L'anniversaire

petisaintleu

Aujourd'hui Papa fête ses quatre-vingts ans. J'aurais aimé écrire « Hier Papa est mort », mais je n'ai de camus que le nez et suis étranger à toute forme de jeux de mots.

Fêter est un terme excessif.  Il faudrait que des auxiliaires s'installent autour d'une table pour honorer le patriarche. Il conterait à ses petits-enfants, la bouche béante et les yeux écarquillés d'admiration, des aventures abracadabrantesques. Je bomberais instinctivement le torse et mon pendant féminin, ma sœur jumelle, éclaterait en sanglots sous le coup de l'émotion face  à ce monument.

Papa a quatre-vingts ans. Cela lui sied mieux et donne un côté plus impersonnel et statique. D'ailleurs, il l'est tellement que les escarres sont ses meilleures compagnes. Si Alzheimer l'empêche de jouer au Scrabble, il demeure suffisamment alerte pour dresser son membre dès qu'une jeune torche-cul change ses draps maculés de pisse.

Il est ainsi mon papa. Il ne connaît pas la demi-mesure. Aux repas familiaux, organisés jusqu'à la disparition de ma grand-mère il y a trente ans, je rigolais encore des facéties qu'elle nous retraçait. À l'époque, les mœurs étaient plus lâches et on n'y voyait que les divertissements innocents d'un jeune homme un peu vert. Il souhaitait mettre en pratique les saillies des boute-en-train qu'il côtoyait à la ferme.

Il y a cinq ans j'ai compris pourquoi ma frangine s'éclipsait à chacune de ces évocations. La vérité m'a explosé à la gueule comme une bombe à fragmentation. Lorsqu'elle est sortie de son séjour en hôpital psychiatrique, à la suite d'une tentative de suicide, elle m'a déclaré dans un souffle opiacé : « C'est la faute de notre papa ». 

Nous avions onze ans. C'était l'été précédent notre entrée au collège. Nous avions décidé que nous étions désormais des grands. Poupées et Playmobil furent définitivement rangés. Nous prîmes également conscience de nos différences de sexe et devînmes pudiques l'un envers l'autre. Le week-end, je m'échappais pour taper dans la balle avec mes copains. Je retrouvais mon papa et Annabelle vers 19 heures. Je me moquais de leur passion soudaine pour la botanique qui les occupait tout l'après-midi. Je les taquinais de leur piètre récolte et j'interprétais les crises de ma moitié comme une énième réaction à mes remarques immatures.

En grandissant, elle partit cueillir des pâquerettes. Elle s'évaporait des journées complètes. Je servis de victime expiatoire. À la grande surprise de Maman qui pouvait enfin respirer, je devins son terrain d'expérimentations. Mon père m'initia à l'apnée dans la baignoire sabot, au kickboxing et au dressage à la cravache. Quand j'effectuai mon service militaire chez les parachutistes, le caporal-chef s'étonna de mes capacités de résistance.

Le jour de notre majorité, Annabelle me parut bien singulière, prolixe, elle d'habitude si réservée. Elle me parla des heures de nos amusements puérils. Nous nous évadions dans les cartes de géographie en riant du lac Titicaca, de la Mongolie ou de Montcuq. Nous écrivions les pérégrinations de Titi Popotin, nous imaginant être les plus jeunes des académiciens. Le dîner se déroula dans un silence bénédictin. Il trancha avec les hurlements de mon père découvrant à l'aurore la lettre de sa fille dans laquelle elle expliquait qu'elle se carapatait en Allemagne.

L'autre lâcha du lest. Il me laissa aller étudier à Paris où je préférai crever la dalle, affamé de liberté. Je n'ai qu'un regret de cette époque. Je n'ai pas réalisé que Maman s'éteignait et ce n'est que le lendemain de son décès qu'il me téléphona. Annabelle m'en voulut énormément. Je ne la contactai qu'une semaine plus tard. Je savais que pour rien au monde elle n'aurait accepté de se retrouver devant lui.

C'est terminé maintenant. Elle peut crever dans son hospice cette ordure. Je ne supporte plus d'être incapable, même au seuil de la cinquantaine, de lui tenir tête.

  • Que dire, sinon que ça me rappelle des fragments de souvenirs de mon propre parcours. J'en suis affligé pour toi, peiné, et je comprends parce que j'y suis passé aussi, mème si c'est d'une manière un peu différente. Courage ; heureusement qu'il y a des gens qui en valent la peine malgré tout, et qui sont là pour te considérer tel que tu es véritablement, et non pas tel que certains ou certaines voudraient que tu sois...

    · Il y a plus de 6 ans ·
    4

    Dominique Capo

  • Tout dire sans rien dire… une bonne maîtrise de l'angoisse du lecteur.trice

    · Il y a presque 7 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

  • Voilà un bien joli règlement de comptes aussi factice, soit il, vive la famille :)

    · Il y a presque 7 ans ·
    W

    marielesmots

Signaler ce texte