Le pacte de Cronos

effie

Le ciel est triste ce matin

Il n’a pas mis de couleurs

Et fait pleurer mon coeur

Des frissons m’assaillent

Ma gorge s’enflamme

Mes yeux fiévreux

Voudraient se fermer

Sur l’immensité

J’ai chaud et j’ai froid

La peur m’affaiblit 

Craintes inutiles

Si je réfléchis

Aucune douleur

Juste engourdie

Peut-être est-ce le signe

Qu’il faut faire une pause

Laisser faire le destin

Accepter ce qui vient

Arrêter de lutter

Pour ne pas s’enliser

Le ciel est triste ce matin

Il n’a pas mis de couleurs

Et fait pleurer mon coeur

Tous ils me demandent :

« Quel âge avez-vous ? »

Quarante-trois ans

N’est-ce pas suffisant 

Que puis-je faire d’autre 

Qu’ai-je à apprendre encore 

Quels bonheurs m’attendent 

Quelles embûches me guettent 

Il y a des jours comme ce jour

Où tout me paraît étranger

Je ne me sens ni d’un endroit

Ni d’un autre. Assez, il suffit.

C’est décidé, j’inverse les comptes :

Désormais, l’horloge tournera à l’envers.

Le ciel est triste ce matin

Il n’a pas mis de couleurs

Et fait pleurer mon coeur

Où en étais-je ? Quarante-trois ans ?

Eh bien, non ! Quarante-deux ans,

Quarante-et-un, quarante,

Trente-neuf et, là, STOP :

Je bloque le sablier !

Je lève les yeux sur le miroir,

Ce visage me rappelle quelqu’un,

Quelqu’un que j’ai bien connu,

Mais sans fil d’argent

Sans plis de la peau

Sans taches de soleil.

Je fixe le bleu du regard

Le bleu sans fond.

La tête me tourne

J’ai la nausée

Je vois trouble

Le verre s’obscurcit.

Le ciel est triste ce matin

Il n’a pas mis de couleurs

Et fait pleurer mon coeur

M’accrocher à quelque chose

Vite, avant de perdre pied.

Alors, je reprends mon compte :

Trente-huit, trente-sept

Trente-six, voilà

Je papillonne

C’est bien moi !

Je me reconnais

La peau lisse

Le teint uniforme

Le casque doré

Il suffisait d’y penser !

Tout va bien

J’ai trente-six ans

Le sablier est cassé

Mon apparence est immuable.

Voici mon secret

Je peux vous le dire 

Cela est dit

Cela est imaginé

Tout ce qui n’existe pas existe.

Le ciel est triste ce matin

Il n’a pas mis de couleurs

Et fait pleurer mon coeur

Tous ils me demandent :

« Quel âge avez-vous ? »

Tous des malpolis !

Neuf-mille-neuf-cent-soixante-et-un ans,

Vous êtes content ?

C’est l’âge que j’avais lorsque je suis née, voici 39 ans. 10 000 ans, déjà. Qui l’eut cru ? J’ai atteint la fin d’un cycle. Je suis bonne pour changer de dimension.

Mais qu’ont-ils donc tous à vouloir connaître l’âge des âmes qu’ils croisent. Est-ce que je leur demande le leur ? C’est sans intérêt ! Seule l’image qu’ils me renvoient importe. Elle me satisfait, ou pas. Rien à fiche de leur âge. Et puis, ils seraient sûrement dans l’erreur. Se sont-ils déjà demandé d’où ils venaient ? J’en doute. Combien de vies ont-ils traversé ? Ils n’en savent fichtrement rien. Pas plus que moi, d’ailleurs. Mais, moi, j’ai conscience d’avoir vécu autre chose. C’est juste que la mémoire me fait défaut. A quoi bon ? S’il fallait se souvenir de toutes ses vies antérieures, ce serait au détriment de la présente. Que d’encombrements dans la tête ! C’est déjà bien embrouillé de nos jours ! Il faut TRIER. Ne pas se laisser envahir par tout ce qui est devenu inutile. Il faut apprendre à jeter ! Mais comme je ne suis pas experte en archivage, je crois bien que j’ai jeté pêle-mêle du bon et du moins bon. Au final, il me manque des morceaux de souvenirs qui m’auraient été encore utiles ! J’ai bien compris qu’il fallait faire un grand nettoyage. C’est ce que j’ai fait. J’ai ramassé tout ce qui traînait, encombrant mes pensées, mon cœur et mes placards, et hop, tout balancé. J’ai encore du boulot sur la planche. C’est une occupation quotidienne.

Mais le miracle opère, voilà qui dérange. C’est inexplicable. Petit à petit, le poids sur l’estomac s’allège. Je respire mieux. Je m’affine. C’est un travail de longue haleine. Je n’en aurai jamais terminé. Plus le temps passe, plus la tâche s’alourdit. Et plus je rajeunis. C’est un fait. Aucun doute possible, les albums photos sont là pour le prouver. Les années passent, les expériences s’accumulent et je rajeunis. J’ai dû conclure un pacte avec le temps. J’ai visualisé l’équilibre auquel je souhaitais parvenir. Et je m’y achemine, pas à pas, pensée après pensée, ligne après ligne.

Alors, mon âge ? Chacune de mes réponses ne vaut que pour le jour où je la donne. Je le pense. Je l’écris. Je le crée.  

Le ciel est gai ce matin

Il a mis plein de couleurs

Et fait sourire mon coeur

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