Le goûter

violetta

Le goûter

Un après-midi d’automne, à 16 heures.

Suzanne : Vieille dame qui invite

Monique et Denise : Vieilles dames invitées

Eve : Fille de Suzanne

Devant l’interphone d’un immeuble

Monique - … pourtant c’est ce que j’ai fait : 4635, et ça ne s’ouvre pas !

Eve - Vous allez chez Madame Lagrange ?

Monique - Oui.

Eve - Je suis sa fille.

Monique - Suzanne, votre fille est là, elle a essayé d’ouvrir la porte et ça ne marche pas non plus, je croyais que c’était moi qui m’étais trompée. Je vous la passe.

Eve - Allô Maman ? Oui, il n’y a plus d’électricité, le digicode est éteint. Tu peux venir nous ouvrir ?

Monique - Eh bien heureusement que vous êtes arrivée, je croyais que je n’avais pas fait le bon numéro.

Suzanne - Ah ce n’est pas de chance ! J’ai pris ma lampe de poche pour venir vous ouvrir, il fait noir dans le couloir.

Monique - Heureusement que votre fille est arrivée, je croyais que je n’avais pas fait le bon numéro. Heureusement que j’ai toujours mon portable avec moi, j’ai pu vous appeler.

Suzanne - Moi aussi j’aime bien avoir mon portable sur moi quand je sors. Pour appeler si j’ai besoin. Parce que sinon je l’éteins toujours. Je n’ai pas envie de répondre quand je marche, quand je suis dans la rue. On n’a pas été habituées à ça, nous. Denise vient de m’appeler, elle est en route.

Monique - Ah ! Je croyais que j’étais la dernière.

Suzanne - Mais non, pas du tout. Mais j’avais dit 15h30.

Eve - On monte ?

Monique - Allez-y, moi je reste pour ouvrir à Denise parce qu’elle ne pourra pas entrer, avec cette panne.

Suzanne - Non non, on reste avec vous. Elle vient de m’appeler, elle ne va pas tarder.

Monique - Qu’est-ce qu’il fait froid ! Et il y a un vent ! Tout à l’heure j’ai cru que j’avais perdu ma carte d’identité. Ca m’a énervée et quand je m’énerve, j’ai des suées ! J’avais le cou tout mouillé, du coup je suis rentrée chez moi mettre un pull à col montant à la place de mon chemisier, parce que c’est un coup à prendre froid.

Suzanne - Ah oui on ne sait plus comment s’habiller.

Eve - Tu es descendue sans manteau, tu n’as pas froid ?

Suzanne - C’est un peu juste… il fait froid, dans le hall.

Eve - Alors on monte, Denise téléphonera quand elle sera arrivée.

Monique - Des fois, elle n’a pas son portable sur elle. Allez-y, montez, je l’attends.

Suzanne - Non on ne va pas vous laisser.

Eve sort pour voir si Denise arrive (elle habite à quelques maisons de là, sur le même trottoir).

Eve - Je ne vois personne sur le trottoir.

Monique - Peut-être qu’elle ne vient pas de chez elle !

Suzanne - Je commence à avoir vraiment froid, on va peut-être monter.

Monique - Oui mais des fois elle n’a pas son portable sur elle. Si elle vient et qu’elle ne peut pas rentrer…

Suzanne - Je vais aller prévenir Monsieur Jolivet, il saura peut-être réparer ou prévenir.

 

Suzanne s’éloigne avec sa lampe de poche, comme une ouvreuse. Le téléphone de Monique sonne. Impossible de trouver dans quelle poche il est. La sonnerie s’arrête. Monique a enfin trouvé le portable et consulte sa messagerie.

 

Monique - C’est Denise… elle est venue… et comme elle n’a pas pu rentrer, elle est repartie…

Suzanne - Monsieur Jolivet ne répond pas ! Il ne répond jamais quand on frappe à sa porte. Il a peur de se faire attaquer.

Monique - Denise est retournée chez elle parce qu’elle n’a pas pu rentrer.

Suzanne - Oui mais j’avais dit 15h30.

Eve - Eh bien on va la rappeler et elle va revenir.

Monique - Je l’appelle, montez, je l’attends.

Eve - Allez viens, Maman.

Suzanne - Tout de même, elles exagèrent, j’avais dit 15h30, il est 16h15. Je ne suis pas contente.

On monte. Plusieurs minutes après, le téléphone sonne.

Monique - On est en bas, on est coincées.

Eve - Reste là, Maman, je vais les chercher.

Suzanne - Prends la lampe de poche.

Eve - Ca va aller.

Denise - Je suis venue et comme ça ne répondait pas, je suis repartie.

Eve - Tout le monde est là, tout va bien.

Denise - Bonjour Suzanne. Tenez ! J’en voulais un rose, c’était le dernier. Il n’a pas beaucoup de fleurs, mais il est en bouton.

Suzanne - Oh comme c’est joli ! Merci Denise, il ne fallait pas. Posez vos affaires ici.

Denise - Je voulais un cache-pot rose, mais il n’y en avait pas, ils m’en ont mis un blanc.

Monique - Tenez Suzanne, ça c’est une nouvelle variété faite par mon amie. Pêches de vignes, vanille et gingembre. C’est une recette de sa composition.

Denise - Vous pourrez le replanter dans votre jardin. Mais pas tout de suite, il faut qu’on en profite un peu. Ce sera au printemps.

Suzanne - Mmm ça doit être bon. Et comme le pot est joli ! Merci Monique, il ne fallait pas. Oh ! Et des macarons, aussi !

Denise - Comme vous ne répondiez pas, je suis retournée chez moi. Je vous ai téléphoné.

Monique - Je les achète par kilos et je les congèle. Comme ça, quand j’ai besoin de faire un petit cadeau…

Suzanne - Ah en effet le répondeur clignote !

Monique - Il suffit de les sortir du congélateur deux heures avant, et ils sont très bons !

Suzanne - Asseyez-vous, le thé est prêt.

Denise - Bon, n’y pensons plus, c’est fini, détendons-nous.

Eve - La tarte, je la coupe en 4 ou en 6 ?

Suzanne - Regardez, Monique. Sur le dernier pot de confitures que vous m’avez apporté, il y avait un joli couvercle en dentelle. Eh bien il me sert de napperon, vous voyez ?

Denise - Ah la la quel vent ! Et ma chaudière est en fin de vie. Monsieur Clémençon m’a dit qu’il fallait que je la change. Elle date de 1978. C’est une Chaffoteau et Mory. Elle m’avait coûté 10000 francs. En 1978, c’était une somme !

Eve - En quatre ou en six ?

Suzanne - Vous voulez bien du thé ?

Monique - Ca va nous réchauffer.

Denise - Vous pouvez me passer le miel ?

Suzanne - Tu as fait six parts ? Il fallait la couper en quatre.

Eve - Je t’ai demandé deux fois, tu n’as pas répondu.

Monique - Il faut que je vous montre mon petit-fils, César.

Denise - C’est drôle les prénoms qu’ils choisissent maintenant, les jeunes.

Monique - Je l’ai en photo sur mon téléphone.

Eve - J’ai un petit-cousin qui s’appelle Baptiste.

Suzanne - C’était le prénom de mon père.

Denise - Monsieur Clémençon, il s’appelle Baptiste !

Monique - Dans la classe de ma petite-fille, il y a un Tibère !

Denise - Pourtant, ce n’était pas un empereur vraiment recommandable.

Monique - Je ne trouve pas mes photos…

Eve - Les prénoms anciens reviennent à la mode : Antoine, Louis, Lucien…

Denise - Ca ne va pas avec Internet…

Suzanne - Ma grand-mère s’appelait Lucie, ma mère Lucienne, et mon oncle Lucien.

Monique - Mais où sont passées mes photos ? Elles ont disparu de mon téléphone !

Suzanne - Vous revoulez du thé ?

Denise - Pas pour moi, je dors mal…

Monique - Heureusement que j’ai pris mon appareil photo ! Regardez, là, il a deux mois. Maintenant il en a quatre.

Suzanne - Oh ! Quel beau bébé !

Denise - Il a l’air costaud.

Monique - Oh oui, il fait plus que son âge !

Denise - Vous avez vu, ils veulent augmenter la durée du congé de maternité. Ils disent que c’est pour qu’il y ait plus de naissances. Mais pourquoi faire venir des enfants dans une société comme la nôtre ? Il n’y a plus de travail, plus d’argent, plus de place !

Monique - Ah mais je ne la connaissais pas cette photo. Il est beau, en gros plan !

Eve - Tu as dû appuyer sur quelque chose quand tu as pris l’appareil photo, Maman, et ça a grossi la photo.

Monique - Je n’arrive plus à la remettre en normal.

Suzanne - Ah bon j’ai appuyé sur quelque chose ?

Eve - Eteignez et rallumez, ça le remettra en normal.

Denise - J’ai offert à une amie un livre magnifique, Le bonheur de vivre. Elle était dépressive. Elle l’est toujours, d’ailleurs.

Suzanne - Il faudra que vous me le prêtiez !

Monique - Et là c’est le château où vous n’avez pas pu venir, vous savez, Ambreville. C’était splendide ! On aurait dit la Toscane.

Denise - C’est fait exprès.

Suzanne - C’est fatiguant, maintenant, ces sorties, pour moi…

Monique - Vous voyez, là, c’est la première terrasse. Au printemps, ils font un plateau d’échecs avec des narcisses, c’est superbe !

Suzanne - Un petit morceau de tarte ?

Monique - Regardez le paysage autour. En plus, on a eu du beau temps. Chaud, même.

Denise - Et le châtelain est très sympathique, il a beaucoup d’humour. C’est le descendant d’un noble qui a fomenté un attentat contre Napoléon. Il a échoué.

Monique - Oui j’en reveux bien un petit morceau.

Suzanne - Je vais refaire du thé.

Denise – Je vous ai raconté ce qui m’est arrivé l’autre jour, chez le coiffeur ? C’est incroyable ! Figurez-vous que...

Eve - Bon, ben Maman, je vais y aller…

Toutes - Déjà ?

Eve - Euh… j’ai du travail…

Denise - Quel dommage ! On ne vous a pas entendue…

Monique : Vous reviendrez, j’espère !

Eve : Euh oui, bien sûr avec plaisir.

Suzanne : Rentre bien ma chérie. Tu me téléphones quand tu es arrivée ?

Eve : Maman !!!!!

Elle sort.

Monique : Elle est charmante, votre fille, Suzanne.

Suzanne : Qui veut un macaron ?

Denise : Donc j’étais allée chez le coiffeur pour ma mise en plis… C’est toujours Laetitia qui s’occupe de moi d’habitude. Mais là figurez-vous que…

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Extrait du recueil "Ainsi va la vie" déposé à la SGDL

  • Une description fine et touchante d'un goûter de vieilles dames. L'anxiété face à la panne EDF, la fébrilité dans l'attente de l'amie retardataire, les conversations qui se superposent, la "polarisation" autour du téléphone portable, l'importance du moindre détail plantent ce texte dans la réalité.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    11082011025

    amelie_2

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