Le cri de l'ange

Harmonie Kalonji

Le cri de l'ange

Prologue

Texas – Printemps 1842

Vous venez d'avoir sept ans depuis quelques semaines. Et pourtant, le désir d'être plus âgée vous nargue, à tel point que vous n'en savez pas vraiment la raison. Sinon que le monde des adultes vous paraît plus grand, plus intense, et que dans ce vaste univers où vous voudriez qu'on vous écoute, vos cris d'attention sonnent comme le sourd crépitement de fourmis.

On vous le prouve chaque jour. Ne serait-ce que les regards haineux des citoyens qui vous suivent étant donné ce que vous êtes et qui ignorent tout bonnement vos plaintes lorsque vous êtes soumise à leur méchanceté gratuite. Et puis, les adultes ont beaucoup plus de liberté, de droits. On pourrait bien croire qu'ils soient autorisés à faire ce qu'ils veulent, n'est-ce pas ?

En fait, non, pas tous. Les blancs, oui. Eux peuvent se le permettre.

Mais vous, vous n'êtes pas blanche. Ni noire d'ailleurs. Non, vous vous êtes métisse. Une drôle de tête entre tous ces visages pâles et accusateurs. Mais c'est connu que les adultes écoutent les adultes. Alors oui, ça devrait être chouette d'être grand pour qu'enfin, on vous prenne en considération.

Par contre, ce que vous aimez beaucoup moins chez eux, entre outres leurs rapports compliqués, c'est leur obstination à vouloir vous faire du mal. Ce sont peut-être vos grands yeux verts qui les gênent ? Ou encore votre longue chevelure d'ébène qui boucle joliment votre visage de poupée ? Ou peut-être, tout simplement le fait que votre mère soit une sale négresse ?

Vous vous disputez souvent avec les habitants du village à ce sujet, surtout ces derniers temps. Depuis que votre mère vous a révélé, en pleurs, après que vous lui ayez posé la question, comment vous avez été conçue. Et depuis, ce sentiment qui vous tenaille de l'intérieur semble vous poussez à défendre l'honneur de votre génitrice, à démentir leurs piques lancées avec perfidie, à les haïr, tout simplement.

Ces blancs.

Si seulement vous aviez quelqu'un...quelqu'un, outre votre mère, qui comprendrait dans quelle détresse vous vous retrouviez alors que, du haut de vos petites jambes toutes fragiles, vous essayez de vous imposer face à leurs jugements.

Si seulement vous pouviez leur faire voir, à ces adultes, qu'ils avaient tort de vous pointer du doigt, vous et votre mère, qu'ils se trompaient en affirmant que vous ne méritiez pas de vivre, que vous n'étiez qu'une tare et que votre mère avait mérité ce qu'elle avait subi la nuit où elle avait été violée par cet homme, ce monstre, votre père.

Cela vous met toujours en colère. Vous n'aimez pas qu'on insulte votre mère. Celle-ci avait tant sacrifié pour vous et elle vous aimait. Elle vous aimait tendrement. Et ceci, malgré le fait que vous ayez ses yeux à lui. Malgré le fait que chaque jour où vous la regardiez, elle ne pouvait s'empêcher de se remémorer cet instant tragique où, soumise à sa force brute, elle fut victime de sa violence.

Elle vous aimait, oui, malgré tout ça.

Ce printemps-là, vous avez décidé de faire plaisir à votre mère en lui achetant du chocolat qui vous a dépouillé de vos maigres économies. Mais vous êtes fière – votre mère n'a jamais mangé de chocolat à cause de votre manque d'argent et pourtant, cette dernière travaille comme une acharnée.

Vous ne voulez pas l'avouer à haute voix, mais vous êtes inquiète. Jour après jour, vous voyez comment votre mère se démène comme un beau diable en tant que femme de ménage chez la vieille famille Kent, à l'autre bout de la ville, pour revenir, éreintée et fourbue, avec quelques misérables cents en poche. Vous aimeriez lui venir en aide. D'ailleurs, vous auriez pu commencer à travailler, ce ne sont pas les propositions qui manquent. Pourtant, votre mère a été catégorique à ce sujet : vous devez vous concentrer à apprendre à lire et à écrire. Et vous détestez ça.

Vivement que vous deveniez adulte afin de trouver un travail et ainsi, subvenir aux besoins de votre tendre maman.

Alors vous commencez à marcher plus vite, excitée à l'idée de donner votre cadeau. Et aujourd'hui, les grands arbres frêles et hideux entourant votre terrain de terre infertile ne vous perturbent pas. L'odeur putride provenant des déchets non loin de votre petite maisonnette ne vous fait pas grimacer. Même les œufs lancés par les gamins de la ville, pourrissant sur l'une des fenêtres craquelées de votre gîte, ne vous font pas grincer des dents.

Ce jour-là, vous aviez encore le sourire innocent d'une enfant désireuse de voir sa mère éclater de joie en recevant son présent. Cependant, alors que vous passez le chemin sinueux pour arriver devant votre porche, vous entendez des bruits fracassants provenir au sein de chez vous. Vous êtes un peu essoufflée par votre course et vous vous demandez, soucieuse, ce qui se passe.

C'est alors que vous les entendez – les cris et les hurlements.

Apeurée, vous gravissez deux à deux les marches qui montent jusqu'à l'entrée, manquant de tomber à la renverse étant donné vos courtes jambes. La porte s'ouvre en dépit de vos mains tremblantes et vous vous précipitez à l'intérieur. Les éclats de voix vous vrillent les tympans par leur soudaine intensité, mais vous tenez bon et déboulez telle une petite bête dans le salon miteux.

Il vous regarde, surpris de vous voir débarquer de la sorte. Il semble perplexe devant votre visage d'ange et ne sait pas quoi faire. Alors il vous fixe, la bouche entrouverte, semblant vouloir dire quelque chose mais n'y parvenant pas. Vous remarquez alors qu'il est toujours séduisant, et cela malgré les pattes d'oie autours de ses yeux.

Ses yeux.

Des yeux d'un vert émeraude, limpide et scintillant, agrémentés de cils sombres, presque noirs.

Les mêmes que les votre.

Vous comprenez enfin qui est cet homme et ce sentiment qui jusqu'alors ne faisait que vous agacer distraitement se transforme en un tourbillon violent teinté de colère, de rage, de haine. Un cri de fureur échappe votre bouche d'enfant et une expression mauvaise vient assombrir vos traits délicats. De vos petites mains, vous assénez des coups sur le corps du monstre qui avait tout arraché à votre mère – ses rêves, son honneur, son innocence.

La boite de chocolat git à vos pieds.

D'abord stupéfait par votre emportement, il se laisse faire avant de perdre patience alors que vous continuez à le frapper, à essayer de lui faire du mal. Toutefois, ce lui qui vous afflige de la peine en vous repoussant sèchement et vous atterrissez durement sur le parquet fissuré, vous écorchant par la même occasion la main. Vous grimacez sous la douleur et voulez vous relever, prête à retourner à la bataille, mais un cri vous en empêche.

C'est votre mère, acculée contre le mur à l'autre bout de la pièce. Et c'est à cet instant que vous remarquez qu'elle aussi est blessée. Un filet de sang coule le long de sa tempe et vous voudriez l'essuyer pour qu'elle soit belle à nouveau. Comme une princesse. Un goût amer se répand dans votre bouche, tel un poison qui vous consume jusqu'à la moelle. Et le désir de rendre la monnaie de sa pièce à cet être abject, à ce blanc, se fait plus insistant, plus fort, plus intense. Vous serrez les dents alors qu'autours de vous, les cris recommencent.

Vous ne saisissez pas tout, votre jeune âge ne vous permettant pas de tout comprendre. Les mots fusent, les gestes brusques se mélangeant aux hurlements et puis soudain, il tient un revolver dans sa main. L'objet vous est étranger, cependant, vous ne savez pas pourquoi mais vous avez soudainement peur, très peur. L'arme est braquée d'abord sur vous, et tout courage s'envole de votre être frêle alors qu'il s'approche en un pas menaçant.

Ses yeux, vos yeux, vous jaugent du regard, vous méprisant tandis qu'il s'apprête à appuyer sur la détente. Vous n'avez pas le temps de réaliser ce qui se passe que vous êtes durement pousser vers le côté. Votre tête cogne contre le mur, fort, et les larmes jaillissant sous la douleur. Un bruit assourdissant vous taraude les tympans et une giclée de sang vous lancine les yeux.

L'odeur du liquide vous brûle les narines et vous essayez, en vain, de faire disparaître la substance gluante de votre visage à l'aide de vos mains tremblantes. Un bruit sourd vous parvient jusqu'aux oreilles et avec lenteur, comme apeurée par ce que vous allez voir, vous ouvrez vos paupières ensanglantées.

Votre mère, étendue de tout son corps vous fait face. Elle vous fixe, et pourtant, ses iris cachous paraissent sans vie, inertes, mortes. Gisant près d'elle, la boite de chocolat joliment emballée paraît tout à coup obscène. Votre cœur bat à tout rompre, dans votre gorge nouée, un cri voudrait sortir mais vous semblez avoir perdu votre voix.

Les larmes coulent et coulent et coulent.

Ce printemps-là, vous aviez sept ans depuis quelques semaines. Vous vouliez être plus âgée, plus grande, pour qu'enfin, en vous entende, qu'on vous prenne en considération. Alors, comme une fissure à la plaie béante, un cri déchirant vous échappe, volant par dessus la maisonnette et allant se fracasser en un écho assourdissant dans le village.

Cette fois-ci, on vous avait entendue.

Oui, ce printemps-là, vous aviez sept ans depuis quelques semaines. Et vous n'étiez déjà plus une enfant.

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