L'accident

      J'lai pas vu. Franchement, j'lai pas vu. J'roulais, tranquille, sur la p'tite route qui me ramenait chez moi après le boulot… j'la prends 10 fois par semaine, cette route, j'la connais par coeur… C'est p't'être pour ça que j'faisais pas trop attention… L'habitude, quoi ! J'étais en mode automatique. La s'maine avait été longue aussi, j'avais eu pas mal de taf, j'm'étais pas couché tôt la veille, ma copine m'avait engueulé au téléphone parce que j'avais bu un coup avec des potes après l'boulot… Bah ouais, j'avoue, j'étais pas concentré !

    J'roulais p'têtre un peu vite aussi. Y a jamais personne sur cette route, et puis j'étais pressé de rentrer… Fallait que j'm'explique avec ma copine, j'avais plus de batterie, et puis la dalle, j'mange jamais trop à la cantine le midi, j'aime pas. J'aurais pas dû appuyer autant sur l'champignon, j'ai pas réfléchi, m'était jamais rien arrivé d'ce genre avant ! Et puis c'est lui qu'a surgi de nulle part, il s'est jeté sous mes roues, je l'jure !

     J'ai pas senti le choc. Mais j'ai bien entendu le bruit. J'pourrais pas l'décrire, même s'il me hante, vraiment. J'l'entends tout l'temps, partout… La nuit, surtout. J'dors mal depuis c'jour là. J'fais des cauchemars, comme quand j'étais gosse. A c't'époque, c'est le croquemitaine qui m'faisait peur. Maintenant, c'est d'prendre le volant… J'conduis plus depuis l'accident. C'est trop dur. “Dépression” y m'a dit l'toubib. Faut qu'j'me remette du traumatisme, y paraît. Pourtant c'est pas moi la victime, c'est lui. Pov' petit. C'est moche de finir comme ça.

     J'pense à sa famille aussi. Ils doivent encore l'attendre… Mais ils le r'verront plus jamais. Personne peut rien y faire. On peut pas changer l'passé. J'm'en veux, vous pouvez pas imaginer. Si j'avais bien dormi la veille, si j'avais pas été boire un coup, si j'avais roulé moins vite… J'sais bien qu'ça sert  à rien de garder ça dans la tête, tout le temps. Ca m'pourrit la vie, bordel ! J'peux pas m'empêcher. J'essaye de faire aut'chose mais j'arrive pas à m'concentrer. Ma copine me fait la gueule parce que j'parle que de ça. Ou alors j'dis rien. J'reste dans mon lit et j'pionce toute la journée. Elle supporte pas. Déjà qu'elle voulait s'barrer avant, alors après ça... J'crois qu'c'est la pitié qui la fait rester. J'veux pas lui faire pitié, même si ça m'arrange d'savoir qu'elle est là. J'l'aime, quoi. Et puis elle me fait à bouffer aussi. Sans elle, j'mangerais plus.

     Faudrait que j'retourne bosser, ça m'changerait les idées. Mais faut conduire pour aller jusqu'à l'usine, et ça, je peux pas. Ma copine peut pas m'emmener non plus, elle a pas l'permis. Et mes collègues habitent pas dans le coin… Faudrait que j'y aille en vélo, ou un truc comme ça. J'vais quand même pas demander à ma mère de m'accompagner, j'ai plus 15 ans !

     J'peux pas réparer. Y'a des erreurs, dans la vie, tu peux les arranger. Tu casses un truc, tu l'répares ou tu l'rembourses. Tu t'fâches avec quelqu'un, tu t'excuses et tu t'expliques. Mais là, c'est pas possible. J'lai tué ! Ouais, faut l'dire, j'lai tué !

     Il s'relévera pas, c'est fini. Qu'est-ce que j'dois apprendre de tout ça ? C'est quoi la leçon ? “C'est la vie” ? C'est des conneries… Un truc comme ça, on n'oublie jamais. Va falloir que j'vive avec. Et ça va pas être facile…

     J'ai jamais voulu l'écraser, moi, ce hérisson.