Le défi (fin)

Il m'a expliqué la place des étoiles dans le ciel, la lune, le phénomène des marées, on était penchés  sur son beau livre, sur les marches de la bibliothèque et souvent nos mains se frôlaient. Ce n'était pas encore l'été mais il faisait déjà très chaud. Mes rapports avec Lucas s'étaient améliorés, j'étais devenue plus gentille, j'aurais aimé lui rendre des services, lui porter de l'aide moi aussi mais on aurait dit qu'il se suffisait à lui-même, qu'il n'avait besoin de personne, si ce n'est d'amitié, de mon amitié. Parfois j'écrivais des poèmes en pensant à lui, des brouillons qui finissaient à la poubelle.  Il avait un je ne sais quoi de naïf, d'enfantin, ça n'enlevait rien à son intelligence. Il me rappelle ces jeunes qui portaient les livres des jeunes filles dans le temps, un temps révolu à présent. Chez nous il n'y a pas de bal en fin d'année comme en Amérique, alors je l'ai invité au feu de la Saint Jean la semaine prochaine. Il a un peu rougi en souriant, ça m'a fait craquée, je suis raide dingue de lui. Si on ne nous connaissait pas les gens croiraient qu'on sort ensemble. On ne se voit qu'au bahut pourtant, en dehors des heures de cours, chacun reprend sa vie de son côté. Quand je vois la grande ourse, je pense à lui, au clair de la lune, je pense à lui, je ne voulais pas devenir amoureuse, j'ai perdu ma liberté. Comment m'en sortir? Sur les marches de la bibliothèque (ça me fait penser à la comptine "aux marches du palais"), on est encore assis à regarder son beau livre sur l'espace, c'est devenu notre rendez-vous rien qu'à nous, je prends ça comme un privilège sacré. Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai envie de pleurer, de tout lui dire, la lune, les étoiles, ma liberté, mon amour pour lui. Lui prendre la main, malgré tout. Me lancer, me jeter à l'eau quitte à me noyer, je ne sais plus où j'en suis, je n'ai pas de bouée, pas de filet de secours.

"Manon? Tu m'écoutes?"

C'est lui qui me parle. Je lui réponds:

"Je suis comme une femme à la mer j'ose lui dire. ça me fait penser à Rose dans le Titanic mais en moins dramatique.

- Quoi?

- Sors-moi de là s'il te plaît!

- De quoi tu parles?

- Imagine que je suis une femme à la mer. Qu'est-ce que tu ferais? Tu plongerais pour moi?

- Oui... je crois. Je t'enverrais une bouée... Mais pourquoi...?

C'est là que je lui prends la main et lui dis:

- Chut, ne dis plus rien".

Je savoure ce moment comme une glace au chocolat qui dégouline sur mes doigts. Je porte sa main à ma bouche, je me fiche que les gens puissent nous voir, c'est ma vie. Lucas me regarde ébahi, les yeux comme deux ronds de flan. Il ferme le livre, bouche bée, j'entends ricaner autour de moi, ça sonne, faut retourner en cours. J'entends quelqu'un qui dit:

"Qu'est-ce que j'avais dit?"

C'est Karim, il avait parié avec Lucile que je prendrai la main du garçon que j'aime avant la Saint Jean. C'est demain la Saint Jean, Lucas et moi on se lève, je me sens légère comme tout. L'amour c'est un drôle de phénomène, ça Lucas pourra pas me l'expliquer, rien à voir avec les cours de maths, si l'amour était enseigné au collège, je dirais que c'est comme l'éther, l'air le plus pur qui remplit les espaces célestes.