Le Roi des Clous

Cyrille Royer

Un conte qui ne manque pas de piquant

            Il y a bien longtemps, dans une contrée encore méconnue de nos jours, s'étendait un royaume sur lequel gouvernait un drôle de petit roi avec une tête de canard. Ce petit roi avait une fille, une adorable petite princesse de cinquante kilos.

            Sur cette contrée sévissait également un dragon italien qui s'appelait Dino. Comme tous les Italiens, Dino adorait les pâtes, mais il avait en plus la particularité d'être friand de viande de cheval. Nombre de chevaliers avaient essayé de déloger Dino du royaume, mais ils revenaient tous avec le derrière quelque peu roussi et, bien sûr, sans leur cheval.

            Dans cette contrée, il y avait aussi une ville, et dans cette ville, il y avait une petite boutique, et dans cette petite boutique, il y avait un petit savetier.

            Un jour, le petit savetier lisait la gazette du royaume. Dans la gazette, il y avait un article qui disait à peu près ceci : « Quiconque réussira à chasser le dragon du royaume recevra de la part du roi une énorme récompense, enfin, disons, une grosse récompense, bref, une récompense ».

- Une récompense ? C'est formidable ! dit le petit savetier. Je vais réfléchir au problème.

            Et il réfléchit, en effet. Le lendemain, il se dirigea vers le palais avec un manuscrit sous le bras. Là, il demanda à être introduit devant le roi.

- Que veux-tu ? demanda le roi.

- Sire, répondit le petit savetier, j'ai réfléchi à votre problème. Je pense que ce qu'il vous manque, c'est une législation concernant les dragons. J'ai rédigé dans ce livre un projet de loi qui interdit aux dragons ne possédant pas de visa de séjourner plus de trois jours dans le royaume.

            Le roi se gratta le bec et se pencha vers son premier ministre.

- Mmh… Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il.

- Sire, répondit le premier ministre, je pense que nous avons affaire à un intellectuel. Ces gens-là sont des originaux, mais ils réussissent parfois là où les autres échouent. Laissez-lui sa chance.

- Très bien, dit le roi au petit savetier. Si tu réussis à chasser le dragon hors de notre royaume, tu auras, disons… une petite récompense.

- Une petite récompense ? C'est formidable ! dit le petit savetier. Et pourriez-vous me dire, sire, quelle sera la nature de cette petite récompense ?

- Eh bien, dit le roi, je te donnerai un royaume, et en même temps, je te ferai une petite surprise.

- Une petite surprise ? C'est formidable ! dit le petit savetier.

            Et il s'éloigna du palais, son livre sous le bras. Il gravit la colline sur laquelle habitait Dino, et il se trouva bientôt en face du terrible dragon.

- Mamma mia ! gémit Dino. Qu'est-ce que c'est que ça ? Ce n'est pas un chevalier ! Il n'a même pas de cheval ! Et mes pâtes qui sont sur le feu ! Et qu'est-ce qu'il va manger, avec ses pâtes, Dino, hein ? C'est toi qui va me le dire, peut-être, qu'est-ce qu'il va manger ? Mamma mia !

- Silence ! ordonna le petit savetier. Et écoutez.

            Le petit savetier ouvrit son livre à la première page.

- En vertu de l'alinéa 1 de l'article 1 du code pénal, je déclare que tout dragon ne possédant pas de visa approprié ne peut séjourner dans le royaume plus de trois jours. Tout contrevenant sera immédiatement banni du royaume.

- Ah bon ? Vous en êtes sûr ? demanda le dragon.

- Ben oui, dit le petit savetier en montrant son livre. Regardez, c'est marqué là.

            Le dragon mit ses lunettes et il lut.

- C'est vrai, c'est marqué, dit-il.

            Alors il fit ses bagages et il repartit en Italie. Le petit savetier retournait vers le palais, tout content, son livre sous le bras.

- Et maintenant, allons prendre possession de mon royaume ! Sans oublier la petite surprise ! Ah, je pense que le roi va m'accorder la main de sa fille, l'adorable petite princesse de cinquante kilos.

            Ce faisant, il arriva au palais. Là, il demanda à être introduit de nouveau devant le roi.

- Sire, dit le petit savetier, j'ai chassé le dragon hors du royaume. Je viens donc prendre le mien, sans oublier la petite surprise !

- C'est vrai, dit le roi, tu as mérité ton royaume. La petite surprise, c'est que j'ai menti. Tu n'auras rien du tout.

- Comment ? Mais… Et mon royaume ?

- Ton royaume ? Ah ah ! Des clous, oui ! Tiens, c'est ça, je te nomme roi des clous ! Maintenant, va-t-en, tu m'ennuies.

            Et le roi appela ses deux gardes costauds qui jetèrent le petit savetier hors du palais, à l'aide de grands coups de bottes dans le derrière. Tristement, le petit savetier retourna dans sa petite boutique. Là, il se laissa tomber sur une chaise et prit sa tête entre ses mains.

- Roi des clous ! Roi des clous ! Selon toute évidence, le roi s'est joué de moi.

            Ainsi se lamentait le petit savetier, lorsqu'il entendit une petite voix tout près de lui.

- Capitaine Pretapointer, premier capitaine des clous, pour vous servir !

            Le petit savetier ouvrit des yeux ébahis. Devant lui se tenait un clou, et c'était lui qui venait de parler ainsi.

- Des clous ? s'étonna le petit savetier. Quels clous ?

- Eh bien, dit le capitaine Pretapointer, il y a les clous à tête ronde, dont je fais partie, les clous à tête plate, un peu plus bêtes, et les clous sans tête, très étourdis, ceux-là. Enfin, il y a les clous de girofle, mais là, c'est selon les goûts…

            Et pendant qu'il parlait, des clous sortaient des quatre coins de la boutique et se rangeaient derrière le capitaine Pretapointer, pour former une véritable petite armée.

- Ça alors ! dit le petit savetier.  Le roi ne savait pas ce qu'il faisait en me nommant roi des clous ! Ah ah ! J'ai l'impression que nous allons clouer le bec de ce vilain canard !

            Et le petit savetier partit sur l'heure, suivi du capitaine Pretapointer et son armée de clous. Ils arrivèrent bientôt aux portes du palais, mais là, les deux gardes costauds voulurent les arrêter.

- Halte ! On ne passe pas ! dirent-ils, menaçants.

- À l'attaque ! hurla le petit savetier.

- Au clou ! Au clou ! hurla le capitaine Pretapointer.

            Et en moins d'une seconde, les deux gardes costauds se retrouvèrent agrafés sur la porte. Le petit savetier n'eut plus qu'à pousser les battants. Toujours suivi de son armée, il se présenta devant le roi.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda le roi.

- Sire, vous êtes un menteur ! dit le petit savetier.

- C'est faux !

- Vous voyez ? Vous mentez encore !

- Flûte, je me suis trahi, dit le roi.

            À ce moment précis, le premier ministre entra dans la salle. Devant un tel spectacle, il resta cloué sur place.

- Mais… Qu'est-ce à dire, sire ? balbutia-t-il.

            Subrepticement, le capitaine Pretapointer se glissa derrière le premier ministre. De sa pointe acérée, il atteignit le premier ministre dans une partie très sensible de son anatomie. Sous la douleur, le premier ministre monta en chandelle jusqu'au plafond. La chute fut un peu plus désordonnée, mais à l'arrivée, une rangée de clous l'attendait. Ce fut le clou du spectacle.

            Cependant, le capitaine Pretapointer ne perdait pas son temps. Il s'approcha du trône du roi et il s'adressa aux clous qui maintenaient l'édifice.

- Clous, dit-il, cessez de supporter ce roi qui vous ignore ! Venez plutôt vous battre à nos côtés ! Venez vous battre pour votre liberté !

- Il a raison, dirent les clous du trône, et ils le suivirent.

            Le trône se disloqua sous le derrière royal. Le roi hurla.

- C'est une mutinerie ! Mon trône m'a trahi !

- Non, sire, répondit le petit savetier, pas votre trône, vos clous !

            En un instant, le roi comprit tout. Il se leva en montrant le poing.

- Ah, c'est comme ça ! Eh bien, puisque c'est comme ça, moi, je me proclame roi des marteaux !

            À cet instant, on frappa à la porte.

- On a frappé, sire, dit le premier ministre sur son lit de clous.

- Entrez ! gronda le roi.

            La porte s'ouvrit sur un marteau. Selon toute évidence, c'est lui qui avait frappé.

- Capitaine Piqueur, premier capitaine des marteaux ! Je suis venu pour vous dire que nous autres, marteaux, sommes en guerre contre les tournevis qui ont osé dire que nous étions complètement siphonnés, propos que nous ne pouvons raisonnablement pas accepter. Ceci étant, nous préférons rester neutres dans votre conflit.

            Et la porte se referma.

- Ça, c'est le bouquet ! dit le roi.

- Le bouquet de clous ! répondit le petit savetier.

            Et il s'approcha du roi pour enfoncer le clou.

- Sire, vous n'êtes plus sire, dit-il. Vous m'aviez promis un royaume, je prends le vôtre. Quant à ma petite surprise, je l'ai déjà choisie. Et quant à vous, comme je vous l'ai déjà signifié, vous n'êtes plus roi. Je vous nomme bouffon du nouveau roi, et le nouveau roi, c'est moi !

            Le roi, se sentant perdu, sauta sur son vélo et se mit à pédaler à toute vitesse.

- Vous n'irez pas loin sur ce vieux clou ! lui dit le petit savetier.

            En effet, une rangée de clous eut vite raison des pneus du vieux vélo. Le roi, incapable de contrôler son dérapage, ne put éviter le premier ministre et il valdingua par-dessus le guidon pour s'aplatir sur le mur d'en face. Lorsqu'il se releva, les plumes en vrac et la couronne sur le bec, toute l'assemblée éclata de rire. Sa carrière de bouffon avait commencé.

            Maintenant, imaginez la cérémonie d'intronisation. L'ancien petit savetier, nouveau roi du royaume, se tenait face au trône reconstitué, avec à son bras l'adorable petite princesse de cinquante kilos. À leur droite, il y avait l'ancien premier ministre, nouveau fakir du royaume. À leur gauche, il y avait l'ancien roi, nouveau bouffon du nouveau roi. Le capitaine Pretapointer et ses clous faisaient une haie d'honneur qui devait conduire le couple royal jusqu'au trône. Le roi et la reine regardèrent à droite, à gauche, puis ils empruntèrent le passage clouté.

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