Le tour de France

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Il lui reste trois, quatre virages en épingle au maximum. Il a cessé de faire le décompte. La borne indique qu'il lui reste cinq kilomètres pour en finir avec cette satanée montée. Il a bien fait de passer sur le 39 x 28. En finissant à 17 km/h, il devrait pouvoir tenir sa moyenne grâce à sa bonne technique en descente.

Quand on dépasse les 9% de déclivité et après quinze kilomètres d'ascension, tout est dans la tête. Les fesses, elles, sont décollées de la selle. Les yeux se perdent dans le vide. Saisir le bidon pour assouvir sa soif. Le placebo donnera l'illusion d'un coup de fouet salvateur. Il est exsangue. À ce stade, il n'attend plus que le chalet en visuel qui annonce la fin prochaine du calvaire.

Dans un sourire crispé, il salue le forçat qui le croise. Il a beau jeu, lui, calé tranquillement dans la descente à se gaver de pâtes de fruit. Il rira moins dans vingt-trois kilomètres quand il devra s'attaquer au Tourmalet.

France, elle, n'en peut plus ; des commentaires de la troisième étape alpine, collée dans le canapé ; de le suivre pour qu'il s'extasie, lors d'une course départementale de cadets, des cadres en carbone ; de le voir partir à six heures du matin et de bouffer des spaghettis. Elle rêve d'échappées belles ; elle en a marre de tourner carré.

Le couple est désormais en roue libre. Elle a pourtant tout essayé pour recoller au peloton. Quand il s'est plaint de coups de pompe, elle était passée sur le grand plateau en s'achetant une nuisette à lacets, certaine qu'ils prendraient le virage pour retrouver leur relation d'antan. Malheureusement, il y a eu un incident technique. Alors qu'il était sur le point de reconquérir son col, il a pété son frein. Il ne lui reste plus qu'à sucer la roue dans l'espoir de ne pas être larguée.

La pauvre pédale dans la choucroute. Elle a beau mouiller le maillot et mettre en avant ses jolis mamelons pour le faire changer de braquet avant un coup de mou, rien n'y fait. Pour se remettre en piste et grimper aux balustrades, elle a tenté de la jouer à l'américaine. Elle a terminé esseulée à pleurer sur La route de Madison, à deux doigts de dérailler.

L'enfer est pavé de bonnes intentions. En mars, elle lui fit la surprise de l'inviter à la trouée d'Arenberg. Elle y laissa ses illusions en regagnant la maisonnée en voiture-balai pour y retrouver sa blouse jaune qu'il lui avait offerte pour leur dixième anniversaire de mariage.

Arrivera le temps où elle sera blasée de jouer le porteur d'eau. La flamme rouge du dernier kilomètre s'éloigne. Elle est fatiguée d'être en danseuse avec l'espoir illusoire d'être reconnue comme la meilleure grimpeuse. La fringale la guette, le ravitaillement venant à manquer. À force de ne pas être considérée, elle finira par prendre un bon de sortie et trouvera un rouleur dopé aux pilules bleues qui ne refusera pas de prendre le relais dans la perspective d'un coup de cul dans la chute de ses reins. Il faudra qu'il soit en forme : la balade n'aura rien d'une sortie cyclotouriste. Il ne lui sera même pas nécessaire de mettre tout à droite pour faire le trou et pour distancer cet imbécile de mari habitué aux coups de barre.

Le contre-la-montre est lancé. L'ultime étape pour qu'elle retrouve son coéquipier qui saura reconnaître ses talents avant qu'elle ne le classe hors catégorie.  Il ne tient qu'à lui de prendre le bon wagon pour ne pas se faire larguer.

Champion, arrête de musarder et fais tomber le cuissard avant de te prendre un éclat. Montre ce que tu as dans la musette, prouve que tu as de la giclette. Apprends à mouliner, trouve le bon tempo et profite du paysage avant qu'elle ne rende son dossard. Les Champs-Élysées sont encore à ta portée si tu y mets un peu du tien en allant te frotter à ta petite reine. Elle ne t'en tiendra pas rigueur.

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