Le Sortilège de Touvadtravers

Cyrille Royer

Une famille, une voisine, un sortilège, une pagaille.

         Dans la ville où j'habite, si vous passez par le jardin public et que vous vous dirigez vers la place Saint Michel, vous passerez forcément par une rue très calme, la rue des Ardennes. Au 104 de la rue des Ardennes, il y a un immeuble. Au deuxième étage de cet immeuble habite une vieille ronchon désagréable comme un cornichon. C'est madame Pincebec.

         Madame Pincebec déteste tout le monde, surtout ses voisins du dessous, les Dubois. Pourtant, la famille Dubois est une famille comme les autres. Monsieur Dubois travaille dans un bureau pendant que madame Dubois s'occupe de la maison. Monsieur et madame Dubois ont deux enfants : Marion, qui a douze ans, et Denis, qui en a huit. Et bien sûr, il y a Félix le chien.

         Madame Pincebec déteste les Dubois, parce que tous les matins, c'est la même chanson. Madame Pincebec va toujours très tôt faire ses courses au marché, parce qu'elle n'a pas envie que tout le monde tripote ses pommes avant elle ! Quand madame Pincebec rentre chez elle, elle croise monsieur Dubois dans l'escalier. Monsieur Dubois part toujours à la dernière minute au travail. Il vole dans l'escalier en nouant sa cravate, bousculant au passage madame Pincebec.

- Pardon, pardon, pardon !

         Et madame Pincebec se retrouve au rez-de-chaussée les quatre fers en l'air au milieu de ses pommes. Le temps de tout ramasser, de remonter quelques marches, et voilà les enfants Dubois qui sortent à leur tour.

- Presse-toi, Denis, dit Marion, on va louper le bus !

         Et vlan ! Madame Pincebec redescend les marches qu'elle vient de gravir et se retrouve à plat ventre sur le parquet. Denis en profite pour lui marcher sur les doigts.

- Pincebec, vieille pastèque !

         Puis c'est le tour de madame Dubois qui sort pour promener Félix le chien. Le grand jeu de Félix est de mordre les fesses de madame Pincebec pendant qu'elle est penchée pour ramasser ses pommes. Madame Dubois, un peu gênée, tire sur la laisse de Félix.

- Allons, allons, Félix, allons. Cesse de jouer avec madame Pincebec.

 

         Tout cela a fini par agacer sérieusement madame Pincebec. Un jour, elle apprend qu'un sorcier de Katmandou, le sorcier Enveutuenvoila, vient de s'installer au bout de la rue. Ni une, ni deux, elle va le consulter. Le sorcier Enveutuenvoila l'installe sur une banquette démolie de voiture, et s'installe derrière son bureau (une caisse de bois retournée). Il ajuste ses grosses lunettes et regarde fixement madame Pincebec.

- Qu'est-ce qui vous amène, chère madame ?

- Je déteste mes voisins.

- Eh bien, c'est normal !

- Non, vous ne m'avez pas comprise. Je les déteste... beaucoup.

- Ah ! J'ai compris.

         Le sorcier sort toute une série de petites bouteilles vertes sur son bureau.

- Vous voulez un poison lent ou fulgurant ? Pour 1490 €, je vous propose le poison Ouin-Ouin pour les faire mourir de chagrin. Voici le poison Ihihahah, 1390 €, pour les faire mourir de rire. Ou le poison Claclac, pour seulement 1290 €, pour les faire mourir de peur. Il se vend beaucoup à Katmandou en ce moment.

         Un peu gênée, madame Pincebec regarde les petites bouteilles.

- Non, non, je ne veux pas les tuer, quand même pas, non. Seulement... si je pouvais leur donner une bonne leçon, n'est-ce pas, et qu'ils me fichent la paix !

         Le sorcier frotte sa barbe frisée et claque des doigts.

- J'ai ce qu'il vous faut : 499 € (une affaire) pour la potion Touvadtravers. Ça vient de sortir. Vous en prenez matin, midi ou soir, et je vous jure que vous marcherez sur la tête.

         Madame Pincebec regarde attentivement la petite bouteille que vient de lui tendre le sorcier.

- Et... ça marche ?

- C'est garanti un an. Pour le règlement, j'accepte les chèques.

  

         Le soir, madame Pincebec rentre prudemment avec sa petite bouteille. Au premier étage, elle voit que la porte des Dubois est entrouverte. Une chance. Du bout du doigt, elle pousse la porte. Elle regarde à droite, à gauche : il n'y a personne dans le couloir. Une odeur de cuisine se dégage de la pièce de droite. Avec les précautions d'un guerrier apache, elle se glisse dans la cuisine, où, là encore, il n'y a personne. Une marmite mijote sur le feu. Elle s'approche et, soulevant le couvercle, elle verse le contenu de sa fiole dans la popote. Puis, avec la rapidité d'une gazelle des sables, elle se retrouve dans l'escalier.

- J'ai juste le temps !

         Elle monte l'escalier quatre à quatre et referme la porte de son appartement, essoufflée. Dans la cuisine, elle branche sa perceuse électrique et se met à percer un trou dans le plancher. Puis, à quatre pattes, elle jette un œil : le trou se situe juste au dessus de la table de la salle à manger des Dubois. Justement, les Dubois se mettent à table pour le dîner. Monsieur Dubois, Marion et Denis sont déjà à table. Dans un coin de la pièce, Félix le chien dévore ses croquettes.

- Aujourd'hui, j'ai eu 20/20 en math, dit Denis.

- Et moi, j'ai eu une journée harassante, dit monsieur Dubois. On est débordé au bureau, en ce moment.

         Madame Dubois apporte la marmite sur la table.

- Qu'est-ce que c'est, maman ? demande Marion.

- Des épinards, répond madame Dubois.

- Bah ! C'est dégoûtant !

- C'est très bon, au contraire ! En plus, c'est très bien pour mon régime amaigrissant.

         Et madame Dubois met une louche d'épinards dans chaque assiette. Monsieur Dubois prend sa fourchette et sourit.

- Bon appétit, les enfants.

         Les Dubois prennent une bouchée d'épinards presque en même temps. Au début, il ne se passe rien. Madame Pincebec est un peu déçue. Puis les yeux de Marion s'écarquillent.

- C'est drôlement bon, maman ! Donne m'en d'autres.

- C'est bon, dit madame Dubois, mais ce n'est pas assez gras. Il FAUT que je mange gras.

         Et elle plante sa fourchette dans la livre de beurre qu'elle mange en deux bouchées.

- Prends-en d'autres, aussi, chéri, dit-elle à son mari.

         Monsieur Dubois regarde sa montre.

- Je n'ai pas le temps, je vais être en retard à mon travail.

         Il plie sa serviette et il s'en va. Pendant ce temps, Denis se met à découper la nappe avec son couteau en ricanant affreusement, sous les yeux effarés de Félix le chien.

         Là-haut, allongée sur le parquet, madame Pincebec sent des secousses lui démanger le ventre. Les coins de sa bouche se trouvent irrésistiblement attirés par ses oreilles, et de drôles de petits hoquets passent entre ses dents. Madame Pincebec n'a pas connu cette sensation depuis longtemps, mais elle est tout simplement en train de se bidonner.

  

         Depuis ce jour-là, tout va de travers chez les Dubois. Monsieur Dubois se lève toutes les nuits pour aller au travail. Évidemment, il trouve les bureaux fermés, alors il pense que les employés sont en grève. Sans se poser plus de questions, il rentre chez lui où il trouve sa femme en train de manger du beurre à l'huile, son plat favori. Madame Dubois grossit à vue d'œil. Denis, qui était si sage auparavant, est devenu insupportable, et Marion mange des épinards à longueur de journée. Félix le chien regarde tout ce remue-ménage d'un air consterné.

         Un soir, le patron de monsieur Dubois, étonné de ne plus le voir au bureau aux heures de travail, décide d'aller voir ce qui se passe. Il se rend au 104 rue des Ardennes et grimpe au premier étage. Là, il trouve la porte des Dubois grande ouverte. Néanmoins, par politesse, il frappe. Il a juste le temps de voir une forme ronde s'avancer dans le couloir et la porte se referme sur son nez. Le nez comme une patate, le pauvre directeur rouvre la porte et se trouve nez à nez avec madame Dubois. Un peu surpris, le directeur, de constater que madame Dubois a pris quarante kilos depuis qu'il l'a vue la dernière fois. Madame Dubois le regarde d'un air étonné.

- Tiens ? Vous entrez par la porte ? Vous êtes un original, vous !

- Vous avez sûrement raison, chère madame, mais puis-je voir votre mari ?

- Vous passez le prendre pour aller au travail ? Justement, il était en train de démolir la voiture pour y aller.

- Comment ? Mais il est 18 h 30 ! La journée de travail est finie !

- Ne bougez pas, je vais le chercher.

         Madame Dubois se penche par la fenêtre.

- Chéri ! Ton directeur veut te voir !

         Et monsieur Dubois apparaît bientôt à la fenêtre, un marteau à la main.

- Tiens, patron ! Comment ça va ?

- Très bien, mais ce serait plutôt à moi de vous demander ça.

- Ne restez pas debout, dit madame Dubois. Vous prendrez bien quelque chose. Thé ou café ?

- Thé, s'il vous plaît.

- Va chercher le café, chéri !

- Le temps de le refroidir et j'arrive ! dit monsieur Dubois en se dirigeant vers la cuisine.

         En passant, il donne un grand coup de pied à Félix le chien qui n'avait rien à faire là. À ce moment arrive Denis, un gant sur la tête et des cagoules aux pieds.

- Je peux sortir, maman ?

- Oui, répond madame Dubois, mais à une seule condition : tu as bien déboutonné ta veste ?

- Oui, maman.

- Parfait. Alors je t'interdis de sortir.

- Merci, maman.

         Et Denis sort quand même. Madame Dubois se lève pour lui crier encore :

- Et laisse la porte ouverte, à cause des courants d'air !

         Madame Dubois se tourne vers le directeur.

- Vous voulez des cacahuètes ?

- Euh, je... oui, si vous voulez, des cacahuètes.

         Madame Dubois ouvre un paquet de cacahuètes et l'engloutit dans son gosier.

- Excusez-moi, c'est pour mon régime agrossissant.

         Marion arrive pour ouvrir la porte du frigidaire et en sortir une glace aux épinards. Le directeur la regarde avec pitié. « Pauvre gosse ! pense-t-il. Avec ces parents indignes, elle est obligée de manger un tas de cochonneries. » Il fouille dans ses poches et trouve des bonbons qu'il a confisqués à son fils. Il appelle Marion.

- Hé, petite ! Regarde ce que j'ai pour toi !

         Marion prend les bonbons avec dégoût.

- Dis merci au monsieur, insiste madame Dubois.

         Et Marion envoie une grande claque sur les deux joues du pauvre directeur, complètement médusé.

- Très bien, dit madame Dubois en souriant.

         Et Marion repart à cloche-pied.

- Je vais prendre un bain d'épinards !

- Encore ? fait madame Dubois. Mais c'est le troisième aujourd'hui !

         Monsieur Dubois revient de la cuisine avec le café. Il pose un sucrier rempli devant le directeur.

- Combien de café dans votre sucre ?

- Euh, je... très peu, merci.

         Le directeur avale avec une grimace la goutte de café froid perdue au milieu des morceaux de sucre et repose son sucrier.

- Ce n'est pas tout ça, mon cher Dubois, mais nous devons parler, vous et moi.

         Monsieur Dubois regarde son directeur droit dans les yeux.

- Si vous avez un problème, vous pouvez vous confier à moi. Je le dirai à personne.

- Mais enfin, Dubois, pourquoi ne venez-vous plus au bureau ?

- Ce n'est pas ma faute si les employés sont en grève !

- En grève ? Vous croyez qu'ils sont en grève avec votre travail à faire en plus ?

         Monsieur Dubois réfléchit un instant.

- Je ne vois qu'une solution. On a changé le bureau de place et on ne m'a pas prévenu.

         Le directeur frappe sur la table.

- Vous vous fichez de moi, Dubois !

- Mais bien sûr, patron !

- Vous êtes viré, Dubois !

- Vous êtes génial, patron !

         Furieux, le directeur se lève et se dirige vers la porte. Monsieur Dubois se lève à son tour.

- Non, malheureux ! Pas par la porte !

         Monsieur Dubois rattrape le directeur juste à temps et le jette par la fenêtre.

- Eh bien ! Vous pouvez dire que vous me devez une fière chandelle !

 

         Inutile de vous dire qu'après cela, monsieur Dubois a perdu son travail. Comme il est devenu très pauvre, il s'est mis à acheter des tas de choses inutiles : un camion trente-huit tonnes qu'il a garé en plein milieu de la rue des Ardennes (pourtant, Dieu sait que cette rue est étroite !) et un équipement complet de spéléologue. À cela, il faut ajouter qu'il doit nourrir sa femme qui continue toujours son régime agrossissant. Elle pèse maintenant cent quarante kilos et se trouve plus belle de jour en jour. Quant aux enfants, ils ont été renvoyés de l'école. Marion, parce qu'elle mangeait des épinards pendant les cours, et surtout à cause du jour où ils ont servi des épinards à la cantine, et que Marion a été la seule à plonger dans la marmite. Denis, lui, a fait des bêtises énormes et il a été renvoyé quand il a fait pipi dans le cartable du maître et mis le feu aux rideaux de la classe. Tout le monde se retrouve à la maison où, décidément, tout va de travers, devant les yeux terrifiés de Félix le chien.

         Un jour, madame Pincebec rencontre monsieur Grossou dans l'escalier. Monsieur Grossou est le propriétaire de l'immeuble. Madame Pincebec est toujours aimable avec monsieur Grossou pour ne pas l'inciter à augmenter son loyer.

- Bonjour, monsieur Grossou.

- Bonjour, madame Pincebec.

- Ça va ?

- Ça va. J'ai eu un mal fou à me garer à cause de ce camion dans la rue, mais à part ça, ça va.

- Tant mieux.

- Dites donc ! Vos voisins sont tombés sur la tête, n'est-ce pas ?

- Ah ! Vous avez remarqué ? dit madame Pincebec en rougissant un peu.

- Oui. Et je tenais à vous rassurer, les Dubois me doivent trois mois de loyer, et je ne tiens pas à héberger des mauvais payeurs. Demain matin, c'est l'EXPULSION.

         Le mot magique résonne dans les oreilles de madame Pincebec. Dès que monsieur Grossou est parti, elle saute de joie. Il est très dangereux de sauter dans un escalier, et madame Pincebec en fait de nouveau la démonstration en descendant les marches sur les fesses. Arrivée en bas, elle se relève en riant.

- Demain est un grand jour ! Demain, je serai débarrassée de mes voisins ! Eh bien tiens, puisque c'est notre dernier jour de cohabitation, je vais les narguer.

         Madame Pincebec remonte les escaliers et pousse la porte des Dubois. À l'intérieur, ô surprise ! Il fait noir comme dans un four. On est pourtant en plein après-midi ! Seule une petite lumière se balade dans l'obscurité.

- Il y a quelqu'un ? demande faiblement madame Pincebec.

- Il y a quelqu'un ? répond une voix d'homme. Attendez, j'allume.

         La lumière se fait. Monsieur Dubois est là, avec son costume de spéléologue et sa lampe torche fixée sur le casque.

- Ah ! C'est vous, madame Pincebec ? Excusez-moi, j'étais en train d'explorer la salle à manger.

         Et monsieur Dubois fait un baise main à à madame Pincebec, ce qui la fait rougir jusqu'aux oreilles. Madame Dubois arrive et embrasse madame Pincebec sur les quatre joues.

- Bonjour, madame Pincebec ! Vous resterez bien dîner avec nous ?

         C'est à ce moment que madame Pincebec aperçoit sa photo sur le mur du fond de la salle à manger. C'est une immense photo en noir et blanc qui couvre tout le mur, et on y voit le visage de madame Pincebec regardant des oiseaux dans le ciel, avec cette légende : « Merveilleuse madame Pincebec ». Tout réjoui, monsieur Dubois frappe dans ses mains.

- Les enfants ! Venez voir qui est là !

         Quand Marion aperçoit madame Pincebec, elle en laisse tomber son verre de jus d'épinards. Quant à Denis, il cesse aussitôt de faire du cheval sur le dos de Félix le chien, ce qui est pourtant son jeu préféré depuis que tout va de travers.

- Ouais ! font-ils en courant dans leur chambre.

         Ils en reviennent aussitôt avec chacun un dessin pour madame Pincebec. Sur le dessin de Denis, on peut voir madame Pincebec chevauchant un scooter volant, et il est écrit : « Madame Pincebec, la justicière de l'espace ». Sur celui de Marion, madame Pincebec est habillée dans une splendide robe de princesse, et il est marqué : « Madame Pincebec, la reine de l'amour ». En voyant les dessins, madame Pincebec sent ses yeux se mouiller. Elle sort précipitamment et monte s'enfermer dans son appartement. Là, elle s'écroule sur une chaise de la cuisine et regarde encore les dessins des deux enfants. Évidemment ! Depuis que tout va de travers dans l'appartement du dessous, les Dubois se sont mis à adorer leur voisine. Madame Pincebec n'avait pas prévu ça ! Pour la première fois, elle a honte de ce qu'elle a fait. Assise sur la chaise de la cuisine, elle sent deux grosses larmes couler sur ses joues. Madame Pincebec n'a pas connu cette sensation depuis longtemps, mais elle a tout simplement du chagrin.

  

         Madame Pincebec retourne consulter le sorcier Enveutuenvoila. Comme la première fois, il installe madame Pincebec sur la banquette démolie et s'installe lui-même derrière la caisse en bois. Il ajuste ses grosse lunettes et regarde fixement madame Pincebec.

- Qu'est-ce qui vous amène, cette fois, chère madame ?

- J'ai honte, j'ai honte ! À cause de moi, mes voisins vont être expulsés demain matin !

- Oui, et alors ?

- Alors, il faut empêcher ça à tout prix ! Vous devez bien pouvoir faire quelque chose !

         Le sorcier soupire et fronce ses sourcils frisés.

- Vous savez, la potion Touvadtravers est une potion très puissante, et la guérison sera lente et douloureuse. Mais je vous promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir. Vous avez 500 € ?

- Tenez, dit madame Pincebec en posant un gros billet sur la caisse.

         Le sorcier sort une petite bouteille rose.

- Alors voici le médicament. La guérison sera immédiate et sans douleur.

         Madame Pincebec regarde le médicament en réfléchissant.

- Oui, mais quand tout sera redevenu normal, mes voisins recommenceront à me détester, n'est-ce pas ?

- Oui, et alors ?

- Alors, vous n'auriez pas une potion pour qu'ils m'aiment un petit peu quand même ?

         Le sorcier hausse les épaules.

- On ne peut pas forcer les gens à aimer une vieille ronchon désagréable comme un cornichon. C'est vous-même qu'il faudrait changer.

- Ah ? Et vous avez une potion pour moi ?

- Non, il n'y a pas besoin de potion pour ça. D'ailleurs, je pense que vous êtes sur la bonne voie.

- Vous croyez ?

- Oui. Mais nous allons faire mieux. Vous m'avez bien dit que vos voisins doivent être expulsés demain, n'est-ce pas ?

- Oui.

         Le sorcier se penche en avant et pose ses maigres coudes sur la caisse en bois.

- Parfait. Voici mon plan...

 

         Le lendemain, monsieur Grossou, flanqué de deux policiers costauds comme des montagnes, frappe à la porte des Dubois. C'est monsieur Dubois qui lui ouvre.

- Bonjour madame. C'est à quel sujet ?

- Étant donné que vous ne m'avez pas payé votre loyer depuis trois mois, je vous prierai d'évacuer immédiatement ce logement.

- Chouette ! fait monsieur Dubois en se jetant dans les bras d'un policier.

- Mais il est fou ce type ! fait le policier en laissant tomber monsieur Dubois.

         En attendant, l'autre policier a rassemblé le reste de la famille, et même Félix le chien. Les deux policiers poussent tout le monde sur le palier quand une voix se fait entendre.

- Un instant !

         C'est madame Pincebec, impériale, qui se tient sur la troisième marche de l'escalier menant au second.

- Madame Pincebec ! s'exclame monsieur Dubois.

- Tu... tu crois qu'elle voudra me signer un autographe ? demande madame Dubois.

- Comme elle est belle ! s'émerveille Marion.

- Ouais ! Encore mieux qu'à la télé ! ajoute Denis.

         Madame Pincebec tourne son regard impassible vers monsieur Grossou.

- B... bonjour, madame Pincebec, dit celui-ci, impressionné.

- Combien vous doivent les Dubois ? demande madame Pincebec.

- Euh... Trois loyers à 1500 €, ça fait un total de 4500 €.

- Parfait. Voici un chèque de 4500 €. Maintenant, déguerpissez, vous et vos molosses.

         Monsieur Grossou regarde le chèque que vient de lui faire madame Pincebec. Il n'ose y croire.

- Merci madame Pincebec. Au revoir madame Pincebec.

- C'est ça. Au revoir.

         Sans mot dire, monsieur Grossou et les deux policiers disparaissent. D'un geste, madame Pincebec ordonne à la famille Dubois de rentrer à la maison. Une fois rentré, monsieur Dubois se jette aux pieds de madame Pincebec.

- Madame Pincebec, je vous aime !

- Je vous aime aussi, dit madame Dubois en tombant à genoux.

         Et les enfants sautent en l'air en chantant.

- Madame Pincebec ! Tralalalalec !

- Silence ! hurle madame Pincebec. Vous êtes malades ! Très malades ! Alors au lit, tout le monde ! Et sans un mot !

         Les Dubois ont tellement de respect pour madame Pincebec qu'ils n'osent pas lui désobéir. La tête baissée, ils se dirigent vers la grande chambre et se couchent tous les quatre dans le grand lit.

- Oui madame Pincebec.

         Madame Pincebec, suivie de Félix le chien, se dirige vers la cuisine et prépare quatre bols de chocolat chaud. Puis elle sort la fiole rose de la poche de son tablier et en vide le contenu dans les quatre bols. Puis elle dispose les bols sur un plateau et retourne vers la chambre, toujours suivie de Félix le chien. Là, elle distribue un bol à chacun.

- Qu'est-ce que c'est ? demande madame Dubois.

- Pouah ! Du chocolat ! dit Denis.

- En plus, il est chaud ! dit monsieur Dubois.

- On pourrait pas avoir des épinards, plutôt ? demande Marion.

- Buvez ! ordonne madame Pincebec.

         Dans un seul geste, les Dubois avalent leur chocolat chaud. Madame Pincebec s'assoit sur une chaise pour observer leur réaction tandis que Félix le chien pose ses deux pattes avant sur le bord du lit. Les Dubois deviennent jaunes, rouges, verts, puis tout à fait normaux. Ils regardent madame Pincebec d'un air étonné.

- Mais c'est la mère Pincebec ! s'exclame Marion.

- Qu'est-ce qu'elle fait là ? demande monsieur Dubois.

- Oh, chéri ! En plus elle est dans notre chambre ! dit madame Dubois, outrée.

- Vieille pastèque ! dit Denis.

         D'un bond, monsieur Dubois s'est levé. Il montre la porte à madame Pincebec.

- Non mais vous n'avez pas honte de pénétrer chez les gens, comme ça ? Allez ouste, et que je ne vous revoie plus ! La prochaine fois, c'est les flics !

         Sans mot dire, madame Pincebec quitte l'appartement. C'est alors que monsieur Dubois découvre le capharnaüm de la salle à manger.

- Mais... qu'est-ce qu'il s'est passé, ici ?

- Mon Dieu ! Mais je suis grosse ! crie madame Dubois qui vient de passer devant un miroir.

- Maman ! C'est dégoûtant, je sens les épinards ! trépigne Marion.

- Qui a peint ma tapisserie en violet ? hurle Denis en sortant de sa chambre.

- Bon, on range tout ça ! décide monsieur Dubois.

         Les Dubois retroussent leurs manches et s'apprêtent à se mettre au trvail quand une voix se fait entendre.

- Un instant !

         Tous se retournent, stupéfaits. Devant eux se tient Félix le chien, debout sur ses deux pattes de derrière.

- Mais tu parles ? s'étonne Denis.

- Un instant, chaque problème en son temps, répond Félix le chien. Vous vous demandez pourquoi tout va de travers, ici ? Eh bien, vous étiez tombés sur la tête ! Et sans l'intervention de cette brave femme que vous venez de chasser, vous alliez être expulsés ! Oui, je parle bien de madame Pincebec, cette héroïne au grand cœur, qui vous a sauvés au péril de sa vie et de son portefeuille. Et ensuite, elle vous a soignés, dorlotés, abreuvés, il fallait voir la lueur d'amour dans ses yeux quand elle vous regardait ! Non, jamais quelqu'un ne s'est autant dévoué que madame Pincebec aujourd'hui.

- Arrête, Félix, tu vas me faire pleurer ! dit Marion.

- Moi, je pleure déjà ! sanglote monsieur Dubois.

- Mon Dieu, comme cette femme a été bonne pour nous ! dit madame Dubois en s'enfonçant la tête dans les mains.

         Denis racle le parquet avec ses pieds, les mains dans les poches et un nœud dans la gorge.

- Pauvre, pauvre vieille pastèque !

  

         Monsieur Dubois pose les mains sur la tête de ses deux enfants et regarde sa femme droit dans les yeux.

- Nous devons prendre une décision.

- Oui, nous le devons, répond-elle.

- Allons remercier madame Pincebec pour tout ce qu'elle a fait, décide monsieur Dubois.

- Oui, oui, allons-y ! crient les enfants.

         Et les Dubois se précipitent dans l'escalier, et montent quatre à quatre au second étage pour tambouriner à la porte de madame Pincebec.

- Madame Pincebec, madame Pincebec, ouvrez !

         À l'intérieur, madame Pincebec, plaquée sur la gazinière, est terrorisée. Ne sachant plus que faire, elle se jette sur le téléphone, et compose le numéro du sorcier Enveutuenvoila, car de toutes façons, elle n'en connaît pas d'autre. La voix du sorcier se fait entendre au bout du fil.

- Potion-express j'écoute ?

- C'est madame Pincebec !

- Bonjour madame Pincebec. Que puis-je pour vous ?

- C'est terrible, mes voisins veulent me tuer !

- Ah ? Et qu'est-ce qui vous permet d'affirmer ceci ?

- Ils... ils sont en train de FRAPPER À MA PORTE !

- Eh bien... je pense qu'il faut leur ouvrir. Quand quelqu'un frappe à votre porte, il faut lui ouvrir, c'est comme ça, c'est la coutume.

- C'est que... personne n'est jamais entré chez moi !

- Allons, allons, madame Pincebec, allez leur ouvrir, vous verrez, c'est la première fois qui coûte, après, ça ira tout seul.

- Vous croyez ?

- Bien sûr !

         Tremblante comme une feuille, madame Pincebec ouvre timidement la porte. Les Dubois se précipitent à l'intérieur, les larmes aux yeux et les bras ouverts.

- Merci, merci, madame Pincebec !

         À ce moment, madame Pincebec se demande si les Dubois ne sont pas encore sous les effets de la potion Touvadtravers, mais quand elle leur offre un bon bol de chocolat chaud et qu'ils lui déclarent qu'ils le trouvent délicieux, elle sait qu'ils sont définitivement guéris.

  

         Depuis ce jour-là, tout va pour le mieux au 104 rue des Ardennes. Monsieur Dubois a vendu son camion trente-huit tonnes et son équipement de spéléologue, et il a retrouvé un travail beaucoup plus intéressant que le précédent. Madame Dubois a pu recommencer son régime amaigrissant. Quant aux enfants, ils ont retrouvé le chemin de l'école. Madame Pincebec va toujours très tôt faire ses courses au marché, et quand elle rentre chez elle, elle croise monsieur Dubois dans l'escalier.

- Bonjour madame Pincebec !

- Bonjour monsieur Dubois !

- Beau temps, aujourd'hui, n'est-ce pas ?

- Oui, mais ça ne va pas durer !

- Ah bon ? Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

- Mes rhumatismes, jeune homme, mes rhumatismes !

- Ah ! Ah ! Sacrée madame Pincebec !

         Et monsieur Dubois part bien vite au travail. Ensuite, les enfants sortent pour aller à l'école.

- Bonjour madame Pincebec ! lance Marion.

         Elle fait deux gros bisous sur les deux joues de madame Pincebec. Denis en fait autant.

- Cette bonne vieille pastèque ! dit-il tendrement.

         En riant, madame Pincebec leur tapote les fesses et ils vont bien vite à l'école. C'est le tour de madame Dubois qui sort promener Félix le chien.

- Salut la vieille ! dit Félix le chien. Ça boume ?

- Ça boume, répond madame Pincebec en tapant dans la patte de Félix le chien. Et vous, madame Dubois, ça va ?

- Ouaf ! Ouaf ! répond madame Dubois.

- Ce n'est rien, dit Félix le chien. Sûrement les effets secondaires du médicament, ça lui passera. De toutes façons, chaque problème en son temps !

         Ah oui, chaque problème en son temps ! Pour l'instant, donc, tout va presque pour le mieux au 104 rue des Ardennes. C'est l'essentiel, et n'en déplaise à madame Dubois, l'histoire est finie. À bientôt !

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