Laurent (un autre extrait.)

eukaryot

Oh, il y a aussi le type même du connard urbain, la véritable plaie de tout open-space qui se respecte, le commercial, le marketeux, celui qui a troqué le langage pour le slogan, celui qui n'est plus capable de parler des choses qu'en termes démesurément enthousiastes ou lapidateurs, celui qui n'a plus aucune opinion à force de tendre son doigt mouillé pour savoir ou file le vent des tendances, celui qui essaie d'être à la pointe et qui traîne derrière la propagande de congénères plus talentueux ou plus chanceux...

Tiens, à peine arrivé, l'un d'eux, Laurent, qui je ne sais pour quelle raison germée dans son crâne, m'a pris en sympathie, arrive vers mon bureau, je viens à peine d'enlever mon manteau, je n'ai même posé le gobelet marron de café noir , il arrive donc, et me montre son nouveau téléphone, celui que tout le monde possède ou va posséder, ou veux posséder; c'est bien pour ça qu'on nous a chassé d'eden. Nous voulons. 

Il me montre. Je le regarde. Il sourit. Je continue de le regarder. Il m'annonce, tout fier « y'avait une queue de dingue aux champs élysées. »

Hein? Vraiment, que je pense, t'as attendu une partie de la nuit, jusque assez tard, t'as fait la queue pendant des plombes, pour un téléphone?-

Je fais celui qui sait pas, pas au courant, ça marche d'habitude, ça suffit à dégager sa hype rapidement, à l'envoyer contaminer d'autres plus friables, mais pas ce matin, trop content.

-Ben ouais, c'était la sortie hier soir, dés minuit, ils les ont foutus en vente.

-Minuit, le magasin a ouvert spécialement à minuit, pour... ça?

 

-Ben ouais, mais regarde, je peux mettre pleins de trucs dessus, des jeux, des p'tits trucs à la con, tu vois regarde, l'interface elle cartonne, c'est trop beau, c'est tout tactile et tout.Franchement, je comprends que tout le monde en veuille, en plus tu peux grave rencontrer du monde avec ça. T'es connecté au monde en permanence  (j'écarquille malgré moi les yeux, et je manque une respiration. Il vient de dire ça, vraiment, le plus sérieusement du monde, l'air parfaitement naturel. Merde. Merde. Merde!)

Je finis par tatonner le machin, pas le choix, c'est ce qu'il veut, et il laissera pas tomber. Il vend, là, c'est son boulot, sa ritournelle, sa vie entière, et il veut créer l'envie. Je prends le machin, pas le choix.

C'est super bien fichu, j'en conviens. Ca ne sert strictement à rien, aussi.

 

Je connais le prix du machin. Un bon tiers de mon salaire. Pas moins. J'imagine ces gens, dans le froid, massés entre crétins, à attendre l'ouverture, à attendre que la grosse bouche suitante de phéromones s'ouvre, qu'ils se ruent sur leur boîte plastique carton, je les vois refaire la queue une plombe aux caisses – pensées pour les employés réquisitionnés pour cet « évènement »- et sortir, vainqueurs et triomphants, comme des milliers d'autres abrutis comme eux autour, déballer le machin et en sortir un téléphone. Un téléphone. Laurent me file mal au crâne, le café ne passe pas. Je souris une dernière fois, je serais incapable de lui expliquer ce que ça veut vraiment dire, son anecdote, ce faux avènement, ce vide érigé en mausolée de nos mémoires, ce rêve calculé par d'autres; je peux pas, je me lève, et je vais vomir, vraiment vomir, le plus proprement et silencieusement possible, aux toilettes. J'y reste dix minutes, j'essaie de me recomposer une gueule, parce qu'il faut faire comme si, il faut faire croire qu'on participe, parce qu'on leur a dit, depuis toujours, que c'était le plus important. Il l'applique à la lettre, le Laurent, et tous les Laurent du monde, à la lettre, s'ils pouvaient se donner la main, et farandoler gaiment vers un camp de concentration multicolore et sponsorisé, avec marqué sur le fronton « Le plus important est de participer » avec participer en italiques, pour bien séparer du reste, de préférence avec un petit logo sympa, un truc 2.0 en dégradés avec une fonte genre Myriad ou Verdana, les Laurents iraient, toujours joyeux, se faire becqueter. Et c'est ce qu'ils font, sauf qu'ils ne se donnent pas la main. On le leur a pas appris.

  • Je kiffe cette forme d'écriture, un autre aspect de ton talent que je découvre. De la matière, dans le vide intersidéral de la consommation du rien, pour être. Très bon, même si je m'appelle Laurent, hors WLW :)))

    · Il y a presque 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Bien vu sauf que je ne comprends pas la dernière phrase "on le leur a pas appris " ?

    · Il y a presque 13 ans ·
    Default user

    nylou

  • Ecriture au scalpel. ça me va. merci d'être passé sur ma propre page !

    · Il y a presque 13 ans ·
    Maternit  orig

    fragon

  • "Achète l'équation qui cerne l'imbécile
    Et résous-la sur ton papier avec tes mots"

    · Il y a presque 13 ans ·
    Banksyyyy orig

    hello-44

  • Exact, je n'ai pas fait une ligne sur le caviste mais c'était pas mal, non plus. On a plus l'impression qu'il te vend une eau de toilette de luxe que du pinard mais je ne pouvais pas décemment lui dire que je voulais juste un truc pour me retourner la tête sans autre motivation d'achat ;)

    · Il y a presque 13 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • c'est une sage initiative de tasser dans la vinasse leur langage putassiers de marketeux gommés... ce qui fait flipper, c'est que le retour des petits commerces passe souvent par leur adaptation au reste de la connerie ambiante...

    · Il y a presque 13 ans ·
    129193001470521169 orig

    eukaryot

  • Je compatis et je valide des deux mains ce billet d'humeur, Eukaryot. Il y a quelques jours, une petite poissonnerie a ouvert dans mon quartier. Trop content de me fournir en fruit de mer sans enlever mes chaussons, je suis entré dans la boutique avec un grand sourire et j'ai entrepris de questionner amicalement le préposé aux crevettes et autres crustacés agonisants dans le polystyrène. Et voilà que le type en bottes blanches et tablier d'écailler me débite des conneries du genre : déclinaisons de produits,
    élargissement de la gamme, site internet, commande en ligne et tous ce genre de blabla. Je suis resté comme un con, j'ai tourné les talons et dit adieu aux fruits de mer sans un mot. J'ai filé chez le caviste acheter une bouteille de blanc que j'ai bu jusqu'à la dernière goutte à la maison, en ruminant contre cette invasion sournoise. Merci pour ton texte :)

    · Il y a presque 13 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • aucune animosité envers ce prénom en particulier, juste un cas d'école!

    · Il y a presque 13 ans ·
    129193001470521169 orig

    eukaryot

  • Yes ! super billet d'humeur, bon style... j'aime beaucoup ! bon... il fait pas bon s'appeler Laurent en le lisant ?

    · Il y a presque 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

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