LA VIE EN QUESTIONS

Christophe Dugave

Cette nouvelle est parue avec 15 autres textes dans le recueil "Nord sur blanc" chez Lignes Imaginaires en 2016 (ISBN 978-2-9523340-3-7), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.

Du haut du ciel, la grande toundra sibérienne ressemblait à la peau blafarde d'un animal mort, hérissée de poils épars, petits conifères étiolés n'excédant pas la hauteur d'un homme, dont le soleil d'avril projetait sur la neige les ombres démesurées. Depuis des heures, nous volions à la limite des terres stériles et de la taïga, là où le peuple Evène élève d'immenses troupeaux de rennes. Partout, dans ce blanc opalescent et vide, on devinait leurs traces. L'inlassable piétinement des hardes à la recherche de lichen avait pelé par place la couverture immaculée. On les devinait, petits points noirs dont on ne savait s'il s'agissait de leurs corps serrés en grappes ou de leurs ombres étirées par un soleil nouveau-né qui peinait à s'extraire du sein laiteux de l'horizon gelé.

Notre MIL piqua enfin du nez vers un point encore invisible. Le paysage disparut bientôt dans un brouillard incertain brassé par les pales du lourd hélicoptère. Puis tout s'anima soudain.

Je ne reconnaissais pas la Sibérie immensément vide que j'avais devinée du ciel. Par les hublots entartrés de glace, je distinguais des ombres pataudes mais bien vivantes qui se mouvaient avec la lenteur des sages. On ouvrit la porte. Le vent nous gifla et, malgré mes vêtements homologués "très grand froid", j'en ressentis comme une brûlure. L'air semblait dense, compact, brutal. Le moindre souffle gelait les parties à nu. Et pourtant, ce n'était que le soupir d'un mourant ! L'hiver s'achèverait peut-être bientôt. Ou jamais. Car que signifie "bientôt", dans ce monde ? J'allais découvrir l'absurdité de cette approximation rassurante.

Ils m'accueillirent, faces de cuir tanné illuminées par le noir de leurs yeux en boutons de bottines enchâssés dans l'œilleton des paupières. Un franc sourire fendait ces masques roides. Les mains se tendaient, hâtivement extraites de grosses moufles de peau, chaudes, rêches mais amicales bien qu'un peu réservées. Sergueï, le chef du clan, nous souhaita la bienvenue, nous invita à prendre le thé, à déguster un peu de renne fraîchement abattu. Viande rouge, encore sanguinolente, à peine grillée ; le bois est un luxe. Je crus y déceler tout l'esprit de ce pays implacable mais sans détour, sans fard, sans malice. Brut et franc. Pays de sel et de fer annoncé par ce goût de sang qui envahissait ma bouche, un peu écœurant comme ce trop-plein d'espace, cet excès de liberté dans une contrée devenue symbole concentrationnaire par la volonté étriquée des tyrans. Une prison sans barreaux dont l'excès d'air étouffe, dont l'abondance de vide écrase. Mais ces gens-là, je le sentais, étaient libres, pied de nez au stalinisme et à ses démons d'antan. Libres et fragiles. Ils avaient résisté à tout pourtant je les sentais cruellement menacés, en sursis.

Je déroulais mes questions préparatoires avec prudence, mais la réalité du reportage me talonnait. Je m'inquiétais de leurs conditions de vie, impressionné par le froid tardif de cette fin d'hiver, l'isolement, l'absence d'assistance sanitaire. Et pour rompre enfin l'académisme de mes questions, je leur demandai, naïf :

‒ Mais que vous manque-t-il donc ?

Sergueï ne comprit pas mon interrogation.

Je pressai Sacha, notre interprète, de répéter la question en soignant son style. Il s'exécuta, sans plus de succès. Le chef de la bande, pas plus que les membres, ne comprirent ma préoccupation. Sacha, gêné par tant d'ignorance, m'expliqua l'absurdité de ma demande : ces gens, démunis de tout, sauf de ce qui est essentiel à leur vie, n'ont besoin de rien. Personne ne les envie et ils ne jalousent personne. Un peu plus les conduirait à convoiter d'autres richesses et à quitter leur terre. Je ne sus quoi répondre à mon tour, honteux de n'avoir pas deviné le bonheur dans leurs sourires et dans leurs gestes. Leur réserve relevait autant du respect que de la crainte devant nos allures d'envahisseurs.

Les jours suivants, je décidai d'abandonner le script prévu à plusieurs milliers de kilomètres dans des bureaux réchauffés par un printemps d'eau, de verdure et de douceur. A présent, flâner, observer ou écouter me suffisait. Je ne cherchais plus qu'à saisir au vol quelques instantanés de leur vie si simple dont une pleine semaine de film ne me suffirait pas à faire le tour. Je ne cherchais pas à me faire un des leurs. A jamais, pour eux, je serais l'homme du Sud, ou de l'Ouest. Au pire, je ne serais rien.

Quand je quittai les Evènes, je me gardai bien de tenter de leur faire croire que je les avais compris, cernés, étiquetés comme j'avais pu le faire avec d'autres peuples à l'histoire moins austère. Comme Sergueï me parlait des problèmes du quotidien, il devina en moi une hésitation, un frein à la question qui me brûlait les lèvres plus sûrement que le gel. Malgré ma gaucherie, j'avais réussi à établir avec lui une ébauche de contact. Etait-ce la similitude de nos âges même s'il avait le faciès creusé de mon père déjà vieux ?

‒ Tu allais encore me poser une question ! s'exclama-t-il.

Au ton de ses paroles, je devinai que l'impatience le disputait à l'amusement.

Nous nous étions passés d'interprète. Sergueï baragouinait assez bien le russe dont je commençais à maîtriser les rudiments. Je souris puis demandai :

‒ Y-a-t-il quelque chose qui te fasse peur ?

Son regard se perdit alors dans la clarté de ce soleil fêtard qui jouait les prolongations sur un horizon bossu hérissé de mélèzes squelettiques. Une ombre de tristesse passa sur son visage comme un nuage étend son ombre sur la terre.

Et il grommela simplement :

‒ Demain.

© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016, Dépôt préliminaire chez copyrightfrance.com - http://lignes-imaginaires.fr
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