Le Dauphiné

nyckie-alause

Je me demande pourquoi le monde autour de moi essaie de me contraindre. Papillonner sans risque de s'éveiller un beau matin transformée en chenille.

Je me demande pourquoi quand je trébuche il y a toujours quelqu'un pour me dire « tu as de jolies chaussures ! » : déambuler sans faux pas, danser sans anicroche.

Je me demande pourquoi je reste bouche cousue : éclore sans un cri, l'assumer sans remord et sans larme. 

Vraiment, je me demande. 


Qu'en penses-tu ? Peux-tu croire qu'aujourd'hui encore je me pose ce genre de question. Alors que nous avons vécu, croisé le fer des mots et des idées, ouvert des portes pour en refermer d'autres… 

Tout à l'heure j'ai fait passer une tasse de café. L'odeur flotte encore dans la pièce alors que j'ai rincé ma tasse qui sèche sur l'égouttoir, que j'ai rentré la sous-tasse dans le tiroir car elle n'aurait pas de souvenir de ce qui vient de se produire. Demain, quand je reprendrai ma procédure matinale je saisirai la même sous-tasse pendant que coule le café. Elle sera posée en pleine lumière, éblouie par le soleil matinal. Elle ressentira la chaleur du breuvage par porcelaine interposée. Elle souhaitera peut-être une éclaboussure dans l'espoir de passer son après-midi sur l'égouttoir. Elle rêve d'une vie semée de quelques embûches ou anicroches plutôt que rejoindre encore une fois le havre faussement rassurant de cet enfermement. Si elle pouvait tomber, se briser, pense la suivante dans la pile, j'aurais enfin ma chance.

Qu'en penses-tu ? Vas-tu croire qu'après avoir bu ce café, noir comme la nuit, je vais enfiler mon manteau, prendre mon sac, chercher mes clefs comme tous les matins, chausser ces mocassins rouges et partir en trombe sur le chemin qui grimpe jusqu'à Botzaris ? En général, les gens sourient quand ils remarquent la couleur de mes chaussures. Et les regards remontent, remontent et les sourires s'amenuisent : les bas orange ça reste drôle, la jupe grise, ça va encore. Le manteau noir aux boutons noirs, l'écharpe noire, le sac noir. Une surface qui dévore la lumière avec une avidité qui effraie. Certains changent de cap à ce constat, s'éloignent, regardent résolument les panneaux publicitaires. Très peu d'entres eux me reconnaissent.

Ce sont les yeux, mes yeux. Moi-même, quand je les croise dans le miroir du distributeur de friandises, je sursaute. La lumière artificielle de la station cligne et clignote et mes yeux en semblent recouverts d'écailles, de facettes. 

Alors, me diras-tu, es-tu prête à prendre ton envol ? Je secoue énergiquement la tête, je frotte l'une contre l'autre mes élytres, je défroisse ces ailes noires en ouvrant mon manteau — leur envers est bien plus coloré — , je plie et déplie mes genoux pour assouplir ces articulations chitineuses un peu grippées. Quand la rame s'arrête je me recule dans un coin d'ombre. Trop de monde. Trop de bruit. Trop de danger à se frotter à ce monde-là. Je crois bien que je n'y survivrais pas. Le prochain train je serai prête… ou le suivant. En attendant je joue un peu : comptant les passagers arrivés à destination, inspectant les prochains qui descendent les marches comme prenant leur vie en marche arrière, affichant l'air de n'être pas ici, rêvant d'ailleurs inaccessibles. 

Quelques fois, je ne monte qu'à la quatrième rame. Je me demande si, je me demande pourquoi, je me demande quand… quand soudain « Puis-je m'asseoir à côté de vous ? ». Mais quelle incongruité ! Celle-ci, c'est une femme, celle-ci ne se rend pas compte que nous sommes dans le métro. Elle s'imagine qu'elle est à la campagne et qu'à cette question, qu'elle vient de me poser, va s'en suivre, elle n'en doute pas, une réponse. Et d'une réponse à la prochaine question qu'elle me posera, d'une chose à une autre, nous en serons à tenir une conversation. Prends-tu la mesure de ce que cela pourrait signifier pour mon avenir, pour notre avenir ? Je ne serais plus à quêter tes mots et tes regards. Je pourrais me voir par les yeux d'une autre personne. 

Essayons un acquiescement, un signe de tête, un geste une invite… Elle s'assiéra sans mot dire et des phrases importantes resteront au fond de ma gorge. Je regarderai ailleurs, le noir du tunnel sur la vitre qui me renverra le reflet de sa présence. Je n'y échapperai pas. Aussi j'ajoute « avec plaisir ». 

— Je suis un peu perdue. Provinciale en fait, pas perdue mais extrêmement provinciale. 

— Je vois dis-je d'un air entendu. Provinciale ? 

En prononçant ce mot, je vois les champs herbus, les bois de bouleaux aux contrastes saisissants, les chemins creux qui longent des rivières, les cris d'animaux que l'on n'aperçoit pas ; je sens le vent et le soleil, l'humidité que le matin génère, l'odeur acre et sucré de l'herbe écrasée ; les tiges qui ploient sous le poids des insectes qui s'y cramponnent. 

« Provinciale, mais la province ce n'est pas un endroit déterminé, c'est juste un ailleurs, un peu plus loin, ou carrément trop loin. » 

— Le Dauphiné, répond-elle en se levant pour descendre. A bientôt.

Le cri pneumatique des portes qui se referment couvre ses derniers mots. Encore deux stations et ce sera mon tour. Je rangerai proprement mes ailes en rattachant les boutons de mon manteau, je relèverai la bandoulière de mon sac sur mon épaule, je ferai un ou deux tours supplémentaires autour de mon cou avec mon écharpe noire et, d'un pas décidé j'entamerai l'ascension jusqu'à la surface. Dehors un bon gros ciel gris m'attendra, posé sur le gris de l'asphalte, le gris des arbres dénudés, l'odeur orange du café, la senteur verte de l'urine au coin du square, le parfum jaune et bleu de l'étal de l'épicier arabe… Alors, je ne regarderai plus devant moi, je fixerai mes pieds mouvants, et mes chaussures. Rouges mes chaussures. Hypnotiques et rouges. Je n'écouterai pour les minutes de liberté qui me restent que les légers grincements de mes semelles sur l'humide du trottoir, comme de petits baisers qui s'envolent, comme des papillons qui cherchent où enfin s'accrocher pour fabriquer des dizaines ou plus de petites chenilles.

Je me demande combien chaque papillon est capable de produire de ces petites choses vivantes et dévorantes. Un jour, j'en ai rencontrée une, couleur salade, dans ma salade. je lui ai abandonné la feuille entière sur ma fenêtre. Quand je me suis aperçu qu'elles, la chenille et la feuille, avaient disparu, j'ai pensé que, dans un premier temps la chenille avait mangé toute la feuille et s'en était allée. Dans un second temps j'ai plutôt imaginé qu'elles avaient toutes deux fini dans la jabot d'une corneille.

Voilà. Je suis arrivée. Je pousse la porte et grimpe en courant l'escalier. Tu vas me demander si tout va bien, tu le fais tous les jours, sauf le dimanche. Et moi, comme tous les jours, je ne saurai que répondre… 

— Le Dauphiné. Sais-tu où c'est le Dauphiné ?

  • Je dirais qu' "Elle" n'est pas à sa place. Un peu perdue comme cette chenille qui atterrit sur le rebord d'une fenêtre alors qu'elle devrait être dans un potager, à déguster sa salade. Cela me fait penser aussi à cet oedycnème criard (un oiseau migrateur) qui s'était égaré dans mon village. La Ligue des Oiseaux à qui je l'ai confié, l'a relâché dans son milieu.
    Quel sera l'élément déclenchant qui lui donnera le courage de s'envoler vers la vie qui lui convient ? Trop étriquée dans sa chrysalide, elle finira par s'étioler et s'asphyxier, sans pouvoir en sortir.
    Mais l'envie est là, la vie la pousse à agir. Patience...
    Très beau texte, bien écrit, les comparaisons sont magnifiques. Seule inquiétude : la tasse qui préférerait être brisée plutôt qu'enfermée dans son placard. La vie mérite mieux que de tout casser définitivement.

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

    • Tu m'as l'air sacrément calée en oiseaux ! C'est la sous-tasse suivante dans la pile qui souhaite la disparition de celle du dessus pour profiter un peu de la chaleur du breuvage à travers la porcelaine… tu vois le concept, être calife à la place du calife.
      Merci de ton commentaire qui me donne raison je crois d'être revenue parmi vous après une longue absence.

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      nyckie-alause

    • Excuse-moi d'avoir mal lu ton texte... Je comprends mieux. En tout cas, ravie de te retrouver parmi nous et pour longtemps, j' espère :)
      Quant à ma soi-disant connaissance des oiseaux, je connais maintenant celui dont je t'ai parlé pour avoir croisé sa route, une nuit froide de grand vent. Il était perdu, blessé, effrayant à force d'être effrayé. Je l'ai recueilli, intrigué par cet oiseau de la taille d'un poulet que je n'avais jamais vu et qui a tracassé tout de suite mon imagination. Le lendemain, je l'ai confié à la Ligue de Protection des Oiseaux locale qui l'a guéri et relâché dans son environnement.

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Sourire !

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      nyckie-alause

  • J'aime ta sensibilité du bout des pieds rouges à l'écharpe noire, j'aime ce tableau vivant de couleurs, de parfums et de musiques..Ceux de la vie et de la ville, ceux qu'on projette dans la lueur d'une rencontre, comme l'image d'une lanterne magique. Merci pour ce cadeau.

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Momo 2

    momo84

    • C'est toi que je remercie pour ce commentaire tellement heu … "littéraire" ? Je suis heureuse de t'avoir touchée par mes mots.

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      nyckie-alause

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