Le brochet

Sy Lou

Le pêcheur est revenu pour le troisième jour consécutif au même endroit de cette rivière qu’il connaît intimement.


 

Le pêcheur est revenu pour le troisième jour consécutif au même endroit de cette rivière qu'il connaît intimement.

 

C'est dans son enfance qu'elle prend sa source. Leurs histoires se mêlent et se confondent. Parfois, elles se séparent longuement. À d'autres moments elles confluent l'une vers l'autre comme en cet instant. Trois jours de retrouvailles émouvantes…

 

Cette rivière coule tranquillement sous une voûte d'arbres majestueux. Leurs branches se penchent au-dessus de l'eau pour mieux apercevoir dans le reflet du miroir frémissant la grâce de leurs courbures. Les racines immergées offrent des cachettes nombreuses et sombres au peuple de ces eaux profondes et ténébreuses. D'ailleurs, qui est-il ? L'imagination a tendance à s'emparer de la raison…

 

Ce n'est pas cela qu'est venu chercher le pêcheur. Il convoite mieux : le Roi incontesté de ce lieu : un brochet de très belle taille qui le nargue depuis trois jours. Entre eux, c'est un défi muet mais que chacun s'apprête à relever.

 

La tension est palpable, le silence s'installe, ce bras d'eau s'apprête à suivre ce combat titanesque. L'homme prépare son matériel avec précision, concentration, et méthode. Rien ne doit être laissé au hasard, il veut se donner toutes les chances de conclure cette traque qui le hante. Il ne peut pas supporter l'idée d'être tenu en échec par la combativité du poisson. C'est sa force contre la sienne, sa détermination contre celle de l'animal. Il ne peut y avoir qu'une issue.

 

Le soleil éclaire la scène, laissant des zones d'ombre sur la rivière, découvrant des postes potentiels pour lancer le leurre, tout en restant en retrait pour ne pas être aperçu. L'air, imperceptiblement, atténue tous les bruits, dans l'attente de ce qui va suivre.

 

Le pêcheur se remémore les dernières journées qui l'ont conduit aujourd'hui à revenir chercher sa victoire. Ou sa défaite. Comment savoir ? Chacun, de l'homme ou du poisson, possède ses armes spécifiques, ses astuces, ses pièges et surtout, sa volonté de gagner. Pour être revenu bredouille jusqu'alors, il ne faut jamais sous-estimer son adversaire.

 

Le premier jour, en effet, alors que les perches avaient soudainement disparu de la zone de pêche, un brochet avait fondu sur sa ligne. Malgré un ferrage immédiat et réussi, le poisson, dans une virevolte, avait cassé le fil et repris sa liberté. La déception avait tout de suite cédé la place à l'espoir de le retrouver. Puisque son repaire avait été découvert, c'était une invitation à le poursuivre à nouveau.

 

Le deuxième jour fut long à venir. Pour tromper son impatience, l'homme s'attela à renforcer son matériel, à s'équiper au mieux. En hâte, il rejoignit son poste auprès de l'eau et attendit nerveusement, après chaque lancer, l'apparition de la bête.

 

Soudain, l'attaque fulgurante faillit surprendre le pêcheur, légèrement relâché d'avoir tant insisté sans obtenir de touche, ni la moindre information sur la présence possible du prédateur. Vite, ferrer… Ramener doucement… Laisser filer, puis reprendre la main. L'eau bouillonne, la canne ploie. Il s'enroule sur lui-même, éclabousse tout autour. Le temps s'étire, le pêcheur persiste, chacun se bat.

 

Et puis, tout s'arrête brutalement. La ligne a rompu une fois de plus. Une fois de trop pour l'homme gagné par une déception rageuse, certain que tous les éléments se sont ligués contre lui.

Quel affront pour lui, quelle vexation indicible ! Il tend son poing en direction de la rivière qu'il prend à témoin, jure, les yeux au ciel, de revenir relever cette provocation sans précédent. L'écho de ses paroles résonne dans la proche forêt, roule sur le calme du cours d'eau, s'enfonce dans ses profondeurs.

 

C'est au troisième jour que tout devra se jouer. Ainsi en a-t-il décidé. Se donner tous les moyens de réussir, empêcher le hasard de venir en trouble-fête. Passer le matériel au peigne fin, réfléchir avec discernement à la meilleure façon d'en tirer parti, définir une stratégie, envisager tous les scenarii possibles, répéter mentalement les gestes à accomplir, les erreurs à éviter.

 

Mais la technique et le matériel ne sauraient suffire. L'aube naissante retrouve notre lutteur assis sur une souche, étonnamment calme. Sa fébrilité a disparu, c'est le moment qu'il a choisi pour se remémorer les conseils de son père, lorsque, enfant, il l'accompagnait le long de cette même rivière. Il portait sa musette et tenait son épuisette, le suivait partout, partageait avec lui toutes les aventures, se nourrissait de ses récits, consignait dans un carnet les exploits du jour. Il revoit leur fierté commune à revenir à la maison, lourdement chargés de leur pêche fructueuse. Il mettait consciencieusement ses pas dans les siens pour s'imprégner de ce que représentait son père, pour devenir un jour, à son tour, cet homme qu'il admirait tant.

 

Il laisse ainsi remonter en lui tous les souvenirs liés à ces moments précieux où l'expérience et les connaissances de son mentor semblaient inépuisables. Oui, ce jour-là, il se rappelle comment ils étaient venus à bout d'un poisson trop rebelle. Et cette autre fois, où ils avaient dû agir de telle ou telle façon. Peu à peu, tout lui revient avec netteté. Il se sent investi d'une force nouvelle dont il connaît l'origine. C'est d'une main sûre qu'il s'empare de son attirail et d'un pas ferme qu'il se dirige vers l'ultime confrontation.

 

Les conditions sont idéales, comme les jours précédents. Pour compléter sa panoplie, il a taillé une branche en forme de gaffe qu'il utilisera en dernier ressort pour hisser le poisson hors de l'eau.

 

Et maintenant ? Si le brochet ne revenait pas ? S'il choisissait de l'ignorer, de le narguer du fond de sa repaire ? Ne pas laisser le doute s'installer, ne plus réfléchir, être dans l'action.

 

Depuis la berge, positionné toujours au même emplacement, il lance son leurre, répète systématiquement et inlassablement ce geste. Il « peigne » la rivière, en explore méthodiquement chaque zone, passe devant les souches immergées, s'attarde un peu devant les cachettes possibles, simule une proie blessée, sonde les trous d'eau, aidé de ses lunettes polarisantes, explore les branches enchevêtrées dans le fond, au risque d'accrocher sa cuiller, en change pour d'autres, peut-être plus alléchantes.

 

Rien… Pas même une perchette, pas la moindre ablette, la vie semble avoir fui. Le dépit, la désillusion s'avancent pas à pas dans son esprit. Cependant, avant de changer de poste, il s'entête, persiste, veut se donner du temps, « lui » donner du temps pour se décider. Un brochet repu n'attaque pas, dort, calé dans sa planque, ne prendra aucun risque. Comment savoir ? Et puis, ce n'est pas un brocheton de l'année…

 

Le pêcheur n'a pas le temps de se poser d'autres questions : sur un ultime lancer, l'attaque est foudroyante. L'espace d'un éclair, il a le temps d'apercevoir sa gueule ouverte, toutes dents dehors, son œil rond luisant de voracité.

 

La fureur de cette étreinte sauvage envahit tout l'espace et noie le silence qui régnait jusqu'alors. L'homme s'arc-boute sur sa canne, tandis que son adversaire virevolte, exposant son ventre blanc, son dos noir et puissant, son corps parfaitement fuselé pour la nage rapide. Sa queue bat la surface de l'eau, sa gueule emmène la ligne vers les profondeurs. L'un et l'autre se livrent un combat sans merci. Que se passe-t-il dans leur tête ? Aucun n'ignore qu'ils sont en train d'écrire le dernier chapitre.

 

Le tumulte de leur lutte s'amplifie. Rien ne semble pencher en faveur d'un des protagonistes. Le pêcheur maîtrise ses mouvements et sa technique. Ses gestes sont calculés, sa tactique adaptée. Le bécard s'emploie à mettre en place toutes les ruses transmises par l'hérédité de ses gênes. L'ardillon s'est planté profondément dans sa gueule, mais il sait très bien comment s'en débarrasser en nageant dans l'entrelacs des arbres morts immergés, échappatoire inespérée. L'homme a compris la manœuvre et évite de se laisser entraîner dans ce labyrinthe qui signerait la fin de la capture.

 

Le temps n'existe plus. Tout semble s'articuler autour de cette scène hallucinante, impressionnante. L'instinct de vie décuple les forces du carnassier qui tente maintenant de se libérer de l'hameçon en frottant son flanc contre la berge, toute gueule hors de l'eau, pris de convulsions frénétiques pour arriver à retrouver sa liberté.

 

Le pêcheur décèle dans la bête un certain relâchement dans sa combativité. C'est le moment qu'il choisit pour la ramener vers lui et l'accrocher par les ouïes avec la gaffe artisanale. Coups de queue, coups de corps, rien n'est encore gagné. Mais à ce jeu-là, il ne peut y avoir qu'un gagnant. La partie bascule en défaveur du brochet. Il est enfin hissé sur la berge.

 

Doucement, avec respect, l'homme dépose son adversaire sur l'herbe inondée de soleil. Ému, bouleversé, il lui rend hommage à sa façon, en caressant délicatement le ventre tremblant du prédateur. Avec humilité, s'excusant presque de l'avoir soustrait à son royaume, le pêcheur s'empare de sa prise et l'emporte dans les souvenirs de ses plus belles aventures.

  • Quelle merveilleuse histoire ! Il fallait un gagnant mais le pêcheur rend honneur à son adversaire de toujours, il le respecte. J'ai eu la sensation d'avoir déjà lu ton histoire, Sy Lou, et je vois, d'après un de tes commentaires, que c'est le cas. Jai beaucoup aimé !

    · Il y a environ 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Il m'a été plus facile d'écrire le haïku éponyme que ce texte. J'ai beaucoup "peiné" pour rédiger des phrases alors qu'il n'existe ni la contrainte des rimes ni celles du nombre de pieds. Et que je manque par ailleurs de concision, toujours à la recherche du détail. Mais je m'aperçois que l'exercice est intéressant car j'ai revécu l'aventure d'une autre façon. Le brochet ne peut pas en dire autant... J'ai éprouvé un peu de remords à manger ce poisson, mais je ne pouvais pas décevoir la cuisinière qui l'avait préparé avec générosité...

      · Il y a environ 7 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • J'aurais eu la même réaction que toi ! Une fois au bord de l'océan j'ai suggéré à un groupe de pêcheurs de relâcher un beau poisson : tu aurais vu leurs yeux et leur réaction : étonnement, surprise !

      · Il y a environ 7 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • Je vois ça d'ici :)
      Sur certains parcours de rivière, on pratique le "No kill", c'est-à-dire que tout poisson doit être relâché. J'aime cette idée-là. Mais je culpabilise à l'idée de stresser le poisson pris à l'hameçon. Ce n'est pas parce qu'il est inexpressif qu'il ne souffre pas... Surtout qu'en ce moment, je lis un bouquin sur les émotions animales, et ça renforce ce que je pense de la sensibilité des poissons.

      · Il y a environ 7 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

  • Un beau récit Sy Lou, tu excelles dans ces histoires sur la nature. Dommage pour le brochet...

    · Il y a environ 7 ans ·
    Version 4

    nilo

    • Merci Nilo. Je me fonds dans la nature :) Un peu prétentieux, mais tu comprends ce que je veux dire, je suis sûre.
      Et... oui... Dommage pour le brochet. S'il n'avait tenu qu'à moi, je l'aurais relâché...

      · Il y a environ 7 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Mais oui nous nous comprenons Sy.

      · Il y a environ 7 ans ·
      Version 4

      nilo

  • On sent l'authenticité de l'histoire, je suis comme toi ... je n'aime pas faire du mal, même à un brochet :)

    · Il y a environ 7 ans ·
    W

    marielesmots

    • Je lis un livre sur les émotions des animaux. Je crois que nous ne comprenons rien ou peu de choses à ces êtres vivants qui nous entourent.

      · Il y a environ 7 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

  • Une jolie histoire très bien menée ... l'homme et ses éternels combats ... beaucoup d'émotions dans ce duel pêcheur, poisson

    · Il y a environ 7 ans ·
    W

    marielesmots

    • Merci, Marie. Histoire vécue, sauf que ce n'était pas moi qui tenais la canne à pêche (heureusement, d'ailleurs !). Mais j'ai ressenti les émotions décrites. Mes sentiments étaient partagés entre le plaisir de voir pris carnassier majestueusement combatif et la tristesse de l'issue du combat. Je ne serais jamais pêcheuse ni chasseuse dans l'âme. Cela s'arrêtera au plaisir de traquer, juste pour comprendre la stratégie de l'animal et ses ruses. Juste pour apprécier son intelligence, et percevoir ses émotions. Peut-être aussi l'espoir de "communiquer" avec lui ? J'ai vu l'œil du brochet capturé. Je n'ai pas osé y lire ce qu'il disait.
      Mais que je suis bavarde !!! :))) Excuse-moi...

      · Il y a environ 7 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

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