Le test

nat28

Projet Bradbury - Semaine 37

     Femme au foyer ? Femme au foyer ! Je n'arrivais pas à y croire ! Depuis des années, je travaillais d'arrache pied pour obtenir les meilleures notes, et voilà que ce stupide test de fin d'année me disait que j'étais faite pour être femme foyer ! C'était impossible. Il était hors de question que je passe ma vie dans ma cuisine ! Il fallait que je le refasse ce test, coûte que coûte.

     Femme au foyer, encore ! J'étais maudite ! Et je n'étais pas la seule : quasiment toutes mes camarades avaient obtenu le même résultat. Et celles qui n'avaient pas un avenir dans les tâches domestiques seraient de parfaites institutrices ou de très compétentes infirmières ! C'était tout de même étrange... J'en ai parlé avec mon voisin, qui avait passé le test en même temps que moi, et là, je suis tombée des nues : nos questions étaient totalement différentes ! Il y aurait donc un questionnaire pour les filles et un autre pour les garçons ? Il fallait que j'en ai le cœur net.


     Il a eu beaucoup de mal à l'admettre, mais le Principal a fini par m'avouer que, oui, les tests étaient différents pour les étudiants et les étudiantes. Il m'a aussi dit que c'était pareil dans tout le pays, que ça avait toujours été comme ça et que, jusqu'à maintenant, personne n'était venu se plaindre. Ça m'a soufflée. Je suis restée assise, sur la chaise posée devant son bureau, sans rien dire, pendant deux bonnes minutes. J'étais sur le point de m'excuser de l'avoir dérangé et de prendre congé pour m'éclipser le plus rapidement possible quand une petite voix au fond de ma tête a murmuré "non".     

     Je me suis surprise moi-même sur ce coup là. Moi, la jeune fille obéissante et travailleuse, j'osais me rebeller ? Certes, ce n'était qu'une minuscule protestation intérieure, mais c'était la première fois de ma vie que je résistais face à une situation a priori insoluble.

"Je veux repasser le test" ai-je lancé d'une voix affirmée que je ne me connaissais pas.

"Mais... Vous l'avez déjà fait deux fois, et..."

"Je parle du test des garçons. Pas celui des filles, Monsieur le Principal".

Là, ce fût lui qui ne sut pas quoi me répondre.

     Ma requête, inédite, avait nécessité une autorisation de la part du comité scolaire. Je repassais donc le test une semaine plus tard, non sans avoir promis de ne pas ébruiter l'affaire. Le comité voulait bien faire une "exception" à condition que je n'aille pas me vanter de ce "privilège" que l'on m'accordait. J'acceptais cet étrange marché, plus préoccupée par mon propre avenir que par celui de mes camarades. Qui, d'ailleurs, semblaient satisfaites de leurs résultats, alors à quoi bon les entraîner dans ma folle demande ? J'étais fébrile en découvrant les questions, bien différentes de celle du test réservé aux filles, et anxieuse à l'idée de "mal" répondre. J'avais dû concentrer toutes mes forces pour ne pas trembler en cochant les cases qui allaient sceller mon destin, et je n'avais pas pu me débarrasser de la peur de lire, une fois de plus "femme au foyer" sur ma fiche de résultat. C'était absurde ! Aucun garçon n'aurait été dirigé vers une carrière de ménagère !

     La conclusion de cette nouvelle évaluation arriva le mois suivant, bien après le début des grandes vacances. A situation exceptionnelle, dispositif exceptionnel : si j'en croyais le Principal, pas moins de cinq enseignants s'étaient penchés sur mes réponses pour en arriver à dire que j'étais faite pour les sciences... ou pour devenir dentiste. Si la perspective de mettre les mains dans la bouche de parfaits inconnus ne m'enchantait pas,  les matières scientifiques étaient ma grande passion. Mon père, à la fois savant et candide, m'avait toujours poussé vers ce domaine, me lançant des défis mathématiques ou m'emmenant me promener dans la nature pour prendre le temps de l'observer. Il avait été aussi enthousiaste que moi face à ce nouveau résultat, et très fier, aussi.

"Nous ferons tout pour que tu puisses faire les études qui te plairont" m'avait-il dit solennellement en me prenant dans ses bras, un geste de tendresse très rare chez lui.

     Et c'est donc avec un mélange de joie et d'appréhension que j'étais entrée à l'université. Je ne devais pas décevoir mes parents, ni mes anciens professeurs ou mon Principal, et surtout, je ne devais pas me décevoir, moi.

     Je me suis investie, je n'ai pas compté mon temps, ni ménagé mon énergie, je me suis endormie sur mes cours, parfois, j'ai réussi mes examens, toujours. Et cinq ans plus tard, je devenais la première femme à obtenir une licence en Mathématiques et en Chimie. Une brillante carrière scientifique s'ouvrait à moi. 

     Femme au foyer ? Jamais de la vie.  

     

Signaler ce texte