Le thanatopracteur

arthur-roubignolle

Le thanatopracteur  (Nouvelle)



Il y en a qui vivent de la naissance, les sages-femmes, les pédiatres etc, et d'autres qui vivent de la mort, les croques-morts, et les thanatopracteurs entre autres.

Julien était thanatopracteur.

Son boulot consistait à rendre les défunts présentables aux familles.

Il était heureux lorsque les gens découvraient leurs morts bien habillés, bien propres, semblant dormir d'un sommeil paisible, comme prêts à se réveiller d'un instant à l'autre.

Sa prestation faisait partie du processus funéraire, il y avait les prestations basiques, obligatoires, absolument nécessaires et ensuite les prestations supplémentaires, en option pour la famille... Mais nul mort, quelque soit ses moyens ou ceux de sa famille, n'était laissé sans soins de base, question de respect...


Julien aimait « ses » morts, qu'ils soient pauvres ou riches il s'efforçait de les rendre tous attractifs.

Pour lui, les morts n'avaient plus besoin de distinction sociale, la seule et simple « distinction », au sens noble et naturel du terme lui importait plus. Il lui arrivait souvent de donner un air plus plaisant à des gens qui visiblement avaient été renfrognés toute leur vie et peu avenants pour autrui... Aux gens fats et méprisants (du moins par leurs apparences, peut-être ne l'avaient-ils pas été en réalité ?), il donnait une touche de chaleur humaine, les rendaient doux et paisibles, sympathiques même.

Lorsque les gens découvraient leur mort et s'exclamaient « Oh comme il est beau, comme elle est belle ! ». Julien en éprouvait une intense satisfaction professionnelle doublée d'une émotion personnelle bien réelle.


Heureusement que les gens ignoraient dans quel état épouvantable  arrivaient parfois leurs proches...

Pas plus tard qu'hier c'était une jeune fille tuée dans un accident de la route. Son nez était tordu, son visage couvert d'hématomes, tout bleu et noir qu'il était son visage, avec quelques vilaines cicatrices, que les gars de la Morgue avait quand même un peu arrangées mais c'était pas beau à voir .

A la Morgue de l'hopital c'est pas vraiment leur boulot, ils font pas dans la finesse, faut voir comment qu'ils trimballent les corps, on dirait qu'ils s'occupent de simples quartiers de viandes.

Et vas-y que ça rigole pendant que ça déshabille un cadavre, vas-y que ça te fait des blagues foireuses, comme si la personne morte à coté n'existait pas, n'entendait pas, ne voyait pas ! Aucun respect ces types de la Morgue, et Julien ne les aimait guère...

Lui, les morts il les considéraient  comme des personnes à part entières, qui voyaient, qui observaient tout,  dans un autre espace ou ils étaient toujours présents... Pas vraiment vivants non plus, Julien n'était pas fou, mais, sans être spécialement croyant, il  était convaincu cependant qu' ils étaient  toujours là sous une forme éthérée et consciente...

Julien n'avait donc jamais de geste déplacé envers ses « Hôtes » comme ils les appelaient.

Jamais de propos triviaux, jamais de pensées bizarres, tordues...

Il accueillaient ses « Hôtes » en les saluant respectueusement, ne se précipitait pas sur eux pour s'emparer de leurs corps... Non, au contraire il prenait son temps, il laissait les morts s'habituer à l'atmosphère de son laboratoire. Il les laissaient prendre connaissance tranquillement des lieux. Et pendant ce temps il préparait son matériel, sortait des flacons de produits, déroulait des ouates, des gazes, des ciseaux, des scalpels...

Et puis, les morts ne sont pas pressés, ils ont tout leur temps, alors pourquoi se hater avec eux ?

Pour revenir sur la jeune fille tuée dans un accident routier, il lui avait redressé le nez avec de petites plaquettes d'acier spéciales, et graçe à des crèmes couleur peau avait redonné vie et fraicheur à son pauvre visage massacré. Quel joie lorsque la famille était venue voir cette petite (23 ans, une misère de mourir à cet âge!). Une dernière fois ils avaient pu la voir jeune, belle, presque souriante, car Julien avait réussit à lui donner une sorte de demi-sourire tout à fait charmant et qui lui allait très bien. (On ne peut pas donner non plus aux morts de grands sourires éclatants, ce serait inconvenant!)

Evidemment, tout ce travail était très éphémère, il n'était pas destiné à durer.

La jeune fille, après que tous ses proches eurent défilés devant elle pour le dernier hommage fut conduite aussitôt au crématorium comme tous les autres...

Personne n'échappait à cela, c'était le sort commun et tous ces morts que Julien préparaient si joliment finissaient tous en cendres ou enfouis sous la terre et personne ne les voyaient plus jamais.


Heureusement, Julien prenait des photos de son travail, avant et après. C'était son press-book, la trace tangible de son talent et de sa conscience professionnelle.

Julien trouvait fort regrettable que l'embaumement, la momification, comme du temps des Pharaons, (ou des Tibétains aussi) ne soit pas une pratique courante, qu'elle aille même à l'encontre de la Loi en France.

Il n'y avait à sa connaissance qu'une seule entreprise qui la pratiquait, aux Etats-Unis, à Salt-Lake City, une entreprise tenue par des Mormons... Mais le coût d'une momification était conséquent, 74 000 dollars, un peu plus de 60 000 euros...


Lorsque les morts arrivent de la Morgue ils ont parfois subis diverses autopsies mais ils sont à peu près dans l'etat ou ils étaient au moment de leur décés. On les amènent quand même à Julien lavés des traces de sang, de vomi ou d'excréments dont ils ont pu être souillés.

 C 'est le travail des gars de la Morgue, pas très compliqué, ils allongent le mort sur une grande table d'acier, table équipée des évacuations nécessaires à l'écoulement des différentes matières. Puis ensuite les gars prennent des jets et lave le corps à grandes eaux tout en l'aspergeant de produits désinfectants. On dirait qu'ils lavent le carrelage d'une cuisine, enfin, ils y mettent à peu près autant de passion que si c'était du carrelage de cuisine... Des brutes...


Ensuite les corps arrivent chez lui, dans le labo du funérarium. Le premier travail de Julien sera de refermer toutes ses bouches grandes ouvertes qui semblent hurler encore quelque cri de détresse. Il arrangera tous ces rictus grimaçants découvrant des dents en plus ou moins bon état. Il refermera aussi les paupières de certains morts, dont les yeux écarquillés ont l'air stupéfaits par ce qu'ils ont vus à leur dernier et fatal instant...

Une fois cela fait, Julien commençe le vrai travail, un travail d'orfèvre, délicat, subtil, sensible, qui tient à la fois de l'art du maquillage, de l'anatomie, de la science physionomiste et du modelage...


A vrai dire, et depuis le temps qu'il pratique son métier, Julien ne peux plus se passer de ses morts. Il les préférent même à la compagnie des vivants.

Il est célibataire, n'a jamais voulu se marier ni avoir d' enfants. Pas besoin, ses morts à lui sont ses enfants, ses créations.

Julien vit seul depuis longtemps... Il faut dire que son métier n'incite guère les gens à se rapprocher de lui, ou alors sauf lorsque, prenant connaissance de sa profession très particulière, ils sont soudain poussés par une curiosité malsaine et cherchent à obtenir de lui quelque détail morbide... Ils sont pas intéressants les vivants, c'est pas comme les morts, les morts y disent rien, mais ils t'en procurent des réflexions, des émotions profondes, et ils ne te jugent jamais, jamais un mot plus haut que l'autre, toujours respectueux, pacifiques, paisibles... Ils ne cherchent jamais à savoir des choses sur toi pour mieux te b.... C'est pas des vicieux les morts, et ils savent bien qu'un jour tu seras exactement comme eux...

Voilà ce qu'il pense le Julien, entre autre...


Lorsqu'il emporta son premier mort chez lui pour avoir enfin une compagnie durant une de ces affreuses soirées solitaires qu'il subissait depuis des années, il se réveilla le lendemain totalement paniqué. Qu'avait-il fait ? C'était impensable.

Il s'empressa de ramener discrètement le mort à son labo. Personne ne remarqua rien. Son labo, situé derrière la Morgue de l'hôpital et avec son accès direct dans une rue tranquille était parfait pour cela, fort heureusement...


Julien, après la peur panique engendré par cet acte répréhensible n'éprouva plus que l'envie de recommencer. L'expérience avait été trop excitante, pour la première fois depuis longtemps il avait passé une excellente soirée grâce à la compagnie de son mort. En sa présence il n'avait plus éprouvé ces affreux tourments qui l'assaillaient, ces affres de la solitude ou tout  paraissait d'un désespoir absolu. Était-ce donc cela la vie ? Un chemin ou l'on était seul, irrémédiablement seul, enfermé en soi-même, sans possibilité de communiquer réellement avec les autres ? Était-ce cela la vie, ces soirées mornes à regarder des émissions sans intérêt ou à jouer à des jeux vidéos plus ou moins intelligents ? Était-ce cela la vie, manger seul, dormir seul, avec personne à qui parler,  personne que l'on puisse toucher, embrasser, serrer dans ses bras ?

Non, ce n'était pas ça la vie, la vie c'était le partage, la joie d'une présence, la chaleur humaine. La solitude, c'était la mort, l'affreuse mort vivante... Une agonie qui n'en finissait plus...


Il aménagea une des pièces de sa maison en chambre d'ami pour accueillir ses chers défunts. Une fois par semaine il s'accordait une soirée spéciale avec un mort de son choix. Parfois il en prenait un tout le week-end, surtout quand le temps n'était pas très beau. Il adorait voir tomber la pluie par sa fenêtre, avec son mort installé dans un fauteuil, bien à l'abri... Le lundi il ramenait tranquillement son mort au labo, sur de n'être pas vu...


Mais ce qui devait arriver arriva...

Un jour il tomba amoureux d'une jeune femme, une très jolie brune de trente ans qui hélas (ou heureusement, sinon il ne l'aurait jamais connue), avait été tuée par son amant par strangulation. Ce fut un coup de foudre immédiat. Elle était si belle... Et même sa cicatrice autour du cou lui allait bien...


Il n'avait eu jusqu'à présent que des relations amicales et chastes avec les morts, mais là, il ne put s'empêcher de s'approcher de ce corp magnifique. Une force irrépressible l'animait, il était inutile de lutter contre ça, ça ne servait à rien.

Lorsqu'il déshabilla la morte il découvrit un corps d'albâtre de toute beauté. Il effleura ses seins, caressa ses hanches. Et c'est avec d'infinies précautions qu'il pénétra ce corps, comme s'il pénétrait dans un sanctuaire interdit.

Il savait qu'il venait de franchir une limite et qu'il s'engageait dans un autre monde...

Il connut une extase incroyable, comment dire?

Ce fut comme une sorte d'union entre la Vie et la Mort. En pénétrant cette femme inanimée, totalement offerte à lui dans l'abandon définitif de la mort, il la rendait vivante, tandis que lui mourrait en même temps en elle...

C'était  des allers et retours entre deux états différents de la matière et de l'âme, la communion ultime, la fusion totale avec l'autre, ce qu'il avait recherché toute sa vie sans jamais le trouver auprès des vivants...


Un sentiment de toute puissance absolue l'envahit, et il sut alors qu'il devenait un Dieu vivant. Oui, il sentit qu'il devenait immortel comme un Dieu, et il pensa à Anubis, le dieu mi-homme mi-chien, fils d'Isis et d'Osiris. Celui qui momifie les corps pour les rendre imputrescibles et éternels, celui qui purifie le cœur et les entrailles souillés par les turpitudes terrestres. Celui qui évalue et pèse les âmes.

Il n'existait plus en tant que Julien, thanatopracteur anonyme dans un hopital de province, il était devenu le Seigneur du pays sacré, le Maître des nécropoles antiques où la vie éternelle se fige dans la glaise recouvrant la chair des momies...

Des prêtresses défilaient devant lui, portant des offrandes à Rê, dont il était un des descendants...

Il était Anubis, le Dieu à tête de chien. Le chien noir de l'Au-delà.


A l'hopital on ne s'inquiéta de l'absence de Julien que trois jours après la date ou il était censé reprendre le travail, suite à ses congés d'été...


Lorsque les pompiers forcèrent la porte de sa maison ils découvrirent un homme entièrement nu, qui serrait convulsivement le cadavre d'une femme dans un état de décomposition déjà très avançé...


L'odeur était affreuse.


Un des jeunes pompiers se mit à vomir sur le seuil de la porte...

Et dehors, un petit scarabée en profita pour ébattre ses ailes au soleil...

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