Le Titanic dans le nez

Thierry Kagan

 

Chacun sait se laver les mains après s'être mouché dans du Leader Price.

Chacun sait boire, faire pipi, faire son lit (d'aucuns savent même boire en faisant pipi dans leur lit).

Chacun sait faire plein de choses !

 

Mais aussi, chacun sait faire certaines de ces petites choses mieux que les autres. Ces mêmes chacun se demandent d'ailleurs pourquoi ces petites choses n'intéressent personne d'autre qu'eux-mêmes et pourquoi chacun n'est pas employé à ces petites choses-là, plutôt que de faire un métier parce qu'il a fait des études.

 

Par exemple, quand ça gratte, se gratter ailleurs que là où ça gratte, très peu savent le faire.

Gueuler de bon cœur quand il n'y a pas de raison, faut être plus qu'un expert.

Plein de choses, comme ça, y en a des tonnes.

 

Par exemple, moi, mieux que quiconque, je n'en ai pas l'air et pourtant... je sais me faire rire rien qu'en me regardant.


Irracontable dans un CV !

 

Pour tout le monde, c'est pareil : y a des paquets de trucs qui n'intéressent personne.

Et pourtant, ce sont précisément ces petits paquets de trucs-là qui font chaque jour, de chacun de nous, un homme dans une grande partie des cas et une femme, dans l'autre.

 

Prenons, par exemple, l'action de pleurer !

Qui peut dire qu'il sait vraiment pleurer mieux que les autres ?

 

Imaginez : on vous pose devant un film qui dure 3h15 environ.

Avec un bateau, flambant neuf, très grand.

Un garçon beau comme un prince, une fille belle comme une fleur, de l'eau, beaucoup d'eau et un bijou beau comme un tracteur.

Et tout ça mélangé dans tous les sens.

Comment prévoir les meilleurs moments pour pleurer ?

 

Parce qu'il y a de tout, dans cette pellicule-là.

De l'argent : facile de craquer pour du pognon.

De la mort : tout le monde chiale quand ça crève.

De la haine : tout le monde l'a mauvaise à l'haine.

De l'amour : qui n'a jamais versé une goutte de sp... de larme pour l'amour. Je vous le demande !

Et surtout, dans l'histoire, y a un bateau.

Un gros bateau.

Et plein de thunes.

Qui ne fondrait pas pour un gros bateau plein de thunes qui sombre ?

 

Le pire, c'est que les réalisateurs font pleurer jusqu'au moment... où la lumière revient dans la salle de cinéma.

Ce qui fait que même les gros durs - qui ont une image à tenir, n'est-ce pas ! - eh bien, ils se font surprendre à être émus comme des gamines.

Ils croyaient pouvoir sécher leurs gouttes au nez sans y toucher, avant le générique.

Eh bah non !

Contraints de se les remonter de loin.

Et ils explosent et ils chouinent et les uns sur les autres ! Tout le service d'ordre de l'hypermarché, ça la fout mal, non ?

Et y a pas seulement les brutes.

Tous y passent : les cadres très supérieurs, les infirmières moches, les petites frappes à trois poils.

Tous !

 

Mais chialer, c'est une chose.

Je viens de le dire, tout le monde sait faire.

Se moucher comme pas deux, par contre, c'est une autre paire de nez.

 

Attendant ma femme partie pisser les 3h15 de coca light qui se tournaient les bulles dans sa vessie, j'ai regardé la salle et le générique se vider.

Et j'ai pu repérer ce petit couple…

La cinquantaine.

Dans le noir et assis très loin derrière nous, il n'aurait jamais attiré mon attention sinon.

Là, je les voyais de profil.

Comme tout le monde, ils échangeaient des reniflements. Complices du fait de leur union, l'un reprenait l'autre et réciproquement. Ca faisait comme un chœur d'échos de caverne mouillée, c'était beau comme du Wagner.

 

Quand il n'y eut plus personne dans la salle et au générique, la femme a sorti la chemise du pantalon de son mari et s'est mouchée dedans comme une forcenée.

Quant au mari, il s'est soulagé à la sportif : se fermant une narine, soufflant très fort de l'autre; se fermant l'autre et soufflant très fort itou.

 

Les gens qui gèrent leurs émotions comme ça, il y en a peu.

Et maintenant, j'ai l'œil !

 

Si quelqu'un est à la recherche de spécimens de cette trempe, je les lui dégotte.

Toute une technique et c'est moi qui l'ai !

 

En tournant ça bien, ça peut me faire une bonne ligne dans le CV, non ?

 

 

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