Le dernier cerf-volant

Giorgio Buitoni

L'attente...

Hier, j'ai acheté un cerf-volant. En forme de losange jaune avec une queue orange. Ce matin, je l'ai fait voler sur la plage face à la maison quand une bourrasque venue du large l'a rabattu sur le sable ; la baguette de bois de l'armature centrale s'est brisée. J'ai enroulé le fil autour des poignées et je me suis souvenu de la colle à bois dans le tiroir de la cuisine. J'ai regagné la maison avec le cerf-volant sous le bras ; Mona n'était pas là. Je suis allé dans la chambre : la penderie était vide. Sur le lit, il y avait un mot :

« Georges, je pars, il faut partir... Mona »

Je suis retourné dans la cuisine, j'ai ouvert le tiroir et sorti le tube de colle à bois. J'ai posé le cerf-volant sur la table et pressé sur le tube : la colle refusait de couler ; elle avait séchée. J'ai fourré la lettre de Mona dans la poche de mon manteau et j'ai pris la voiture. A la radio, le président parlait d'une voix tremblante. Cassée. J'ai conduit en longeant la mer jusqu'au centre ville ; une longue file d'hommes et de femmes à bicyclettes, chargés de lourds sac-à dos, roulait en sens inverse sur la route. Des enfants étaient assis à l'intérieur de paniers sanglés aux guidons et aux portes bagages. J'ai pensé à Mona... Il me fallait de la colle. Près du port, je me suis garé devant une quincaillerie et je suis entré. Le marchand était occupé à emballer une partie de sa marchandise dans des cartons. Au comptoir, deux hommes s'insultaient. Le propriétaire a levé un œil sur moi.

« Dépêchez-vous, j'emballe tout et je ferme, mon gars. 

– Il me faut de la colle à bois. »

Le marchand a tendu le doigt vers l'arrière de la boutique, là où se trouvaient des marteaux, des vis et des clous. La colle m'attendait sur l'étagère du milieu. J'ai choisi la moins chère et me suis dirigé vers le comptoir pour régler. Les deux hommes se tiraient par le col, le teint rouge et le souffle court. Près de la caisse étaient posés différents objets, dont une gourde et un thermos à café neuf. Le prix pendait encore au bout d'un fil.

« Je l'ai pris le premier, disait l'un des deux hommes.

– Tu rêves, mon gars », disait l'autre.

Le marchand a abandonné ses cartons et a fait le tour du comptoir.

« Quand vous aurez fini de vous battre, vous deux, je pourrais encaisser le monsieur ! »

Les deux types se sont écartés de la caisse en continuant à s'insulter.

« Quatre euros vingt », annonça le marchand.

Je payais la colle en liquide et sorti. Au large, le soleil jouait entre les nuages noirs. Mona avait sans doute pris le ferry jusqu'à Porstmouth, vers l'Angleterre. J'avais envie d'une bière. Je ne bois jamais avant la fin d'après-midi. Mais je ne pouvais pas rentrer. Pas tout seul. J'avais encore le temps avant que... tout commence. J'ai suivi la marina jusqu'au bar le plus proche – Le bar des goélands. Nous y buvions souvent une bière ou deux le dimanche avec Mona, après avoir regardé les bateaux. Le bar semblait fermé. Le rideau de fer était à moitié tiré sur la façade de bois vermoulue. Des voix provenaient de l'intérieur ; j'ai passé la tête sous le rideau pour jeter un œil : des clients étaient assis et parlaient fort. Les mouettes volaient bas et hurlaient dans le ciel. J'ai franchis la porte, à moitié courbé, et me suis accoudé au zinc. Derrière la baie vitrée donnant sur la mer, le voile de nuages noirs, couleur d'hématomes, avançait rapidement vers la terre - le vent n'était pas tombé. J'avais bon espoir de faire voler le cerf-volant avant la nuit. Le barman habituel, un torchon à carreau sur le bras, me salua d'un clin d'œil :

« Sale journée, pas vrai ?

– J'ai cassé mon cerf-volant… 

– Une bière ?

– Une bière. »

Le barman coula la mousse dans un verre et le posa devant moi. Les trois autres clients étaient des petits vieux au teint rougeaud et aux cheveux gris. Ils étaient vêtus de cirés, de casquettes et de bottes en caoutchouc. Deux conversaient assis à la table derrière moi. Le troisième était accoudé au bar à ma gauche, le nez planté dans sa bière.

« Je savais qu'elle reviendrait, Louis, disait l'un des vieux assis à la table. Elle revient toujours.

– Ouais, ma grand-mère disait ça aussi », répondit l'autre en essuyant sa moustache sur sa manche.

J'ai sorti le tube de colle de ma poche de manteau et commencé à lire l'étiquette. Le petit vieux accoudé au bar a dit :

« Je ne peux pas partir, vous comprenez ? »

J'ai hoché la tête et il a continué :

« J'ai toujours habité cet endroit, mes parents y sont nés et ma femme y est enterrée. Vous croyez qu'ils pourraient se tromper, Monsieur ? 

– Je ne sais pas. Ma femme est partie ce matin, et je dois recoller mon cerf-volant. »

Le vieux a dodeliné de la tête et bu une gorgée de bière.

« Vous croyez qu'on doit les croire ? Enfin, ce qu'ils disent à la télé ? Qu'il faut partir ? Cette maison, c'est tout ce que je possède, vous savez et… »

Mon téléphone vibra dans la poche de mon manteau.

« Excusez moi, je dois répondre, c'est ma femme, Mona. »

Les deux vieux ont ricané dans mon dos.

« Hé, Louis, encore un qu'est cocu avec les Anglais ! »

J'ai pris l'appel sur mon téléphone :

« Mona ?

– Georges, je…

– Ou es tu ?

Mona soupirait au bout de la ligne.

« Tu te doutes, non ?

– Oui…

– Rejoins-moi, fait pas l'idiot. Il y a encore des places pour le ferry. Et je crois que j'ai oublié mon alliance sur la table de nuit.

– Ici ou ailleurs, c'est pareil, je crois. Tu…

– Non, ce n'est pas pareil ! Ce n'est pas pareil ! Tu m'entends !

– Je vais attendre ce soir, je crois. Pour voir.

– Il n'y aura rien à voir, Georges ! Rien ! Je peux t'attendre à l'embarcadère pour le prochain bateau, mais pas… »

Et la voix de Mona se tut. L'écran du téléphone affichait : « pas de réseau. » J'ai siroté ma bière et pensé au cerf-volant dans la cuisine. A la baguette de bois brisée par le vent. Il faudra peut-être la remplacer ou ajouter du ruban adhésif si la colle ne suffit pas. Derrière la baie vitrée du bar, quelques bateaux de plaisance commençaient à prendre la mer. A bord, des silhouettes s'affairaient sur le pont. Les enfants étaient blottis à la poupe. Les plus grands aidaient à décrocher les amarres. Les voiles gonflaient au vent comme des abcès jaunes et blancs. Le barman dit :

« Vous allez rester en ville, n'est-ce pas ?

– Je dois réparer mon cerf-volant avant ce soir.

– Vous avez une cave dans votre maison ?

J'ai secoué la tête.

« Vous pouvez attendre ici, sinon… dit le barman

– Ouais, nous on reste tous ici, mon gars, dit le vieux derrière moi. On la verra mieux venir, cette salope ! Pas vrai, Louis ?

Les deux vieux à la table se marraient. J'ai terminé ma bière et tendu un billet au barman.

« Vous plaisantez ! Personne ne paye, aujourd'hui. C'est pour moi. »

J'ai ramassé mon billet, remercié et salué les quatre hommes avant de repasser sous le rideau de fer. Dehors, la plupart des bateaux avaient filés vers la mer. Au ponton numéro treize, un homme brandissait une arme vers l'un des voiliers encore apponté. A bord, une femme et deux fillettes se serraient dans les bras. Un homme était debout devant elle. Il tendait les mains vers l'agresseur au revolver. Le coup partit et l'atteignit à la jambe ; il tomba à genoux sur le pont. L'homme au revolver fit signe à l'équipage de descendre. Il fit signe avec son arme. La femme et les deux fillettes épaulaient l'homme blessé. Tous les quatre débarquèrent sur le ponton. L'homme au revolver se jeta à bord du bateau et largua les amarres. La femme et les deux fillettes étaient toujours sur le ponton autour de l'homme blessé à la jambe. Je touchais le tube de colle dans ma poche et j'avançais vers les terres. Il était près de midi à ma montre. J'avais le temps pour un sandwich avant de rentrer. Avant de bricoler la baguette du cerf-volant. J'ai marché contre le vent vers le vieux phare et les boutiques à touriste. Je pensais à l'alliance de Mona sur la table de nuit. Pourquoi l'avait-t-elle retiré ? Qu'est ce que ça pouvait faire l'Angleterre ou ici ? Les vieux avaient raison. Bientôt, la salope serait aussi en Angleterre. Puis partout. Ensuite les maisons repousseraient avec les arbres et les fleurs. Comme à chaque fois. Et on verrait à nouveau des cerfs-volants planer dans le ciel.

Après l'ascension d'une longue pente abrupte en fronton de mer, j'arrivais essoufflé à proximité des boutiques. Non, loin du vieux phare. Les embruns, rabattus par le vent, piquaient mon visage. Une odeur de friture me mettait l'eau à la bouche. Au sommet de la route, un petit périmètre de riverains brandissait des banderoles. Ils se donnaient de l'espoir en criant des slogans vengeurs à l'océan. Je me faufilais parmi eux, et me dirigeais vers L'auberge du phare. Ici même, il y a dix ans, j'avais demandé Mona en mariage. Puis nous avions fait l'amour dans la voiture. A croire que le monde avait tourné sans nous depuis. Mal tourné. J'entrais dans la petite auberge avec une envie de pleurer. Elle baignait dans une odeur de feu de bois et d'humidité. La salle était vide, à l'exception d'une femme en robe longue. Assise seule à une table près de la fenêtre, elle picorait une assiette de frites et lisait un vieux journal. Dans le foyer de la cheminée rougeoyait un feu de bois. Devant la porte des cuisines, le serveur s'essuyait les yeux avec un mouchoir ; il pleurait. A mon arrivée, il se dirigea vers moi et s'efforça de sourire.

« Monsieur, c'est agréable de vous revoir. Madame n'est pas avec vous ? »

Il comprit son erreur et enchaina :

« Aujourd'hui, évidemment tout est gratuit, profitez-en… »

Je commandais un sandwich aux rillettes et une part de tarte aux pommes avec un verre de vin rouge. La femme m'observait en grignotant ses frites centimètres par centimètres. Elle désigna la chaise vide face à elle. Son sourire me rappelait Mona. Ses cheveux noirs étaient dissimulés sous un béret de laine irlandais. Elle dit :

« Au point où en est… »

Je m'assis à sa table et elle me montra une page du journal qu'elle lisait – un article sur le retour triomphal d'une chanteuse que je ne connaissais pas. La femme au béret souriait avec ironie. Les lèvres retroussées d'un seul côté.

« Ca fait un peu vieux con, la nostalgie, mais c'est plaisant en ces circonstances, vous ne trouvez pas ? »

Elle replia le journal et me montra la date en première page. Un journal de l'an dernier. Elle prit une frite dans l'assiette et dit :

« J'ai envie de faire des choses complètement stupides et inutiles, aujourd'hui. »

Je hochais la tête. Le serveur revint des cuisines avec ma commande. Il la déposa sur la table, jeta un regard à la jeune femme et se remit à pleurer.

« Excusez-moi, c'est plus fort que moi… »

Il retourna se poster devant la porte des cuisines et se moucha bruyamment dans son mouchoir.

«  Vous vous y connaissez en cerf-volant ? j'ai demandé à la femme en croquant dans mon sandwich.

– En cerf-volant ? Eh bien, vous alors ! Vous êtes un marrant ! »

Je la regardais dans les yeux. Ils étaient verts. Comme certaine algues. Il faisait bon et l'odeur du feu me rappelait Mona. Ma demande en mariage. La femme reprit :

« La dernière fois que j'ai fait voler un de ces machins, j'avais dix ans. Pourquoi ?

– Il faut bien faire quelque chose, non ?

– On se comprend. Je m'appelle Judicaëlle.

– Georges. »

Elle ajusta son béret sur sa chevelure noire et s'humecta les lèvres. Les rillettes avaient un gout graisseux et farineux ; j'avalais une gorgée de vin rouge. On entendait des coups de feu lointains, portés par le vent. Derrière la fenêtre, se dressait le vieux phare de crépis blanc et son anneau ventral bleu marine.

« C'est horrible à dire, mais… j'apprécie ce moment, je me sens comme… libérée. Comme si nous avions tous attendu cela avec impatience. 

– Certain attendent et d'autres virent fous. Dans les deux cas, les masques tombent, c'est certain. »

La tarte aux pommes était glacée et la pâte molle et imbibée d'eau. Probablement sortie du réfrigérateur après quelques jours au frais. Le cuistot avait sans doute fichu le camp, comme les autres. Judicaëlle alluma une cigarette et croisa les jambes de profil, face à la cheminée.  L'échancrure de sa robe dévoilait le haut de ses cuisses. Elle me tendit son paquet.

« C'est drôle, j'ai toujours cru que je mourrais du tabac », dit-elle.

Un fou rire irrépressible montait dans ma gorge. Mona se mit à rire aussi. Par empathie. Un ricanement nerveux.

« Qu'y-a-t-il de si drôle, Georges ? »

Elle rit de plus belle, et fut bientôt incapable de parler. C'était bon de la voir rire. Son sourire me rappelait Mona. Je tirais une cigarette du paquet et elle l'alluma. La tension sourde dans mon ventre revint. Judicaëlle se tourna face à la cheminée. Elle fumait lentement de profil, le regard fixé sur les braises. Le serveur reparut :

« Des cafés ?

– Non, merci... Je dois réparer mon cerf-volant. »

Je tachais de sourire a l'employé qui pinçait les lèvres. Judicaëlle tourna son visage vers moi. La peur la rongeait. Le tabac n'aurait pas sa peau. Elle s'en rendait compte. Minute après minute. Le temps était compté. Je dis en enfilant mon manteau :

« Pourquoi ne partez-vous pas ? Le dernier ferry s'en va dans deux heures. Vous avez le temps de…

– Vous me le montrez ?

– Quoi ?

– Votre cerf-volant ! »

Avant même une réponse de ma part, elle ramassa son gilet de laine torsadé sur sa chaise et se leva. Nous sortîmes sous le regard humide du serveur. Il verrouilla la porte derrière nous et retourna le panneau « fermé » contre la vitre. Nous redescendîmes la longue pente en silence. Le vent fouettait nos visages. Le port était désert. Quelques animaux abandonnés couinaient aux abords des pontons d'amarrages. Des chiens.

« C'est agréable, ce silence, vous ne trouvez pas ? On dirait que quelqu'un a coupé le son du téléviseur.

– Avant de le faire faire voler, il faudra solidement le réparer. Le vent est violent. »

Judicaëlle essuya une larme sur sa joue. Je pris son bras et nous retournâmes à ma voiture parquée devant la quincaillerie. Le patron avait fermé sa boutique. Le ciel était à présent totalement opaque, drapé d'un linceul anthracite. Aux devantures de vieilles bicoques, face au port, des personnes âgées avaient sorti leur tabouret et s'étaient assis. Ils regardaient l'horizon en se tenant par la main, un châle sur leurs épaules maigres. Sur le pavé humide des flaques de sang éparses s'écoulaient entre divers objets abandonnés ou tombés au sol dans la précipitation. Des peignes, des montres, des verres cassés, des flacons de médicaments...

Judicaëlle et moi fîmes la moitié du chemin du retour en silence, contemplant les nuages bouillonnant au dessus de la mer. A la radio, la voix des commentateurs s'étaient tues. Du rock passait en boucle. Des airs de Chuck Berry et de Led Zeppelin.

« Vous leur avez dit ? demanda Mona

– Quoi ?

– Que vous les aimiez.

– Nous ne sommes pas dans un film, vous savez. Dans la vie, on n'a pas le temps ; il est toujours trop tard, quoi qu'on fasse. »

Je me garais devant notre maison. J'avais habité ici dix années durant avec Mona. Et maintenant, il fallait faire vite. Nous passâmes la porte d'entrée et nous dirigeâmes vers la cuisine, encore frissonnant. Le cerf-volant attendait sur la table. La baguette centrale n'était pas brisée complètement, quelques échardes de bois maintenaient les deux morceaux ensemble. Je montrais la cassure à Judicaëlle.

« C'est réparable, vous croyez ?

– Le vent est assez fort… Vous avez du bourbon ou quelque chose ? »

Judicaëlle s'assit sur une chaise près de la gazinière et allongea les jambes. Je sortis une bouteille de whisky d'Ecosse du placard et lui servit un verre.

« Merci. »

Elle ôta son béret de laine et secoua la tête ; ses cheveux noirs, épais, s'ébrouèrent puis retombèrent sur ses épaules. Sa beauté me parut plus évidente. Elle but une gorgée de Whisky. Je m'asseyais à la table devant le cerf-volant.

« Vous êtes marié ? »

Judicaëlle balayait du regard les cadres aux murs de la cuisine. Des photos de de Mona et moi.

« Jusqu'à présent, oui.

Vous l'aimez ? »

Je lui jetais un regard de côté ; elle rougit.

« Pardon, c'était une question idiote. »

Je débouchais le tube de colle à bois et encollais la surface de la baguette à l'endroit de la brisure, puis je la redressais afin de joindre les deux morceaux ensemble. Je pressais avec deux doigts quelques secondes et reposait doucement le cerf-volant sur la table.

« Je vais le solidifier avec du chatterton, puis nous attendrons que la colle prenne complètement. »

Judicaëlle se leva et se planta devant la fenêtre de la cuisine, son whisky à la main. Elle regardait vers la plage.

« Vous croyez qu'ils viendront par l'ouest ? 

– Oui, par la mer. C'est le plus logique. »

Je sortis un rouleau de chatterton noir du tiroir de la cuisine et consolidais la baguette du cerf-volant. Judicaëlle alluma la radio – c'était Strawberry field, des Beatles.

« Dans ces moment-là, on est sensé avoir envie de se saouler ou de faire l'amour, non ? C'est drôle, j'ai plutôt envie de danser. »

Elle fit quelques pas chaloupés sur le carrelage. Son bassin étroit ondulait sur Strawberry field. Elle claquait des doigts en mesure au dessus de sa tête. J'eu encore envie de rire. Elle sourit. Mona souriait comme ça aussi. Comme si rien n'avait d'importance. Elle devrait être à bord du dernier ferry, à présent.

«  Regardez, je me débrouille bien ! »

Judicaëlle tournait sur elle-même. Ses cheveux se soulevaient au dessus de ses épaules. Je me servi un whisky. Il avait meilleur goût que dans mes souvenirs. J'avais envie de briser quelque chose. Je lançais le verre contre le mur ; un cadre tomba et le verre s'éparpilla sur le sol en petits éclats translucides. Judicaëlle cessa de danser et jeta à son tour son verre contre la cloison ; elle se mit à rire. Je ris aussi. Un rire d'enfant.

« On va mourir, pas vrai ? » dit-elle.

Je regardais ma montre ; elle indiquait dix-sept heures. Bientôt, elle serait là.

« Venez. La colle a dû sécher à présent. Il faut nous dépêcher. »

Je ramassais le cerf-volant sur la table et tirais sur la baguette afin d'éprouver la solidité de mon bricolage. 

« Ça devrait tenir… Au moins le temps de l'essayer.

Judicaëlle me regardait. Elle tâchait à nouveau de camoufler sa chevelure sous son béret de laine. 

« Vous avez peur, Georges ?

– J'ai eu peur toute ma vie. Finalement, ça ne change rien… »

Je remis mon manteau et me dirigeais vers la porte d'entrée avec le cerf-volant. Judicaëlle me suivit, vêtue de son gilet de laine torsadé. Elle avait emporté la bouteille de whisky. Nous sortîmes, le vent se prit immédiatement dans la toile du cerf-volant et je dû le plaquer contre moi pour éviter qu'il ne s'envole. La queue orange claquait dans notre dos comme un serpent furieux. Dans ma poche, je pris le mot écrit par Mona ce matin et le laissais virevolter vers les dunes. Judicaëlle se pressa contre moi en hochant la tête. Nous nous dirigeâmes vers la plage. L'horizon était d'un noir pétrole. La mer moussait, blanche et vert de gris. Nos chaussures s'enfouissaient dans le sable. La plage était déserte. Toute à nous.

« La marré est basse, avançons encore. Jusqu'au sable mouillé. Ce sera plus simple pour le manœuvrer. »

Judicaëlle restait silencieuse. Elle fouillait l'horizon, à l'ouest, et me tenait par la taille. Le sable devint ferme sous nos pieds et je fis halte. Dos au vent.

« Prête ?

– Allez-y. Faites le voler votre fichu cerf-volant. »

Elle s'écarta, puis tomba à genoux dans le sable humide. Elle s'assit sur ses talons et but une gorgée de whisky au goulot. Je lâchais le cerf-volant ; il décolla immédiatement, emporté par le vent violent. Je lâchais du fil rapidement et il gagna en altitude. La tension dans mes poignets était forte ; le bricolage de la baguette ne tiendrait pas longtemps. Juste ce qu'il faut, peut-être. Le petit losange jaune planait haut dans le ciel. Je lui fis exécuter des huit réguliers au dessus de nos têtes. Judicaëlle souriait. La longue queue orange ondulait au ciel et je sentis quelque chose en moi s'éveiller. Un espoir. Lorsque la lumière blanche éblouissante, comme un flash d'appareil photo, apparut enfin à l'horizon, Judicaëlle souriait toujours. Puis la baguette du cerf-volant se brisa et la lumière blanche dévora tout.

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