la question. Il était plus que temps de trouver une solution. Il avait alors pris une pelle, une nuit après le travail, et aussi la voiture de sa femme, sans vraiment lui dire où il allait. Il avait un peu roulé puis avait sorti la pelle. Mais en face de cette tombe, il n'avait pas réussi. Ne pas ouvrir de tombes, ne pas insulter les morts, décidemment Jean était vertueux. Mais Jean était dans la merde. Il avait regardé partout, il avait tout épluché. Il avait contacté les morgues et les hôpitaux, les fleuristes, les croquemorts et les quatre religions du village. Personne n'avait créé une telle tombe, personne n'avait décoré cette tombe et personne n'avait mis quelqu'un dedans. Il avait aussi contacté les quatre personnes qui avaient emprunté à la bibliothèque municipale le livre Comment mourir sans faire de vague, d'un écrivain porté disparu, sans succès. Les quatre étaient bizarres, mais bien vivants pour le moment.

Et puis l'idée était venu après un énième appel. Appeler des gens au hasard n'allait pas aider. Il avait eu du mal à arrêter. Imagine que la prochaine personne sur la liste, celle que tu n'appelles pas, a quelque chose à dire. En tout cas son patron avait eu quelque chose à dire. Cela faisait trop longtemps que le chantier était arrêté. Alors l'idée était venue de la bouche du patron, sans qu'il puisse le dire clairement. Puisque personne ne se souciait de cette tombe, Jean allait régulariser sa situation. Jean allait résoudre ce problème et faciliter la vie de beaucoup de gens. Il avait du mal à se convaincre. Qu'est-ce que diraient les morts ? Et les vivants ? Il n'était pas un menteur, à la limite il se voyait parfois omettre. Mais face à ce problème, Jean ne voyait pas d'autres solutions. Et si son patron acceptait, ce n'était pas de sa faute au fond. Personne ne le saura, et lui il saura que ce n'est pas de sa faute.

Alors Jean rédige, il s'inspire des milliers de documents épluchés au cours de l'enquête, et il invente quelqu'un. Il invente un mort et au fond est-ce vraiment illégal ? (oui) Il remplit un vieux formulaire qu'il a trouvé et c'est fou à quel point ça va vite pourquoi n'y a-t-il pas pensé plus tôt ? Le formulaire est rapide, il insère un numéro dans l'une des cases. Il ne l'a pas choisi au hasard. Si quelqu'un appelle, il tombera sur une vieille qui ne comprend rien. Il l'avait rencontré deux fois pendant l'enquête. Une fois au cimetière, la deuxième fois par téléphone. Il l'avait reconnu parce que les deux fois, il avait ressenti la même profonde envie de l'étrangler. Jean est fier de lui et puis il est à vrai dire rassuré. Il a résolu le problème seul. Il a cherché, avancé et prit ses responsabilités. Il a eu son mot à dire, ça faisait tellement longtemps. Et ça fait tellement de bien. Enfin il se passait quelque chose dans sa vie, enfin il prenait des décisions. Il n'allait plus jamais arrêter. Jean lève les yeux une dernière fois vers la tombe, et sa confiance bâtie en quelques instants vole en éclat.

Jean ne court pas plus vite que son ombre mais il court quand même très vite. Il arrive sur la femme vers qui il court et elle crie presque. Jean est plutôt large. Quelle ne fut pas la surprise de Jean en découvrant une femme devant la tombe. Quelle ne fut pas sa déception. Sa déception de ne pas pouvoir finir son entreprise, mais aussi sa satisfaction de pouvoir finalement faire ce qui est juste. Il va lui parler et il comprendra tout. Il verra que cinq fois il n'est pas passé loin, il appellera son chef et sera fier, il appellera sa femme et tous leurs problèmes seront réglés. Jean a découvert la femme qui allait le sauver.

— Je mets juste des fleurs sur les tombes qui n'en n'ont jamais moi, répondit la femme avec le sourire, je fais partie de l'association Des fleurs pour tous. Bonne journée.

La femme s'éloigne avec son cabas. Jean est dégouté. Quelle association merdique, il n'en croit pas ses yeux. Sur la tombe il y a des fleurs fraîches. Comme si ça allait changer quelque chose que quelqu'un mette des fleurs fraîches. Il n'y avait qu'une personne qui pensait à ce mort, et c'était lui. Et c'est triste. Ce qui est triste c'est que Jean n'a plus la motivation de mentir. Cette putain d'association a tout gâché. Quelle putain d'association met des fleurs le jeudi à 16h. Ça n'a pas de sens pour Jean. Les gens n'ont-ils pas mieux à faire ? Cette femme n'aurait pas pu s'occuper d'enfants plutôt que pourrir la vie des autres ? Non Jean ne comprend pas. Qu'est-ce qu'il dira à son patron ? Était-il envisageable de trouver une motivation ailleurs ? Était-il envisageable de régler le problème d'une autre manière ? Jean ne sait plus. Il regarde cette tombe et ne sait plus quoi penser. L'herbe a un peu poussé autour. Le gardien est médiocre. Les visiteurs se plaignaient souvent. De plus en plus de tombes devenaient illisibles, les portes du cimetière fermaient mal, la loge du gardien puait la mort, à se demander ce qu'il se passait dedans. Peut-être que c'est lui qui avait rajouté un mort au cimetière. Ou même plusieurs. Et puis quel gardien ne se rend pas compte qu'il y a un nouvel arrivant dans le cimetière ? C'est le boulot même du mec. Jean est bloqué. Il ne finira pas d'écrire les documents, il n'ouvrira pas la tombe, il n'insultera pas les morts. Jean est droit, mais pas plus avancé. Il avait quelques économies, il pourra vivre sans travail pendant un moment. Il pourrait se reconvertir, devenir agent de voyage ou steward. Jean pense à son visage et oublie l'idée. Jean se rappelle aussi tout ce qu'il a dû subir pour arriver à ce poste, pour ne plus porter, faire et subir, mais plutôt pour dire, regarder et réfléchir. Jean réfléchit, il ne fait que ça toute la journée. Il est resté là pendant plusieurs minutes, devant cette tombe et il se dit qu'honnêtement il a échoué. Il ne voit pas ce qui pourrait le débloquer, il ne voit pas ce qu'il pourrait faire d'autres. Jean regarde la tombe, puis il sursaute. Depuis combien de temps ce garçon était-il là ? Il le voyait du coin de l'œil mais n'arrivait pas bien à le distinguer. Il était juste à quelques mètres, il le regardait. Il était sale, ses habits étaient trop grands, il avait l'air paniqué. Jean le regardait et le garçon le regardait aussi.

— Je crois que c'est moi.

— Quoi ? répondit Jean, abasourdi.

Qui était ce garçon ? Qu'est-ce qu'il lui voulait ? Jean avait parlé à tellement de gens aujourd'hui, en faisait-il partie ? Il semblait tant perdu, fatigué, affolé et anéanti, qu'il faisait peur à Jean.

— Je crois que le mec dans cette tombe, c'est moi.

Le cœur de Jean manqua un battement. Il ne savait pas comment c'était possible mais Jean pouvait le voir dans ses yeux, le garçon disait la vérité.

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