Le chien qui marche sur trois pattes.

Aurelie Blondel

On avance juste un peu moins vite.

Je n'avais jamais été aussi lucide que ce jour. Un jour glacial, venteux, pluvieux.
Je savais exactement ce que je voulais et comment y parvenir. Ma décision était prise et pour de bon cette fois. J'étais prête. J'avais eu ce genre de déclic qui me disait que c'était la meilleure décision de toute ma vie mais il me fallait du courage.

J'étais assise sur un bout de trottoir assez haut, fumant une cigarette lentement, comme une condamnée. Mais je ne me sentais pas condamnée. Ce que je m'apprêtais à faire ce jour là était au contraire ma délivrance.

Je regardais autour de moi la verdure, je levais les yeux aux ciel. J'avais le visage trempé, le nez et les mains gelés. La vue, même brouillée par toute cette pluie, était splendide.
J'ai toujours aimé la mer, par tout temps, aussi bien déchaînée que plate.
J'aimais me rendre à ce point de vue pour méditer. Il y avait peu de passage, peu de bruit. Le lieu idéal pour faire le point. Ce lieu m'avait inspiré à de maintes reprises dans ma vie, surtout quand il s'agissait de prendre des décisions qui la bouleverserait.

Je vis ce chien. Ce n'était pas la première fois que je le voyais passer à cet endroit mais je n'y avais jamais prêté attention outre mesure. Il était aussi trempé et frigorifié que moi visiblement. Et dans un piteux état.
Il avait cette patte arrière qui pendait, se balançait, comme déboîtée. Mais cela ne l'empêchait pas de marcher sur ses trois autres pattes. La vue de cette patte me dégoûtait et je me disais à chaque fois que ses maîtres ne prenaient pas suffisamment soin de lui.

Une question me vint soudain. Peut-être n'avait-il pas de maître ce chien ? Il ne paraissait pas maigre mais il n'avait pas de surpoids non plus. Pourtant, c'est très commun le surpoids chez cette race de chien. C'était un golden retriever.

Je n'y avais jamais fait plus que cela attention. Mais ce jour-ci, égoïstement, il faut l'admettre, je l'ai appelé par des petits claquements sonores de la langue.
Il n'était pas farouche et vint aussitôt me voir, sur ces trois pattes valides.
Il avait le regard doux mais d'une tristesse infinie. Un soleil triste.
J'en fus saisi. Et j'eus la pleine certitude que ce chien ne recevait aucune tendresse. Il devait errer dans l'indifférence la plus totale. Indifférence dont j'étais complice jusqu'à ce jour.

Je le caressais. Il sentait mauvais et je pus constater en le voyant de si près qu'il était maigre. Je lui sentais les côtes. Cette maigreur n'était pas visible à l'œil nu, sa peau décharnée recouverte de sa fourrure épaisse et emmêlée.
Il remuait la queue, visiblement heureux que quelqu'un le caresse, s'intéresse à lui. Il me donnait des coups de museau sur la main pour ne pas cesser de m'en occuper.

Je repris une cigarette et tentai avec acharnement de l'allumer en me protégeant du vent à l'aide du pan de mon manteau et je le regardais. 
Je l'avais hélé pour finir de me donner du courage, parce que j'avais besoin d'un peu de réconfort et je me rendis compte qu'il en avait certainement plus besoin que moi.

Je n'étais pas à cinq minutes près alors je décidais de l'emmener chez un vétérinaire afin de m'assurer qu'il n'appartienne à personne et qu'il puisse bénéficier de soins dont il avait assurément besoin. 
Il n'était ni tatoué ni pucé, pas de maîtres et même si ce fut le cas, son état démontrait qu'il ne recevait pas de bons traitements.
Je prévenais le vétérinaire que je m'occupais des frais que sa remise en forme aller engendrer à la condition de pouvoir les payer sur l'instant et en lui demandant s'il pouvait mettre ce chien à l'adoption ensuite. C'était possible.
Sa patte devait être amputée. Le vétérinaire m'assura que cette chirurgie le soulagerait énormément, que cette patte ne serait plus une entrave en se cognant partout et le faisant souffrir de son poids mort.

Je ressortais du véto soulagée pour ce pauvre chien. Une nouvelle vie allait commencer pour lui, une vie plus heureuse.
Je reprenais ma route. J'avais à faire. Ma décision...
Je me rassurais en chemin me disant que j'avais fait une dernière bonne action. Je ne suis pas croyante mais il y a toujours une peur qui persiste. Est-ce que les personnes qui se suicident vont au paradis ? Est-ce que le paradis existe ?

J'y étais. Le bord de la falaise et les vagues qui claquaient avec puissance sur les rochers me souriaient. C'était la météo idéale.
Je prenais des grandes inspirations et comptais jusqu'à trois. Mais je reculais à chaque fois. 
J'étais pourtant prête tout à l'heure !

Je ne pouvais m'empêcher de penser à ce chien. Depuis combien de temps avançait-il ainsi sur ses trois pattes, avec cette quatrième qu'il traînait à chaque pas ?
Personne ne s'occupait de lui et pourtant dès que je l'ai appelé il est venu me voir, m'accordant toute sa confiance...

...J'étais là, dans la salle d'attente du vétérinaire, attendant des nouvelles de ce chien. L'opération s'était parfaitement déroulée. 
Une vie de "chien" se terminait pour lui. 
Il marchait sur trois pattes certes, mais il marchait. Les chiens ne se suicident pas, ils espèrent et croient.

Je pensais faire une dernière bonne action avant mon grand saut et c'est finalement lui qui me sauvait la vie. 

Nous nous étions trouvés. Il était maintenant en pleine forme et visiblement heureux de ma compagnie. Et j'aimais la sienne plus que tout. 

J'étais comme lui, un chien qui marche sur trois pattes, une blessée par la vie mais qui continuais de traîner ma patte invalide au quotidien. Je me heurtais souvent, tout comme il devait se heurter avant son amputation, elle me pesait aussi.
Mais l'espoir était revenu. L'espoir qu'un jour, par le plus grand des hasards, quelqu'un croise mon chemin, me hèle et m'ampute de ma douleur.


Aurélie Roumy


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