L'ÆNTRE - Chapitre 1

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Voyage à travers l'histoire de l'art en 80 oeuvres. Rosie et Philléas cachent un lieu secret, où les oeuvres d'art règnent comme des voyages possibles vers un ailleurs, qui est peut être aussi ici...

Il est 13h30.

Dans son fauteuil en velours aux larges côtes marron, Rosie s'assoupit.

C'est le temps de la sieste.

La digestion lui prend chaque jour une énergie formidable.

Elle se pose alors devant sa télévision. Étend ses jambes en appui sur un napperon en dentelle qu'elle avait crocheté il y a pas mal d'années et qui protège la table du salon.

Elle est bien calée.

Un petit coussin en canevas lui bloque les reins; les accoudoirs du fauteuil sont à bonne hauteur. À leur extrémité, le velours est usé par les caresses qu'elle aime à donner au tissu pour détendre ses mains. Le bois apparaît peu à peu à travers le tissu élimé et réchauffe de sa couleur mordorée les bruns éteints du velours usé.

C'est la fin du journal télévisé.

Rosie s'assoupit.

La télévision diffuse son panel d'images.

Toujours le même tempo, c'est ce qu'aime Rosie.

Juste sentir dans sa conscience éteinte, les enchaînements, avec les rythmes donnés par les jingles, les publicités, puis le temps d'une émission à la fois culturelle et divertissante.

La musique de Philip Glass, Glassworks - Opening est apaisante.

La voix chaleureuse avec une légère fêlure dans le timbre de la présentatrice se marie bien avec la musique.

Elle présente l'émission:


« Aujourd'hui nous allons rencontrer le Professeur Léon Chastel, Professeur en Histoire de l'Art à l'Université Paris I. Il est connu pour ses écrits et analyses sur l'histoire de l'art. Il a inventé une nouvelle approche de l'histoire de l'art, inspirée en cela par le Professeur Pierre Daigun.

Le Professeur Daigun poursuit des études sur les plantes de la famille des Araliaceae, herbacées de type lianes. Ses études sur les trajectoires suivies par les tiges ligneuses et rampantes des lierres ont donné au Professeur Chastel l'idée que l'évolution de la pensée de l'homme et de l'Art (expression de son ressenti sur l'évolution du monde), était semblable à ces plantes. Selon lui, la pensée est hermaphrodite et vivace. L'Art, expression de la pensée, s'articulerait selon la même dynamique... »

Ces quelques mots ont éveillé la conscience de Rosie.

Elle ajuste ses lunettes sur son nez et regarde, attentive, le Professeur Chastel.

C'est un homme élégant, bien bâti pour son âge.

« La notoriété doit conserver », pense-t-elle.

Il est vêtu d'un costume très chic, sur lequel une pochette, petit triangle finement tissé d'un jaune pollen, fait écho à sa cravate délicatement nouée, où le même jaune s'épanouit dans un damassé aux motifs floraux. Une chemise gris perle permet au jaune de prendre l'éclat nécessaire, avant d'être couverte par le gris ardoise du costume.

Son visage hâlé est légèrement ridé.

C'est un homme qui prend soin de lui-même.

Son regard est vif, voire perçant. Les paupières ne semblent pas avoir subi les outrages du temps qui les font peu à peu dégouliner sur les yeux.  

« Quelques liftings ont dû corriger ce regard » se dit Rosie dans son for intérieur.

Les cheveux en brosse, soigneusement coupés, accentuent le rectangle que forme son visage. Ses lèvres sont légèrement gourmandes et charnues, le nez fin.

La présentatrice boit ses paroles, alors qu'il expose l'évolution et la nature des travaux qu'il a entrepris pendant sa carrière universitaire.

Actuellement, il prolonge ses recherches en développant le modèle qu'il a imaginé sur l'évolution de l'art dans le futur. Il pense ainsi pouvoir anticiper les formes que prendra l'art dans les siècles à venir.

« Selon toute vraisemblance, l'homme s'éloignera peu à peu de la matière.

Le corps, outil fondamental encore aujourd'hui, sera peu à peu délaissé au profit de l'esprit et du virtuel. Les épaules perdront de leur mobilité, les bras se fixeront le long du corps pour fusionner avec le buste. Les doigts atteindront une dextérité et un degré de toucher inégalé. L'homme ne sera plus qu'esprit plongé dans un monde virtuel. Les mouvements de ses mains seront comme des ailes qui effleurent la surface des tablettes tactiles. De support rigide, elles deviendront peu à peu supports flexibles, voire se passeront dans un avenir proche de tout support.

L'art se fera l'écho de cette transformation. Il ne sera plus que flux, avec tout ce que cela comporte. Ce sera une expression de l'immédiat et du soudain. L'épaisseur réflexive et temporelle sera peu à peu écartée, au profit d'émotions et de sensations de plus en plus fortes, qui ne s'inscriront plus dans une histoire, mais dans le "Punctum"1, cet indice de temps qui existe ex-nihilo et qui peut parfois devenir infiniment fort et puissant. Le "Punctum" correspond à ce que nous voyons aujourd'hui apparaître par la conception numérique du monde. La discrétisation de son apparence par des pixels indépendants les uns des autres et qui dans leur cohésion générale nous permettent encore de créer lien de relativité entre ces éléments discrets et construire ainsi une image visible, un TOUT. La question du tout et de la partie, est inhérente à la cohésion sociale. Mais l'évolution dans une discrétisation où chaque chose EST indépendamment de l'autre, génère peu à peu ce que nous appelons encore aujourd'hui du « bruit », mais va devenir peu à peu une véritable cacophonie, un brouhaha, ce que nous pourrions apparenter au Chaos.

Je me mets à rêver parfois que nos scientifiques vont parvenir un jour à maîtriser le temps, comme nous avons réussi en cinq siècles à maîtriser l'espace et réduire les distances et nous permettre de voyager dans le futur, afin de vérifier les thèses que nous posons. Albert Camus, dans le Discours de Suède en 1957 disait: « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse 2. » Je crains que le monde ne disparaisse dans sa cohésion et souhaiterais pouvoir vérifier ma théorie.»

Rosie est attentive.

Elle n'avait jamais regardé les œuvres de l'Antre sous cet angle.

Son visage rose et rond, rempli par la bonté qui l'habite, s'éclaire.

Et si, finalement, toutes les œuvres entreposées dans l'Antre, formaient un seul visage, celui de l'humanité, où le temps ne serait pas une croûte qui étouffe peu à peu sous les épaisseurs de poussière l'éclat des sentiments.

Rosie file dans sa cuisine.

Au marché, ce matin, elle a acheté un panier de légumes au producteur du coin.

Ses légumes ne répondent pas aux normes esthétiques fixées par les généticiens agronomes, dont le seul intérêt et vecteur de recherche est l'exploitation commerciale du légume, tant dans ses acceptions visuelles et séductrices d'un aspect irréprochable, que dans ses acceptions conservatrices: pourrir le moins possible.

Rosie est gourmande. Elle aime le goût des choses. Alors elle va chez Alfred. Elle y va depuis longtemps. Elle a confiance dans le 

goût de ses légumes. Alfred récolte, mais récupère aussi les semences de ses légumes, afin de pérenniser les espèces qu'il cultive. Il est méfiant envers les vendeurs de graines.

Elle sort de son réfrigérateur une salade, déplie un journal qu'elle récupère dans le placard sous l'évier et s'installe à sa table en formica jaune. La chaise est aussi en formica, son contact froid saisit ses fesses.

« C'est ma séance de cryothérapie, se dit-elle, le froid raffermit les chairs... » un léger sourire passe sur ses lèvres.

Avec un petit couteau pointu, elle effeuille la salade. Au creux de quelques feuilles, elle découvre un escargot. Elle le déplace délicatement, le pose sur le journal en attendant. Les feuilles épluchées, sont posées dans la cuvette en plastique de l'essoreuse à salade. Elle ne va éplucher que la moitié de la salade.

Pour deux, ce sera suffisant.

Elle replie la salade non épluchée dans une feuille de journal, la place dans le bac à légumes du réfrigérateur et se tourne vers son évier. La cuvette en plastique garnie de salade est placée sous le robinet qui écoule son eau froide sur les feuilles, éclaboussant çà et là l'émail de l'évier. Elle se retourne et prend délicatement l'escargot entre ses doigts. Elle le pose sur le rebord de l'évier.

« Je ne peux t'offrir que de l'eau, lui dit-elle, mais elle te permettra au moins de te redonner de l'énergie pour pouvoir te sauver... »

Elle sort la salade de la cuvette et la place dans le panier.

D'un geste vigoureux, elle tourne la manivelle. L'eau éclabousse les parois de la cuvette et forme peu à peu une réserve. Elle arrête son geste, sort le panier et vide le supplément d'eau dans les plantes aromatiques qui poussent dans une balconnière sur le rebord de sa fenêtre de cuisine.

L'escargot n'a pas bougé.

« Trop timide le pépère » pense-t-elle.

Elle range la salade essorée dans le réfrigérateur. Ça ira bien pour ce soir. Puis elle va dans l'entrée, enfile ses chaussures et un petit gilet.

Rosie va sortir. Elle aime bien flâner l'après-midi dans son quartier.

Ce qu'elle a entendu à la télévision résonne encore dans sa tête.

« Il faudra que je lise cet Albert Camus » se dit-elle « son discours devrait peut être m'éclairer sur ce qui se joue dans l'Antre ».

En marchant dix minutes, elle arrivera à une librairie.

« Peut-être ont-ils cet ouvrage en stock. C'est un grand écrivain. Ils doivent bien avoir les textes fondamentaux.» raisonne-t-elle en descendant les escaliers de son immeuble. « Quoique, de nos jours, les rayons de librairie sont remplis d'ouvrages qui répondent plus du marketing d'actualité et du fait de quelques communicants, que de la valeur littéraire réelle des œuvres. Dans ce foisonnement de publications, on y perd son latin... »

Dehors, l'air est agréable. Nous sommes en mai. Les arbres ont retrouvé leur feuillage qui passe du vert printanier à un vert plus soutenu. Le vent parvient encore à imprimer un léger mouvement de flux et reflux dans les ramures.

Rosie aime sentir l'air qui caresse son visage. La lumière est encore belle, les éclats stellaires qui passent à travers les feuillages animent l'allée qui se trouve entre les immeubles, comme une discothèque. Ce n'est pas le dancefloor, mais le rythme des ballons des enfants qui rebondissent crée une dynamique de vie à laquelle Rosie n'est pas insensible.

Elle pénètre dans la librairie. Slalome rapidement dans les rayons.

Littérature française - Littérature étrangère - Littérature contemporaine - Littérature thématique - Littérature culinaire – Policier – Science-fiction - Littérature sentimentale - Collections de poche. Récits de voyages – Romans du terroir – Contes – Humour – Littérature ancienne et classique...

Tous ces rayons donnent le tournis à Rosie.

Elle se dirige vers la responsable de rayon. Habillée d'une tenue orange vif, elle arbore sur sa poitrine le logo L de la librairie:

« Bonjour, je voudrais savoir si vous auriez par hasard le Discours de Suède d'Albert Camus?

Bonjour... Un instant. »

La libraire est absorbée par son ordinateur. Puis au bout de quelques secondes lève la tête:

« Vous dites?

Je cherche le Discours de Suède d'Albert Camus... »

La jeune libraire se tourne vers son ordinateur.

« Deux secondes, je regarde si nous l'avons... comment le nom de l'auteur?

Camus, Albert Camus.

Camus avec un « C » ou avec un « K »?»

Rosie évoque L'étranger 3 et quelques souvenirs du baccalauréat à la petite libraire. Ravie de cet échange, cette dernière retrouve l'ouvrage sur ses listes.

Dans un léger mouvement de bassin, la vendeuse met ses fesses en déséquilibre sur le siège assis-debout et dans un petit sautillement, s'échappe de son assise. Ces sièges sont devenus l'accessoire obligatoire des rayons de librairie. Ils permettent aux vendeurs, plus férus de commerce et de marketing, que de culture et de littérature, de se connecter à leur ordinateur comme un pilier de comptoir à sa dose quotidienne de pastis et de délivrer la divine parole aux clients perdus dans tant de classements.

Les chaussures compensées à talons haut, très hauts et la jupe étroite de la vendeuse la font trottiner dans les allées, comme une amarante enflammée 4 autour des touristes venus admirer babouins et chimpanzés de Tanzanie.

Dans sa démarche plutôt chaloupée, Rosie la suit. Sa corpulence provoque un balancement généreux du corps qui ondule entre les appuis qui alternent d'une jambe à l'autre. Elle a l'élégance des grands singes d'Afrique.

La petite libraire tend le livre à Rosie. Rosie l'effleure, l'ouvre... Puis suspend son geste. Non, elle sait qu'elle ne doit pas plonger, surtout dans un lieu public.

Contente, Rosie s'en va avec son livre sous le bras.

Elle va pouvoir le lire, tranquille, à la maison...

Sur le chemin du retour, Rosie profite de la brise, de l'air qui circule à travers l'ombrage de l'allée.

Elle arrive devant la porte de son immeuble. Premier round.

Après une gymnastique qui met à chaque fois à l'épreuve l'élasticité de son corps et sa puissance, elle appuie sur le digicode, bruit nasillard signalant l'ouverture de la porte, plongée alerte sur la poignée de la porte, mobilisation des muscles, tension, bandage des avant-bras, poussée musclée sur la poignée, tandis que l'autre main se crispe sur le livre qu'elle vient d'acheter, elle pousse la lourde porte de l'immeuble. Une porte en fer avec une vitre sablée et de grosses barres qui protègent l'entrée des visiteurs indélicats.

« Il faudrait qu'ils mettent un vérin à cette porte...Je ne vais pas toujours avoir la force de la pousser! Bientôt, je ne pourrai plus rentrer chez moi » se dit-elle en terminant cet effort quotidien.

D'un pas lourd mais agile, elle gravit les trois étages qui la conduisent à son appartement.

Elle enclenche la clé dans la porte et l'ouvre sur son vestibule. Elle pose son gilet, ses chaussures, enfile ses pantoufles.

Dans la cuisine, elle va se servir un verre d'eau. Après l'effort, le réconfort. En remplissant son verre au robinet, elle constate que l'escargot a disparu.

« J'espère qu'il n'est pas passé par la fenêtre, pense-t-elle, ce serait dommage. Mais il a dû trouver un passage...Je ne le vois plus... »

Elle va dans le cellier.

Une petite pièce contiguë à la cuisine.

Un mur en claustra de béton permet une aération du lieu, ce qui n'est pas sans avantages ni inconvénients.

L'avantage, c'est que les odeurs ne restent pas, qu'il y a une lumière naturelle, que ça permet d'étendre son linge en toute pudeur, sans étaler sous le nez des voisins ses petites culottes et autres accessoires intimes.

L'inconvénient, c'est qu'en hiver, il faut prendre son courage à deux mains pour s'y rendre. Le froid et la bise aiment à s'y glisser en multipliant leurs lances de froid brisées à travers les motifs du claustra.

Rosie, son livre à la main, prend une serviette de plage sur l'étendage, puis décale une étagère, où se trouvent rangés des cartons. Une charnière invisible et les cartons vides, rendent la manipulation aisée. Derrière l'étagère, une porte blindée. Elle tourne le cadran circulaire de la serrure à combinaisons mécaniques. Un coup à droite, un coup à gauche, un coup à droite, encore à gauche. Puis, elle plante dans le cylindre de la serrure, la clé qu'elle porte autour du cou.

La lourde porte s'ouvre.

Le lieu est sombre. Sur sa droite, d'un léger mouvement, elle appuie sur un disque rond qui éclaire la pièce d'une lumière directionnelle.

On distingue à peine les murs. Ils semblent chargés. Pas un espace libre.

L'entrée de l'Antre est habillée de lourds rideaux en toile d'araignée, retenus par des embrases qui ne sont autre que des couleuvres.

Rosie se glisse dans la pièce. De l'intérieur, elle semble immense.

Elle est habillée du sol au plafond de toiles de toutes sortes. Le revêtement du mur n'est plus visible. Les tableaux sont joints les uns aux autres, comme une sorte de carapace intérieure.

Au centre de la pièce, une table ronde en chêne massif, autour de laquelle sont placées trois chaises cannées.

Au fond de la pièce, une alcôve, où deux sièges Louis XV trônent face à une sorte de cheminée. Mais une cheminée sans foyer.

Une cheminée dont le foyer serait un trou vers... Il faut s'y glisser pour le savoir.

Depuis longtemps, la corpulence de Rosie ne lui permet plus d'accéder à ce lieu.

Mais peu importe.

Les seules choses qui l'intéressent et qu'elle aime en ce lieu, sont la table et les chaises.

Elle aime l'odeur de colle de peau qui règne dans la pièce. Cette odeur à la fois animale et charnelle qui l'habille peu à peu.

Elle tire l'étagère à elle et referme la porte blindée.

Elle est isolée du monde.

Elle est dans le ventre de l'Antre.

Rosie plie la serviette sur le dossier de la chaise cannée et s'assoit.

Pose le livre sur la table. Ajuste ses lunettes.

D'un geste elle lisse ses cheveux. Comme une athlète, elle se prépare.

Elle allume un candélabre, en prenant soin de changer les bougies.

La lecture risque d'être longue. Il ne faut pas que la lumière s'éteigne.

Rosie ouvre le livre: Discours de Suède. Albert Camus.

Elle pose ses avant-bras sur la table et commence la lecture.

Elle est face au livre. Bouge un peu.  

Lentement, elle se fige.

C'est alors que dans un mouvement d'une beauté incroyable, elle PLONGE dans le livre.

La page ondule légèrement.

Les ondes de la plongée de Rosie déforment à peine le texte...Puis se stabilisent.

Rosie a disparu.


1-Voir Roland BARTHES, La Chambre Claire, Edition Cahiers du cinéma - Gallimard Seuil, 1980.
2 -Albert CAMUS, Discours de suède, Edition Folio, 1957 , p.18-19
3 -Albert CAMUS, L'étranger, 1967.
4 -Amaranthe enflammée appelée aussi Sénégali enflammé : espèce de passereau de l'Afrique de l'Est, oiseau au chant mélodieux. Espèce très calme qui se plaît bien dans une volière collective. Se nourrit essentiellement au sol.
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