Le chant de l'aube

klivblack

Toute la nuit d'un homme. Des dernières lueurs du jour jusqu'aux lumières aurorales qui font le suivant.

La lumière de la fin du jour filtrait paresseusement à travers le rideau de gaz. S'étiolant en milliers de particules d'étoiles. D'un geste dolent, je jetai mes bras en avant pour m'en emparer. Mais elles m'échappèrent. Et le vent les fit s'envoler vers la fenêtre. Apaisé, je les regardais chevaucher les molécules et les saluais d'un bref signe de la main, avant de me redresser soudainement sur ma paillasse, froissée par mon étreinte solitaire. La lumière mouchetée tachetait le mur de mille-et une nuances.

Mon visage remonta au niveau de l'icône de Saint-Michel. Ses yeux bruns me transpercèrent et, pris d'une certaine pudeur, je remontais prestement le drap sur ma poitrine. Je me levai, rouge comme une vierge et m'empêtrai dans mes draps. Je jetais un regard perdu à mon appartement et fis glisser mon regard sur chaque recoin, tentant tant bien que mal d'y discerner quelque chose qui aurait changé.

Le parquet, usé par les années était griffé par des meubles qu'on aurait bougés, des souliers qui l'auraient incessamment heurté sans considération. Blessé par des ardeurs auxquelles il ne pouvait rêver d'aspirer. Mes yeux se heurtèrent à cette croix tracée dans la chair du mur qui demeurait là depuis tant d'années, me rappelant sans cesse que je n'étais que de passage. Ces témoins des années me terrifiaient. L'idée qu'une marque inscrite sur le mur un soir d'incertitudes me survivrait... Non, rien n'avait changé.

Pas à pas, je marchais vers ma cuisine. Je me dirigeai, optimiste, vers les placards et les ouvrai. Rien de comestible. Vaincu, je me préparais à faire un café. Je mis l'eau à chauffer dans la boîte en fer blanc et y insérai la poudre et le filtre. Le son de l'eau qui bouillait, s'imprégnant de la mixture me fit sourire. Je poussais une tasse en dessous et la cafetière à bec vomit un long jet noir qui se déversa dans la jatte. Je trempais mes lèvres dans le liquide. Et manquais de le recracher aussitôt.

Mon café terminé, je me dirigeais vers le balcon pour fumer une cigarette. Je tirais mon briquet de ma poche et observais un instant la flamme danser devant mes yeux. Le bout de la cigarette grésilla. Mon doigt détendit le briquet et je me sentis tout à coup terriblement séduisant. J'imaginais l'air que devait me conférer ce bout de nicotine enflammée accroché à mes lèvres. J'imaginais la manière dont mes cheveux noir de jais devaient tomber sur mes yeux, me donnant un air mystérieux, trouble. Dévoilant des yeux tristes qu'on avait envie de réconforter.

Mon regard croisa alors mon reflet dans la vitre du séjour. Je passais ma main dans le peu de cheveux qu'il me restait, sur mes yeux bouffés par mes joues de vieillard, et soupirais. Plus de mystère à présent, plus de fausses peines. La désillusion s'éloignait déjà, remplacée par le spectre désagréable de la vérité. La seule flamme qui éclairait encore mes yeux c'était la vie.

Les volutes de fumée s'élevèrent dans les airs. Je soufflais dans le nuage, l'éloignant le plus loin possible de moi. Une bourrasque de vent me le rejeta en pleine figure. Je souris, pitoyable. Et tirais sur ma cigarette. En contrebas, le monde continuait de tourner.

Les pavés glissants étaient polis par des centaines de chausses cirées, de sabots crottés, de hauts souliers portés par d'illustres chevilles. Le monde de la nuit se réveillait peu à peu sous mes yeux. Les rues s'animaient. Les bonnes gens rentraient chez eux. Sortaient alors les rôdeurs, les saligauds, les filles de joie en jarretelles, les grandes dames mystérieuses, abritées derrière un voile aérien, les robustes matelots en galante compagnie. Tout ce beau monde se pressait sous ma fenêtre, alors que les dernières lueurs du soleil disparaissaient à l'horizon. Haut comme un roc, les surplombant, j'aurais pu croire qu'ils courraient pour moi. Que le ballet de leurs pas n'était que le théâtre de ma volonté. Amusé, je plaçais mes coudes sur la rambarde et levais mes doigts, mimant des fils. Je me mis à promener mes mains, à guider leurs pas, en marionnettiste invisible. Jouissif instant de joie juvénile où je les sentais plier sous le poids des circonstances. Et lorsque l'un d'eux s'avisait de changer de direction sans que je n'aie pu le prévoir, la frustration me serrait la poitrine. Mon visage se tordait dans une moue boudeuse qui faisait trembler mes bajoues. Et je me désintéressais de cette marionnette, dont on avait coupé les fils. Désarticulée, sans importance, vide, morte.

Je tirais à nouveau sur ma cigarette. Sous le filtre épais de la fumée, je distinguais la ville sous un autre œil. Une ville fantôme. Dont j'étais à présent le dernier habitant. Une pensée funeste me fulgura, sous le joug de la mélancolie. Même au pays des morts j'étais le dernier des fantômes. Le train m'avait distancé. Et ma vie consistait à courir ventre à terre derrière. A me prendre les cailloux sur le chemin, les roches aiguisées, fragments brisés des vies qui m'avaient distancé. Balourd, maladroit, traînant la patte et le cœur. Poussé vers l'avant par la force des choses.

Le nuage de fumée s'évapora et avec lui, mes pensées de jeunot désabusé.

Mon regard voltigea un moment, accompagna le mouvement mélodieux des feuilles d'automne, accompagna la brise, la sentant s'insinuer dans mes manches de chemise en jarrettes et faire se dresser les poils de mes avant-bras. Au garde-à-vous, comme des petits soldats de plomb. Je me penchai très fort sur la rambarde, poussé par une indescriptible envie de m'envoler.

La nuit m'happait de sa houle désarmante. Face à cette immensité nocturne, je n'étais ni transi, ni admiratif. La crainte de m'y perdre m'étreignit.

Je tirais sur ma cigarette une ultime fois, en me morigénant. Tout cela n'avait aucune espèce d'importance. La lassitude m'avait gagné. Immobile, spectateur de ce qui se déroulait devant mes yeux.

Le froid me mordit la peau. Un frisson remonta le long de mon échine. Jusqu'à l'aine, il me glaça les os. Je n'osais plus faire le moindre geste. Pétrifié à l'idée d'être encore là. Terrifié par l'idée d'exister. Que signifiait la fin, quand on n'avait même pas encore commencé ? Je tentais de me représenter le vide. Le néant. Le trou noir. Mais le rien me semblait encore trop plein.

Au loin, la lumière du phare perça les ténèbres. Lentement, les lampadaires s'allumèrent un par un, révélant sous le filtre de leurs lueurs laiteuses les pans des capes et les jupons écarlates. Mes yeux se posèrent longuement sur une flaque d'eau boueuse sur laquelle se reflétait le spectre jaune des réverbères. Je la fixais, semblant chercher une réponse dans les tréfonds de cette dalle souillée par les intempéries, jusqu'à ce que la roue d'un fiacre ne vienne s'y échouer. Une fois parti, la flaque reprit son aspect initial. Mais elle n'avait à mes yeux, plus aucun attrait. Ainsi souillée, impure. Je la fusillais du regard et me détournais pour venir placer une chaise sur le balcon et étendre mes jambes sur la balustrade.

Je sortis une flasque et la vidais d'un trait, laissant le liquide ambré se heurter aux tréfonds de ma gorge. Je léchais consciencieusement le goulot. Je sentis un voile tomber devant mes yeux. Le voile de l'oubli. Mes boyaux brûlaient. Mon estomac était en feu. Un brasier immense animait mon âme. Et pourtant je ne bougeais pas. Fier, droit dans mon portrait, lisse, inébranlable, puissant, lâche.

Il fut un temps où j'étais matelot. La mer était mon oxygène, mon sang, mes tripes. L'appel du large, de l'écume, était toujours plus fort que les femmes, la boisson ou les bons amis. Je fermais les yeux et me remémorais les grands départs. Les tonneaux souillés, roulant sur le pont, les fracas étouffés des marchandises jetées à tout va dans la cale, la sueur des hommes, le rustre côtoyant le sauvage. Pas de règles ici. Pas de cadres. Nous étions libres d'être et d'avoir été sans qu'on nous demande de devenir. Les mouchoirs blancs qui s'agitaient au gré du vent, les marins qui prenaient leurs femmes dans leurs bras, embrassaient leurs fils, enlaçaient leurs filles. Mais aussi, la dureté, dans les plis des visages, des muscles, des cicatrices. Des voix rauques, brisées, qui trouvaient écho aux plus tréfonds de mon âme. La vie n'était rien d'autre à mes yeux. Un rafiot craquant balayé par le grand océan.

La nuit était déjà bien avancée quand je sortais de mes pensées pour fixer mon esprit à la réalité. La mélancolie me guettait et je ne tardais pas à lui tendre les bras. Je regardais sans voir. Je pensais sans réfléchir. J'étais vivant sans vivre. Le sens que je cherchais, celui auquel j'aspirais tant, celui qui ne se trouvait pas. Ceux qui s'entêtaient à le chercher mouraient seuls, accablés et condamnés à regarder le monde avancer à son rythme. A force de vouloir atteindre le soleil, on se brûle les ailes, comme on dit.

Les premières lueurs de l'aube pointèrent. Le silence régnait dans la rue en contrebas. Figée dans le temps. Endormie. Une plénitude m'envahit. Je me levais douloureusement et mes jambes supportèrent mon poids avec difficulté. Je me rattrapais à la rambarde et hurlai. Mon cri raisonna sur les battants, sur les fenêtres, aux seuils des porches, vint réveiller les daronnes endormies, les chérubins dans leurs berceaux.


A force de vouloir atteindre le soleil, on se brûle les ailes. Mais on ne m'a jamais appris à voler. 

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