L'angoisse des frigos vides

Les frigos vides, hormis ceux des locations saisonnières et ceux des baroudeurs de l'extrême, engendrent chez moi des angoisses abyssales.

Je me demande.

Les gens aux frigos vides n'ont-ils pas confiance dans les fabricants? Pourtant avec le froid ventilé, les progrès de la technique, la suppression des glacières aux pains de glace éphémères, n'y a-t-il pas de quoi être assuré? Rassuré?

Craignent-ils de placer leur épargne alimentaire dans un coffre peu fiable?

Nourrissent-ils la crainte d'un hold-up de frigo? Une bande de voisins affamés comme des loups se jetant sur de la salade en sachet et des yaourts natures maigres pas veloutés? Buvant goulûment le fond d'une brique de lait allégé sans lactose estampillé U.H.T? Dévorant une tranche de jambon blanc sans couenne emballé dans du plastique pas recyclé? Buvant avidement une bouteille d'eau plate glacée? Jetant leurs canines acérées sur un concombre cellophané?

Parce que c'est à peu près ce genre d'article sans saveur ni odeur qui traîne sa peine dans les frigos des gens qui aiment le blanc vide et froid aux relents de désinfectant chloré, aux parfums de morgue. Pour un peu que l'extérieur soit plaqué inox, on imagine aisément l'autopsie.

Les frigos vides fuient le monde, les plaisirs et les petites joies. Les retrouvailles gustatives avec un chèvre au lait cru plié dans un papier blanc exhalant des fragrances d'alpages et de primevères. Un reste de ratatouille qui finira en piperade. Des œufs dont on fera bien une omelette avec trois brins de ciboulette. Un petit pot de tapenade, un bocal d'anchois, des fleurs de câpres, de quoi faire de quelques pâtes, un festin de roi.

Les frigos vides se mettent à l'abri des ami(e)s, des invité(e)s de passage, des enfants gourmands, des faims et des fins de nuit, des goûters improvisés, du pain perdu, du champagne après l'amour, des rondelles de Jésus tranchées finement, partagées en riant au-dessus de la planche d'olivier avec deux cornichons et trois petits oignons blancs au vinaigre.

Les frigos vides vivent à l'économie. Pas gâcher. Pas risquer de le faire.

Ils ont peur, de salir, de sentir, de toucher du doigt l'imprévu. Peur de l'impromptu? Des bactéries? Phobie de la feuille flétrie?

Peur du lendemain, pas prévoir combien on sera demain, même si le jour d'après est un dimanche ou un jour férié, un jour de fête ou de boutiques fermées.

Surtout je me demande, quand on aime les frigos vides et toute forme de frugalité, pourquoi les acheter aussi grands, avec plein de petits compartiments pour des aliments qui ne les rempliront jamais?

Juste pour pouvoir dire: "je possède un grand espace blanc et froid chez moi?"

Il faut sans doute avoir connu la pauvreté pour détester à ce point les vides glaciaires. Ou la sécheresse de cœur et de corps des possesseurs de frigos vides.

Angoisse de plein contre angoisse de vide.

Angoisse de vie contre angoisse de mort?