Le travail

Arrondir les fins de mois avec de l'argent de poche, les étrennes c'est qu'une fois par an. Je cours par la ville, je mets des pubs dans les boîtes. On m'aime pas toujours mais je souris quand même, c'est mon job. A la maison, je croule sous les prospectus de papier glacé, je trie, je classe. Mon père en a assez de toutes ces pubs. Deux fois par semaine c'est moi qui sonne à l'interphone: "Bonjour c'est la publicité!" Parfois les gens sont sympas, ils répondent avant d'ouvrir, ça met du baume au coeur. Personnellement j'aime ça les pubs mais depuis que j'en distribue, y a comme un problème. J'aimerais trouver un travail plus stable dans tous les sens du terme, un travail où ça bouge moins, avec un bureau peut-être, avec plus d'heures par semaine. Mes études ne correspondent pas aux missions que j'ai trouvées jusqu'à présent, il est loin mon IUT de droit! J'ai l'avantage de bien parler et de bien présenter, grâce à ça, on m'a mis à un poste d'accueil dans l'événementiel, le genre de boulot qui favorise la précarité, hélas! Mon job actuel me permet de répondre à des annonces, je finirai comme caissière dans un cinéma! Mon père depuis deux ans me fait la tête car je ne trouve rien de durable, pour lui j'aurais dû continuer mon droit. Le jour où je rencontrerai mon prince charmant, je partirai de la maison. Les bals est-ce que ça existe encore?

Arrondir mes fins de mois avec mes alloc, mon argent de poche. Mettre du beurre dans les épinards en donnant des cours de maths et de français. Qu'est-ce qui m'intéresse à la fin? Trouver un emploi c'est aussi culturel. C'est chercher dans un ou plusieurs créneaux, se sentir concerné par un ou plusieurs secteurs d'activité. Moi rien ne m'intéresse vraiment, je suis comme ces milliers d'étudiantes qui sont allées à la fac pour faire plaisir à leur père. Ma meilleure amie, une des rares qui me reste sans vouloir jouer du violon, pense que je devrais dire merde au mien. Je suis trop bien élevée pour ça, j'ai pas été élevée comme ça comme on dit. Que faire alors? partir en Afrique et faire de l'humanitaire? J'ai même pas mon permis! Faire du bénévolat auprès des pauvres? Trop sensible pour cela! Je suis vraiment pas sortable! Alors j'accepte des petits jobs pour ne pas être radiée. Dans ma tête je trie des pensées, des idées, je compte mes sous. Un jour je partirai! Je prendrai un petit appart' avec ma meilleure amie qui réussit mieux que moi professionnellement parlant. Elle est clerc de notaire et surtout elle est célibataire comme moi. Je serais la petite main, je ferais les courses, le ménage vu que je ne pourrais pas tout payer. Un jour ça péterait c'est sûr, j'en aurais marre de faire la boniche, elle de payer plus que moi. Et on se réconcilierait parce qu'on est amie. Ouais je vais faire ça. Je l'annoncerais à mon père, il sera pas d'accord juste pour le principe, sa fille ne quittera pas la maison sans un bon boulot. A-t-il pensé au moins à mon bonheur? C'est aussi à cause de ça que j'accepte n'importe quoi. Pour qu'il puisse dire que je travaille. Y a pas que le travail dans la vie! A cause de lui j'ai arrêté la peinture, le dessin afin de consacrer plus de temps à ma recherche d'emploi. S'il savait que je continue de dessiner chez ma meilleure amie! Ma mère, elle, ne dit rien. Elle se tord les mains devant mon père, pour lui c'est la maîtresse de maison et c'est tout. Je vois bien qu'elle voudrait me parler. "Vas-y parle " je me dis intérieurement. Mais elle se retire toujours pour aller là où je ne suis pas.

Dring! ça sonne à l'interphone:

"C'est pour la publicité!"

"ça alors!" je me dis. Et je cours dans le hall d'entrée pour voir comment est la personne. Incroyable! Je crois voir mon double. Un double gris et triste malgré son sourire.

C'est pas vrai, je ne peux pas continuer à vivre comme ça! Il faut que je réagisse. Armée d'une énergie nouvelle je me prépare pour aller à l'agence pour l'emploi leur dire que ma mission ne me convient pas du tout, que j'en ai assez d'être dans la précarité.

"Montrez-moi votre CV." me dit-on sèchement.

- Mon CV je l'ai montré cent fois mon CV je dis d'un ton saccadé. Qu'est-ce que vous voulez de plus? Vous n'avez pas assez d'infos dans votre ordinateur?

En parlant je pensais à la pauvre personne qui distribuait les pubs dans les boîtes aux lettres. Je ne veux plus ressembler à rien. En la regardant je n'ai vu que l'ombre de moi-même!

- Dans quel secteur cherchez-vous en priorité? dit la conseillère qui avait l'air de se mettre au travail. Comme quoi...!

- Aucun secteur en particulier, c'est bien ça le problème.

- Récapitulons, vous avez travaillé dans l'événementiel en tant qu'hôtesse d'accueil, vous avez donné des cours de maths et de français et vous distribuez des publicités depuis un an.

- C'est ça.

- Et vous avez un IUT de droit.

- ... qui ne me sert à rien.

- Poursuivez-vous votre recherche d'emploi?

- C'est pour cela que je suis là. Je me dis que je devrais me calmer car je deviens arrogante. Elle me lorgne du coin de l'oeil.

- Vous devez cibler vos recherches et vous organiser.

- C'est seulement maintenant qu'on me le dit? je suis outrée.

- Je suppose que vous avez déjà assisté à une session sur la façon de faire des CV et des lettres de motivation.

- Vous supposez bien. ( Je me dis que je ne me reconnais plus).

- Quels secteurs préférez-vous comme ça d'emblée?

Tiens! Voilà une question innovante!

- Le dessin et la peinture.

- Je regarde si j'ai des annonces concernant ces domaines.

Je ne réponds rien. Je la laisse chercher, en vain. Mais elle me demande:

" Avez-vous déjà postulé pour un poste d'assistant culturel dans les musées? Ou bien comme employée dans un magasin d'art et de loisirs créatifs?"

Bon sang, assistant culturel ça plairait à mon père ça! Je n'y avais jamais pensé, je me sens comme piégée.

Je bredouille:

- Non, pas vraiment. Mon père m'a interdit la peinture et le dessin, je dis pour me justifier. La conseillère réprime un sourire.

- Vous pouvez aussi postuler dans des librairies avec le niveau que vous avez.

- Oui j'ai fait des inventaires déjà dans des grandes enseignes. Cependant mes demandes n'ont pas abouti.

- Il ne faut pas vous décourager.

Pour le coup je la trouve sympa. Je la remercie bien, mon ton s'est adouci. Je ne repars avec aucun travail mais avec de la confiance en moi.

C'est d'une manière plus détendue que je trie mes publicités pour pouvoir les distribuer plus rapidement. De même en poursuivant avec cette méthode détendue, je prends le parti de me maquiller et de m'habiller d'une manière plus gaie. Le résultat fait la différence. Mon patron lui ne change pas mais je me sens mieux. Je n'ai plus l'allure triste de la personne que j'ai rencontrée au bas de mon immeuble l'autre jour si bien que c'est avec une vitesse que je ne me connaissais pas que je mets les pubs dans les boîtes. Le reste du temps je fais mes lettres de motivation comme me l'a dit la conseillère et revêts mes plus beaux atours quand je rencontre des personnes susceptibles de m'embaucher. ça y est j'accepte de faire partie du grand théâtre de la vie! Quand je pense que je mettais mise en colère à l'âge de quinze ans quand ma prof de français m'avait dit:" Tu es mignonne, tu es intelligente, tu trouveras du travail facilement." Selon elle les "moches" trouveraient du travail difficilement alors! Je ne pouvais pas accepter une injustice pareille. Aujourd'hui, je mise tout sur moi et mes capacités pour trouver du travail. Tout ça parce que j'ai eu le déclic. Je ne me suis pas vraiment mise en colère mais j'ai réagi, j'ai passé la seconde comme on dit, et ça me réussit. Mon père ne me fait plus peur, il est fort étonné de mon changement. La nuit je rêve que je trouve du travail. Un jour bientôt ma vie changera or je m'aperçois que le changement a déjà commencé...