Le cauchemar

redstars


Six heures.

Sarah s'éveille. L'alarme sonne habituellement à six heures trente : en temps normal jamais elle ne se réveille en avance.

Machinalement, la jeune femme attrape son portable, arrachant le câble d'alimentation. Elle ôte le mode silencieux pour, étonnée, ne voir nul sms, nul message, nulle vie sur son petit écran. Étrange. Doucement, elle sort du lit et ouvre les volets. L'ordinateur est resté allumé. Aidée d'un café bien corsé, Sarah remarque que sa boite mail est toute aussi vide. Étrange. Elle ouvre facebook, nulle actualité, encore moins de message privé. Étrange ?

Tout en baillant, la jeune femme parcourt les réseaux sociaux et autres sites. Il n'y a trace de nouveauté nulle part. Son petit cœur doucement s'accélère. Un coup d'œil par la fenêtre, personne dans les rues. Putain, pense Sarah, on se croirait dans The Walking Dead. Et de poursuivre son observation, derrière la vitre, apeurée à l'idée de voir au loin une silhouette chancelante, preuve du début de la fin.

 

Sarah pose le mug vide dans l'évier. Son portable ne crie pas comme à l'habitude. Quelque peu inquiète, elle allume la télévision. Peut-être s'est-il passé quelque chose. Malheureusement, l'écran est enneigé. Aucune chaîne ne fonctionne. Un nœud se forme dans le creux de son ventre. Même le chat a disparu. Il est introuvable.

 

Sarah panique. Elle attrape son sac à main en lequel elle laisse glisser son smartphone, saisissant sa veste et son écharpe pour courir jusqu'à l'abri de bus. Enfin le soulagement se lit sur son visage : là-bas un petit groupe de personne discute, une atmosphère de bonne humeur règne dans les airs. Sarah se rapproche, on la salue, elle dévisage l'inconnu qui vient de lui murmurer : bonjour. Trois fillettes dans le parc, derrière l'abri de bus, jouent à l'élastique. Leur mère, assise sur un banc, les observe avec amour, sans se lasser.

Je me demande si je saurais aimer, pense Sarah. Je me demande si je saurais aimer encore…

Le bus arrive, Sarah grimpe à l'intérieur et s'installe au milieu, comme toujours. Un couple s'embrasse au fond. Un tout jeune couple d'adolescents. Le genre d'histoire qui reste dans le cœur, pense Sarah, le genre de premier amour dont on croit qu'il va durer...

Enfin, le bus arrive en centre-ville. Sarah descend, suivie de quelques autres. Le ciel est bleu, le soleil brille et réchauffe en ce mois de mars aux odeurs de printemps. D'un pas rapide, la jeune femme avance sur la place entourée de parterres fleuris. Elle glisse la main dans son sac et panique : son portable est introuvable. Le cœur cogne, elle s'arrête et s'agenouille, sortant tubes de rouge à lèvres et autres crayons de son sac à même le sol. Putain, râle-t-elle. Putain, je suis sûre de l'avoir prit avec moi ! Le smartphone reste introuvable, et Sarah se sent dépossédée, amputée. Il lui manque un morceau d'elle-même. Faire demi-tour ou se rendre à son travail ? Sarah hésite. Des bouffées de chaleur s'emparent de son corps. Putain, répète-t-elle, encore et encore. Putain !

 

Dépitée, elle se remet en marche, un peu plus lentement. Quelques pigeons s'envolent à son approche. Elle décide de couper par le parc. A nouveau, des petites filles jouent à l'élastique, leurs mères discutant ensemble sur un banc à côté. Sans doute une nouvelle mode, suppose Sarah, qui soudain trébuche sur une souche... et c'est le trou noir.

 

A son réveil, Sarah voit flou. Elle suppose être à l'hôpital. Quelqu'un a forcément appelé les pompiers.

Doucement, le flou devient net. Six heures indique le smartphone en charge. Sarah ne comprends pas et se lève avec violence. Elle détache le portable de son câble. Quinze SMS. Trois messages privés facebook. Vingt mails dont pas mal de spams. Bigre, tout cela était si réel !

La jeune femme se lève, se sert un café. Rassurée après son cauchemar, elle lève le portable et poste son premier selfie de la journée sur Instagram. Elle enchaîne les hashtag, observe un instant sa popularité, puis s'aventure vite fait sur les comptes suivis. Son café refroidi, elle le jette dans l'évier avant de courir prendre le bus. Là-bas, les gens sont rivés sur leur petit écran similaire. Dans le parc, les toboggans sont vides. Dans le bus, chacun est dans son petit recoin, l'œil méfiant et les écouteurs dans les oreilles.

Bip ! Sarah court à perdre haleine pour répondre à tous ses SMS avant son arrêt. Une pluie de SMS. On se calme, pense-t-elle, pianotant aussi vite qu'elle le peut. Elle lit les messages, réponds, tapote, pianote, tapote, pianote, une valse sans fin.

Merde, mon arrêt, réalise soudain Sarah qui se jette entre les portes qui se referment. Je vais être en retard, réalise-t-elle, ne sachant si cela devrait l'inquiéter ou non. Elle accélère le pas. Et passe par le parc, ça va plus vite. Une femme âgée est assise sur un banc, doux fantôme contemporain que Sarah n'aperçoit même pas. Les yeux rivés sur son portable, elle parvient bon gré mal gré au magasin. Son collègue est déjà là.

 

Il sourit.

Sarah l'aime bien. Mais voilà son cœur a été trop de fois brisé. Elle préfère son chat. Mince, pense-telle, j'ai oublié les croquettes, trop obnubilée à l'idée de trouver le bon angle pour son selfie… et de soudain s'écrier :

 

-          Putain si tu savais, j'ai fait un horrible cauchemar cette nuit.

-          Il se passait quoi ?

-          Il se passait rien justement.

 

Derrière le magasin, sur son banc, la vieille femme aux yeux translucides sourit. Il se passait tout, au contraire, ma petite. L'essentiel.

 

Son sourit s'efface cependant. La vieille voyante s'attriste.

Un jour, le monde dans lequel j'ai grandi ne sera que légende, dit-elle à voix haute. J'ai fait vivre à cette fille un rêve où les gens se parlent encore, où le temps s'écoule sans retard, où les petites filles lâchent leur première tablette tactile pour jouer ensemble. Mais elle n'a rien compris. Elle a parlé de cauchemar, et non de rêve.

 Et de hausser les épaules : moi, je sais.

Tant pis si tous ces jeunes cons sont devenus aveugles à force de fixer leurs écrans… ils finiront comme moi, à la fin, seuls car il ne restera plus personne.


  • Vivement la prochaine panne EDF > 5 jours...

    · Il y a environ 7 ans ·
    Capture d'e%cc%81cran 2019 01 05 18.40.31

    Marcus Volk

  • Bien analysé, il est vrai que par certains côtés, même si la technologie rend de fiers services quand la famille est éloignée, de l'autre elle a ses revers, elle isole, chacun restant dans son petit univers, laissant nettement moins de place au relationnel ...

    · Il y a environ 7 ans ·
    W

    marielesmots

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