La vie sous les nouveaux tropismes

petisaintleu

En 2150, cela faisait quatre décennies que la Chine était devenue la première puissance mondiale. Non pas en PIB, c'était une réalité depuis plus d'un siècle, mais en PIB par habitant. Tous les jours, Roissy recevait plus de cinq-cents COMAC X512. Pour accueillir les soixante mille passagers quotidiens de l'Empire du milieu, la capacité aéroportuaire avait été triplée. D'immenses complexes hôteliers furent construits à proximité. Pour des raisons pratiques, Chambord, Azay-le-Rideau et Chenonceau avait été transportés dans un immense complexe, à mi-chemin de Disneyland. Beijing ne se trouvait plus qu'à trois heures d'avion de Paris. Un week-end de trois jours suffisait à visiter notre capitale et les quelques incontournables monuments de l'imaginaire hexagonal. Seuls les plus méritants, une poignée, étaient accrédités, au choix, à s'octroyer deux jours supplémentaires à Cannes, à Lyon ou au cirque de Gavarnie. Le reste du pays survivait comme il le pouvait. Il eut vite fait de retrouver des réflexes enfouis dans les traditions populaires. Des fiefs, des rapines, le choléra, les landes, des bandes d'enfants enfiévrés par la faim réoccupèrent le terrain.

Ainsi, l'Île-de-France regroupait désormais 92 % de l'activité économique. En 2093, la France avait régressé à la 58e place. Tous les partis qui s'étaient succédé, quel que soit leur programme, n'avaient pu enrayer l'inexorable chute. Comment réformer un pays qui depuis trois siècles n'avait eu de cesse de créer des castes accrochées à leurs privilèges ? Alors, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, les flux migratoires s'inversèrent vers l'est. Ce furent les émigrés qui reprirent les premiers le chemin de leur terre natale, sans avoir à les forcer. Puis, des bruits coururent que des emplois étaient proposés chez le lointain dragon.

En deux ans, ce furent près de cinq-millions de fiers gaulois qui avalèrent des milliers de lis – cette unité de longueur avait été officiellement reconnue au niveau international. Ils en bavèrent. Les populations rencontrées avaient à se venger des générations humiliées par des siècles d'ethnocentrisme occidental. Ceux qui choisirent les anciennes routes de la soie se virent décapités – au moins, ils ne souffrirent pas – ou réduits en esclavage. Les femmes furent majoritairement épargnées. Dès dix ans, elles étaient vendues aux potentats locaux qui avaient morcelé les anciens états qui un temps avaient été mis en place pour piller les ressources naturelles. Hormis le dépouillement des gardes-frontières et des Cosaques qui s'appropriaient les marches de l'Empire russe, la sélection se fit naturelle pour la route septentrionale. Les steppes sibériennes, le désert de Gobi, les hordes de loups prélevaient leur tribut. Les plus malins, qui par précaution avaient appris les langues slaves, purent trouver un havre de paix et s'approprier les villages jadis réservés aux exilés politiques. Ils apprirent à se contenter de bouillie d'avoine et de soupe d'ortie. Les chanceux se vendirent pour quelques kopecks comme majordomes aux oligarques parvenus. Ils se poudraient et avec toupet, reproduisaient les mœurs de la noblesse sous la Grande Catherine.

Pour les survivants, ce fut le choc des cultures. Malgré les privations, les Occidentaux avaient du mal à comprendre que la roue avait tourné. Ils n'étaient plus les maîtres, même pas de leur propre destin. Ils ne comprenaient pas toute la subtilité de cette civilisation basée sur le refus de l'individualisme. Pour les aider à s'acculturer, on leur construisit d'immenses fourmilières. Des milliers de camps furent bâtis. On dut former dans l'urgence des cohortes de commissaires politiques pour les aider à chanter la gloire du productivisme des Temps Nouveaux. Après six mois d'accueil, on les invitait à rendre à la patrie tous ces bienfaits octroyés. Des convois s'organisaient pour rejoindre les camarades dans les aciéries, les complexes pétroliers, les usines textiles et contribuer de tout son cœur à la grandeur nationale. Aucune sélection n'était nécessaire. Il y a belle lurette que les Fils du Ciel s'étaient prosaïquement accaparé toutes nos technologies.

En 2102, un accord fut signé pour mettre un bémol aux migrations. Le flux devenait si intense que le milliard-cinq-cents-millions de Chinois ne pouvait plus accueillir toute la misère de l'Ancien Monde. C'est la raison pour laquelle il fut décidé de créer une zone franche touristique. En échange de la promesse de leur fournir quotidiennement deux-mille calories, les Français se transformèrent en hôtes d'accueil. On distribua des millions de bérets. Chez les hommes et pour respecter l'image que les touristes se faisaient des indigènes, on imposa le port de la moustache. Les femmes étaient des nanties. Des brumisateurs de parfum, implantés tous les cinq-cents mètres, permettaient de masquer en partie la puanteur environnante.

Attila et Gengis Khan doivent bien se marrer.

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