L'âge de 1000 km

Lussia Dc

J'avais seulement 20 ans et déjà je m'essoufflais de tout mon être. Sûrement parce que depuis la fin de l'enfance je courais sans m'arrêter.

Je courais contre le temps : avez-vous remarqué comme l'horloge s'accélère au fil des âges ? Le mécanisme se déclenche à la fin de l'enfance et on se retrouve alors prisonnier des engrenages et de la rotation infernale des aiguilles. Le présent se meurt chaque seconde et le futur n'est qu'une projection éphémère : seul le passé triomphe par son immortalité.

La vie est un grand marathon de souvenirs, une course effrénée sous la pluie du sable. Et lorsqu'on court, on laisse derrière soi des traces, des paysages et des visages. On ne peut pas tout emporter et on laisse à regret des époques, des bonheurs et des personnes sur le bord de la route.

J'appartenais aux nostalgiques, mais pas la nostalgie amère, la nostalgie heureuse, qui paradoxalement peut vous rendre parfois triste. La nostalgie est étroitement liée au temps car sans écoulement il n'y aurait pas de passé donc pas de souvenirs ni de regrets. Certaines personnes vivent l'instant présent et se contentent de poursuivre leur chemin, plus préoccupées par le lendemain que le souvenir de la veille.

Moi, je remontais le temps mentalement et revivais les instants passés, plusieurs fois ou même en boucle si je le souhaitais et tout était fidèle au premier tableau : l'émotion, les sensations, les couleurs et les fragrances. Si c'était un souvenir heureux je le replantais et le cultivais méticuleusement dans un jardin secret afin que jamais le souvenir ne se fane. Je m'y promenais souvent, il s'agrandissait au fil des ans, à tel point qu'un jour je me suis perdu.

Prisonnier de mon propre labyrinthe je courais à perdre haleine dans les dédales du temps : des échos de rire enfantins, l'embrun marin sur ma peau, la poudreuse sur mes doigts, les bulles d'oxygènes et la buée sur mon masque, les visages souriants des êtres aimés, tout s'enchaînait à tel point que je ne savais plus si je courais ou bien s'ils défilaient.

Seule une voix venue d'ailleurs pouvait me sortir de mes rêveries d'antan. Celle du professeur, celle de ma mère ou celle d'un ami.

Quand j'étais petit ma mère saisissait de ses doigts fins ma petite figure de petit garçon distrait et me murmurait : « Il y en aura d'autres des moments heureux, ne t'en fais pas. » Elle se trompait je n'étais pas inquiet, au contraire. J'étais un collectionneur de souvenirs heureux et un voyageur du temps qui ressuscitait les lieux disparus et les êtres chers.

Vous ne vous êtes jamais dit « Je suis tellement heureux que j'en mourrai ? ». Moi si et je ne vivais plus que pour ces bribes de moments où le bonheur m'asphyxiait.

Avec tous ces allers-retours dans le temps mon cœur battait deux fois plus vite donc je m'essoufflais et je vieillissais deux fois plus rapidement. Je comptais ma vie en kilomètres et à seulement 20 ans, j'avais atteint l'âge de 1000km.

  • j'ai seulement soixante-sept ans et je peux te dire qu'après vingt ans, ça ne s'arrange pas. :o))

    · Il y a environ 3 ans ·
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    Hervé Lénervé

    • J'avoue m'être rajeunie de 7 ans pour le texte :D Et je suis d'accord... sacré Chronos oui ! :)

      · Il y a environ 3 ans ·
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      Lussia Dc

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