--L'AIGUILLE --

le_gallicaire_fantaisiste

Au compositeur, à l'interprète.

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Nous avons quitté Swiercze pour nous installer à Paris. Je découvre une ville d'une gaieté extraordinaire, une ville triomphante, constamment affairée, qui s'enroule sur elle-même de rue en rue comme une valse de mon pays. Pourtant une nostalgie m'accompagne pas à pas et ne me quitte jamais. Tandis que je m'émerveille devant tant de raffinements appliqués simplement à rendre toute la mesure d'une candeur incroyablement parisienne, je demeure bien loin d'ici à revoir les villages et les bourgs de ma Pologne natale. Tant de visages, tant de paysages et de souvenirs abandonnés derrière moi s'obstinent à marcher dans mon ombre. Il me semble quelques fois être un fantôme convié à la plus somptueuse des fêtes qu'on ait imaginé de donner.  Je me promène les yeux écarquillés sous mon drap blanc, toujours plus surpris de l'inventivité française. Cette boutique d'horlogerie qui semble à elle seule un monument. Chaque pièce y est vivante, chacune semble avoir été réalisée ici même, comme fondue sur l'étagère de verre dont il faudra la détacher d'un coup sec et de la lame la plus fine. Quelqu'un l'emportera alors à travers ces rues populaires, étoile cachée au fond d'une boite, elle-même tout à la surprise de découvrir la lumière du jour. Ce matin-là, je remettais mes pas dans mes pas ainsi que je le faisais depuis des jours quand parvenu à hauteur de la porte de la vitrine de l'horlogerie, j'aperçus un homme en longue blouse grise sur le perron du magasin. Il me fixait au travers de ses lunettes à double foyer dans lesquels se reflétait l'immensité du ciel :


— Vous passez ici tous les matins mais vous ne voyez personne, n'est-ce pas?

— Moi ? — Oui, vous ? Je vous connais !

— C'est impossible.

— Bien sur que si ! Je vous ai croisé à Swiercze. C'était l'automne dernier. Je suis polonais tout comme vous l'êtes.

— Oh eh bien, enchanté monsieur de rencontrer un compatriote à Paris.

— Voyons, tous nos compatriotes sont à Paris ! Si vous entriez dans ma boutique, que je vous offre un café ?

— Vraiment ?

— Evidemment, vraiment !

— Je salue votre hospitalité monsieur et je veux bien l'accepter.

— A la bonne heure, suivez-moi à l'intérieur. Je pénétrais le sanctuaire qu'il ne m'avait été donné jusqu'ici d'apercevoir, que depuis le trottoir d'en face. Le vieil homme me conduisit dans un salon privé qui se trouvait dans l'arrière boutique.

— Eh bien, asseyez-vous dans ce canapé, il est un peu vieillot mais le plus important c'est qu'il soit confortable.

— Je suis bien d'accord avec vous !

— J'aime les gens qui ne se prennent pas au sérieux, savez-vous ? J'ai passé toute ma vie en France, je m'y suis marié, j'y ai eu une fille, j'ai réussi mes affaires par la grâce de la chance pour ceux qui croient en cela et pourtant je suis comme vous, mon pays quelques fois me manque profondément.

— Comment pouvez-vous avoir deviné ma pensée sans même me connaître.

— Je vous l'ai dit, je vous connais, je vous attendais.

— Vous m'attendiez dites-vous ?

— Certainement et rien n'est moins compliqué en vérité. Je dirais que pour l'homme politique et les fortunes qui le soutiennent, le plus important est la machine, celle qui deviendra le moyen de toucher au but, mais pour nous, gens plus populaires qui passons inaperçus dans ce monde tout le long de notre vie, nous qui fabriquons les vraies machines, de nos petites mains d'artiste, habituées à se couper, à s'écorcher, nous n'aurons de cesse de chercher la valeur de l'homme en dehors de la machine et tout cela uniquement pour nous motiver à renoncer à l'immobilisme.

— C'est la raison de toutes ces montres remarquables, sans doute.

— Je leur ai donné à chacune un peu de ce que je suis dans ce qu'elle batte de mesure et j'aime à penser qu'elles demeureront à elles toutes, une minute d'éternité battant à ma mémoire. Mais faîtes attention de ne pas vous brûler, ce café me parait volcanique, c'est un filtre puissant pour voir ce monde tout à fait éveillé.

— Sans doute. Monsieur, puis-je vous demander ce que vous pensez que sont nos vies en ce monde ?

— Une cause jeune homme, seulement une cause. Ne perdez pas votre temps à courir stupidement après l'amour des autres. Jamais ils ne vous le donneront. Mettez plutôt l'œuvre en marche pour créer l'amour que vous voudriez que quelqu'un ici-bas vous ait donné un jour pour beaucoup trop cher. C'est ainsi seulement que vous pourriez en apprécier tout le prix. Tenez, il était temps que vous entriez dans cette boutique. Le temps presse un peu lorsqu'on est vivant et je devais vous remettre cette montre puisque, quant à moi, je ne suis plus.

— Vous n'êtes plus ? Je ne comprends pas. Me remettre une montre à moi ?

— Bien entendu à vous ! A qui d'autre pensez-vous?

— Monsieur, je vous trouve bien mystérieux pour un étranger à ma connaissance et bien généreux pour un compatriote. J'avoue que je ne suis pas tout ce que vous me dîtes et aussi que j'ignore où est ma place exactement dans cette nouvelle étrangeté parisienne.

— Je dirais tout simplement à la votre, lorsque vous l'aurez tout à fait trouvé bien sûr.

— J'aimerais en effet monsieur, quelque part dans ce monde et à un instant de cette vie qui m'a été offerte, avoir un jour la pleine certitude qu'il n'existe aucune raison de douter.


C'est alors que cet homme tout à fait mystérieux me tendit une longue chaîne au bout de laquelle pendait une vielle montre en or. Il se leva, pris mon bras en me serrant la main ainsi qu'un homme qui a pu accomplir son devoir. Nous nous quittâmes complices dans nos cœurs qui pourtant se connaissaient si peu. Chose rare en ce monde que cette puissante impression d'avoir croisé quelqu'un que non pas la vie, mais une autre vie, à une autre époque et dont le souvenir reste plongé dans une brume épaisse, nous a déjà permis d'apprécier, d'estimer, quelqu'un, un être semblable, pour qui sans nul doute notre affection était profonde, le lien indéchirable, même après la mort.

Fait tout aussi étrange, j'ai cependant perdu au fil des jours et des nouveautés le souvenir de cette rencontre. Le courant d'eau de cette vie-ci m'a emporté dans son tourbillon. J'avais glissé précieusement la montre dans la poche de ma veste le jour où cet homme me l'avait donné mais j'avais ignoré ensuite la course silencieuse poursuivie par ses aiguilles sous son couvercle hermétique. La veste a fini dans mon armoire et la montre y a élu domicile avec elle. Un long moment, une heure, mon esprit fou, mes lèvres assoiffées, mes mains brûlantes se sont noyées dans la variété des situations et des rencontres passagères. Puis une journée qui n'était, elle, qu'une seconde de clarté, m'a échappée. Cette seconde différente de toutes les autres, cet instant inoubliable où pour mon malheur, ma tête, par un autre hasard du sort, a sombré dans l'idéal qui sommeillait en elle, cette seconde s'est jouée de ce que j'avais été jusque-là. Mes yeux se sont mis à contempler quelque chose qu'on appelle Amour, une forme redoutable et belle, fragile par tant d'accents enfantins, inaccessible par cette indescriptible émotion qu'elle porte en elle et qui vous rejette au loin de sa rigueur implacable comme font les vagues, les jours de pleines tempêtes. Plus je l'ai regardé, plus je l'ai aimé, plus il ne s'est pas trouvé d'expression possible à formuler à son adresse pour lui ouvrir mon cœur. Je me suis senti saisi à pouvoir contempler la forme parfaite qu'avait pris mon amour, sans être capable de me résoudre à m'en emparer debout, comme j'avais fait jusque là de tant d'autres conquêtes. J'ai laissé cet amour couler dans mes veines, se déverser et se répandre en moi et s'était m'exiler de mon royaume, perdre mes repères, abandonner ma langue natale pour la sienne, me dissoudre dans la lave d'un volcan, disparaître tout à fait dans l'ignorance de son regard sombre, me laisser enchanter. Le blé se couche sous le vent, je suis ce blé fébrile. Sans assez d'air dans mes poumons pour respirer, mon cœur s'empourpre sous les flots qui montent jusqu'à mes lèvres. Tout à coup, j'ouvre la porte de mon armoire. Je retrouve cette veste et ma main en tire la vielle montre comme une inspiration. Je me souviens du vieil homme, de la boutique. J'ouvre le couvercle et j'entends s'élever dans le grand silence la toute première note qui va tourner la clef de mon âme et la remonter comme une boite à musique. Je saurais alors ce qui vient ensuite, je le saurais à chaque fois parce que la montre exécutée pour moi, n'attendait personne d'autre que moi. Quand je tourne la roue du mécanisme de la montre, la première note accomplie a déjà enchanté ma partition. Elle m'a dicté les thèmes et les silences, j'ai noirci mon papier de l'amour le plus violent, de l'encre la plus noire. Une autre première note retentit dans mon silence et à nouveau je sais, mes doigts courent sur le clavier, ils semblent suivre le courant de l'aiguille du cadran sans pourtant que je sache ce qui se trame, d'où vient cette voix au fond de moi qui n'ignore pas ce qu'il faut soustraire au silence. A présent ma grande souffrance ne trouvera plus d'écho en moi, je serais sourd à mon amour pour créer. Je sais. Je dois me montrer sévère envers moi-même. Je n'aimerai plus, j'écrirai ma musique comme on serti le boîtier d'une montre d'une pierre bleu. Désormais, je le repousse froidement de mon esprit, ce rêve qui a pris forme humaine, je le jette au-dehors de moi. Je ferme mes yeux et mon cœur, j'écoute pour que cette femme n'existe plus, cette femme à qui je n'ai jamais pu adresser ne serait-ce que le son d'un seul mot. Cette femme qui ignore mon amour pour elle, face à cette montre qui n'ignore rien du temps qu'il me reste pour le jouer. Je me berce en écrivant ma musique, toute ma musique est populaire.


Le Gallicaire Fantaisiste

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