E.G : I-GEAMY

littereves

2316. L’Histoire n’est plus qu’un amas sombre de secrets que l’on s’efforce de garder loin des enfants curieux.

I-GEAMY

Sclavia Alpha

12 novembre 2305

Geamy avait les mains moites et la bouche sèche, comme chaque jour depuis bientôt quarante ans. Un malaise permanent oppressait sa poitrine et menaçait de déclencher une énième crise de larmes. Elle entendait constamment les cris silencieux de son peuple résonner aux quatre coins de sa maison et de son crâne.

Ils souffraient, mais les médicaments douteux qu'on leur administrait les faisaient taire. Demain, sûrement, on viendrait lui dire que c'est son tour. Elle irait tirer l'eau du puits sous la chaleur accablante, arracher les mauvaises herbes sous les morsures du fouet, porter des pierres brûlantes à mains nues.

Mais toutes ces tâches, elle les avait toujours accomplies sans rien dire, sans jamais réclamer ces calmants dont elle craignait les retombées. Toutes ces années, elle n'avait eu qu'une crainte. Être recalée chez les Fléaux ou y être rattachée. Des femmes qu'on obligeait à espionner dans les rues et les maisons afin de traquer celles qui ne respectaient pas l'interdiction d'avoir un enfant. Si l'une des femmes du village s'avérait être une traîtresse et cacher sa grossesse ou son enfant, les Fléaux se chargeaient de l'exécuter devant sa mère.

Toutes ces années, elle avait accepté ces tâches et vécu aux côtés de ses camarades esclaves. Mais aujourd'hui, tout était différent. Elle n'avait plus seulement à se préoccuper de sa petite personne et à panser les blessures toujours plus profondes de son mari. L'oppression s'était décuplée depuis la naissance de son enfant et croissait sans cesse. Elle la broyait de l'intérieur.

Jamais elle n'avait voulu donner naissance à un enfant condamné. Elle s'était efforcée de faire abstraction de sa grossesse afin de s'attacher le moins possible à son enfant, sans succès. Elle l'aimait inévitablement et inconditionnellement. Et ce phénomène la fascinait. Personne ici n'évoquait jamais l'amour d'une mère pour son enfant pendant la grossesse, pour la bonne raison qu'elle était proscrite.

Elle se rappelait cependant une discussion qu'elle avait eue avec son amie Laura alors que cette dernière ne parvenait pas à se remettre d'une fausse couche. Les Fléaux l'avaient repérée avant que l'enfant ne naisse et Laura avait été emmenée dans un cachot pour y être battue jusqu'à ce que mort de l'enfant s'en suive.

Les semaines et les mois défilaient, mais la douleur persistait. Laura était sereine en apparence, ne versait jamais une seule larme, mais lorsqu'elle en parlait, Geamy devinait une douleur aiguë derrière chacun de ses mots.

- Je n'avais jamais ressenti ça Geamy. C'est si étrange de voir qu'un lien aussi profond puisse se créer entre deux personnes qui ne se sont jamais vues, jamais parlé. Les liens du sang sont vraiment surnaturels et indéfinissables. On aime sa famille, qu'on le veuille ou non. Et j'aimais mon enfant plus que tout au monde. Je l'attendais comme le plus grand des maux mais surtout comme le plus beau des cadeaux et j'aurais donné n'importe quoi pour le voir un jour, simplement parce que son cœur battait...Oh Geamy...maintenant que je sais que je ne le tiendrai jamais, c'est pour moi comme avoir attendu quelqu'un dont les autres ne soupçonnaient même pas l'existence.

C'est dans ces moments que l'on se rend compte que l'enfant est un cadeau, qu'il n'est pas un mal mais une chance inouïe. Un cadeau qui peut s'éloigner de nous à chaque instant, purement et simplement.

- Geamy, maintenant chérie.

Son mari venait d'apparaître dans l'encadrement de la porte. Ses cheveux mi- longs désordonnés et le pli que formaient ses sourcils froncés accentuaient son air anxieux.

- C'est beaucoup trop tôt, on risque de se faire voir en pleine journée, Paul. Marcus n'y survivrait pas.

Geamy replia un peu plus sa toge pour masquer le petit visage qui s'y cachait.

- C'est sa seule chance Geamy. Tout le monde est au réfectoire et Helius est en route vers les Élites. Dans une heure il sera trop tard, et quoi qu'il advienne ici ensuite, Marcus ne serait jamais accepté. Si tu veux qu'il vive, il doit le faire loin de nous et de la Sclavia, tu le sais comme moi.

Une larme roula le long de la joue rugueuse de sa femme. Paul s'approcha, et d'une façon plus délicate qu'elle l'en aurait cru capable, il la serra contre lui. Au creux de cette étreinte, il put sentir les petits pieds de son fils s'agiter contre son ventre.

- La Sclavia est notre abattoir, nous y servirons, vivrons et mourrons de toute façon. Mais Marcus peut prétendre à une vie meilleure Geamy. Nous pouvons lui donner cette chance, que nous n'avons pas eue, de vivre de l'autre côté.

Un sanglot étouffé de sa femme lui parvint, et son cœur se déchira un peu plus. -Je t'en supplie chérie...

Geamy hocha silencieusement la tête contre l'épaule de son mari et s'en détacha peu à peu. Sans se donner l'occasion de changer d'avis, elle se leva, Marcus lové dans ses bras.

Paul l'imita et se dirigea vers la porte en veillant à ne laisser derrière eux aucune preuve de l'existence de Marcus.

Geamy connaissait par cœur le chemin vers le port, bien qu'il fût ordinairement barré par les hommes d'Helius. Paul et elle avaient tant de fois répété l'itinéraire qu'elle aurait pu y aller les yeux fermés sans jamais y avoir posé le pied auparavant. Heureusement pour eux, Paul avait un ami électricien qui était plusieurs fois allé changer l'ampoule du grand phare. Il leur avait dessiné le plan des ruelles qui y mènent et des différentes protections mises en place, afin qu'ils accèdent au port sans trop de difficultés.

Deux siècles auparavant, au moment des premières moïsades, le port était ouvert à tous, mais depuis cet épisode des plus catastrophiques pour le gouvernement, il était continuellement surveillé. Des milliers d'enfants cachés avaient été abandonnés aux eaux de la mer Méditerranée et recueillis en Espagne et au Sud de la France par des parents volontaires. Plus des deux tiers des nourrissons étaient morts noyés.

La légende disait que tous les parents avaient été livrés aux bagnes définitifs et que la moitié de la descendance des enfants servait à alimenter les recrues des Sclavias. L'autre moitié était retenue dans les Camps d'expérimentation. Chaque année cependant, des parents tentaient d'envoyer leurs enfants de l'autre côté de la mer dans l'espoir qu'ils soient accueillis par une famille aimante, mais personne ne savait réellement ce qu'il advenait des nourrissons.

Les sandales poussiéreuses de Geamy l'irritaient et elle avait de plus en plus de mal à résister à la démangeaison. Ces chaussures étaient propres aux membres de la Sclavia. Afin d'éviter toute sorte de désertion, leurs vêtements étaient conçus pour brûler la peau dès que le contact avec la poussière du sol ou du vent se faisait trop fréquent. Courir ou essayer de fuir sous une tempête de sable leur était ainsi bien trop douloureux. À sa connaissance, il n'existait aucun vêtement qui n'irrite ou ne brûle.

- Un peu plus vite chérie. Il ne reste que quatre minutes avant l'annonce officielle de notre désertion.

D'un geste rapide, Paul ôta son manteau et en fit une protection au-dessus de sa femme. Peu lui importait sa douleur, il était seulement conscient de celle de sa femme et de son enfant.

Alors que le couple courait au milieu des maisonnettes bariolées, le sifflement de l'alarme vint agresser leurs oreilles.

- Ils nous l'arracheront, Paul.

La détermination avec laquelle Geamy avait prononcé ces mots surprit son mari. Sans détourner le regard du chemin, Paul sut que sur les joues brûlantes de sa femme coulaient des larmes de rage.

Lorsqu'enfin le phare apparut dans leur champ de vision, les parents se lancèrent un regard lourd de sens. Ils savaient que peu importe l'issue de cet écart au règlement, il serait très sévèrement sanctionné.

Les pieds brûlants, la peau rongée par l'irritation, la gorge et les yeux secs, Paul et Geamy atteignirent la pointe du port. Une douleur aiguë martela leur ventre lorsque du coin de l'œil ils aperçurent les Fléaux. Le couple avait à peine six cent mètres d'avance.

- La caisse de mesure, vite !

Paul attrapa la chaîne que sa femme lui indiqua et tira de toutes ses forces pour faire remonter le caisson qu'elle soutenait hors de l'eau. Il l'ouvrit avec peine tant ses doigts tremblaient et en retira la lourde pierre qui s'y trouvait. Il tendit ensuite les bras vers Marcus, encore emmitouflé dans la robe de sa mère.

Geamy laissa échapper un sanglot nerveux et dévoila un nourrisson étrangement calme, aux cheveux cendrés. Elle jeta un coup d'œil furtif aux femmes hargneuses qui se rapprochaient bien trop rapidement d'eux avant d'embrasser son enfant et de le confier à son mari.

Paul serra un court instant son fils contre lui et le déposa dans le caisson qui ferait désormais office de radeau-berceau.

- Bonne route, fils. Que Dieu te protège.

Il n'y eut point d'adieux sentimentaux, point de cris, point de larmes. Juste une prière silencieuse.

C'est avec une extrême prudence qu'il fit redescendre le caisson à l'aide d'une perche que son ami avait précautionneusement laissée à disposition. Le courant était fort, comme le journal des pêcheurs l'avait prévu.

Les Fléaux atteignirent les commandes du port une fraction de seconde après. Le temps que les filets sous-marins se lèvent, Marcus avait franchi la zone de la Sclavia.

Le couple n'essaya pas de fuir. Il savait que les Fléaux les arrêteraient quelques secondes plus tard.

Geamy regarda le caisson s'éloigner sans jamais faiblir. Il lui semblait que son cœur se décrochait, que son enfant quittait la terre en s'éloignant d'elle, que jamais aucun d'eux ne serait parfaitement heureux sans l'autre.

Mais il le fallait.

La bulle heureuse de sa maternité se brisa. Une larme plus amère que les autres roula silencieusement, suivie d'un sanglot sincèrement serein.

Ils l'avaient fait.

Les pas des Fléaux n'étaient plus qu'un bruit de fond, seules demeuraient les vagues qui secouaient désormais son enfant.

Régulières, elles martelaient son crâne.

Puissantes, elles l'effrayaient.

Geamy ne pardonnerait jamais aux Fléaux de l'avoir forcée à abandonner la chair de sa chair aux flots.

Ces vagues non plus.
Lourdes, comme sa conscience.

Transparentes, comme son cœur. 

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