L'eau de là
petisaintleu
De mémoire d'homme, la source avait toujours été vénérée. Non pas qu'elle possédât des vertus apaisantes, réparatrices ou protectrices. Ou, pour ceux dont l'adoration est démoniaque, qu'elle renfermât dans ses entrailles des bienfaits méphitiques ou sulfureux. Sa magie reposait dans le mystère. D'où venait-elle ?
Dans un rayon de deux jours de marche, on n'avait jamais eu connaissance d'une rivière qui aurait pu supposer une résurgence. Des hydrologues s'étaient déplacés. Ils n'avaient pu en résoudre l'énigme, remplacés par des huluberlus armés de pendules ou de baguettes qui ne se montrèrent guère plus doctes. C'est sans doute la raison pour laquelle elle ne portait pas de nom ou, plus précisément, qu'elle n'était connue que sous le sobriquet de Te wai i reira, L'eau de là. Autre étrangeté : son cours n'avait jamais croisé un confluent, les rives d'un lac ou n'avait été englouti par le ressac d'une mer déchaînée léchant la douceur de sa pureté. À quelques encâblures, on découvrait que le sable du désert le siphonnait jusqu'à le rendre exsangue.
Le peuple kusy pouvait s'y apparenter. Aucun linguiste ou anthropologue n'avait à ce jour percé leur étrangeté. Même le basque et l'étrusque apparaissaient moins kabbalistiques. Leurs mœurs, leur habillement ou leur habitat étaient d'une telle originalité que l'on en émettait des conjectures pseudo-historiques, évoquant un bestiaire de cultures et de croyances disparues, au carrefour de l'atonisme, du tengrisme, des Anasazis ou des Minoens. Les recherches menées par les généticiens conclurent que les Sentinelles du Nord, pourtant isolés depuis une désespérante éternité de 60000 ans dans le Golfe du Bengale, possédaient plus de traces d'ancêtres du Tarentien, de l'Homme de Florès ou de celui de Zhiren.
Eux, ils ne se s'étaient jamais posé la question de leur origine. Tous les matins, ils s'incrustaient au point d'eau, jouant des coudes, louvoyant parmi les crocs, rampant entre les griffes ou se déjouant des ruades. L'interregnum se répétait depuis l'aube des temps, infiniment inchangé et inchangeable, à supposer que ce fût possible car, depuis le premier matin, pas un grain de poussière n'avait jamais été caressé par la morsure du vent. Les espèces de la nuit croisaient celles du jour dans un pacte de non-agression, permettant à chacun de s'abreuver avant que les maîtres diurnes ne prissent le pouvoir. Il fallait bien qu'une trêve fût tacitement signée pour que la vie imbibe les cellules des proies et des prédateurs et perpétuer l'énergie nécessaire à la reproduction qui permettrait de générer les holocaustes tapissant de vermeil la steppe, brunissant les buissons, pour former une antinomie avec le bleu azuréen des cieux.
C'était, c'est et ce serait toujours ainsi. Alors, à quoi bon les secondes, les prières, les plaintes, les réjouissances, l'espoir, l'angoisse ? Souvent, le crétinisme venait écraser l'intelligence mâtée par des générations d'isolement et de consanguinité. Il survivait toujours une once d'intelligence qui transmettait les secrets du feu, la fabrication d'un arc ou le modelage d'une poterie.
Ils arrivèrent. Il fallait choisir, mais le dilemme n'était guère de leur monde. La civilisation n'attendait pas. Les consommateurs et, plus encore, les dividendes avaient saisi que pour préserver leur joli pavillon et leur salon en teck importé d'Indonésie, le dernier smartphone à la batterie bourrée de lithium, le séjour à Dubaï, il était urgent de sauver la planète.
Avec 4000 heures d'ensoleillement annuel, on trouva le nouvel Eldorado qui sauverait l'humanité. Des champs de panneaux voltaïques tapissèrent l'horizon. Par mansuétude et en dédommagement de leur déportation vers la grande ville, on offrit aux Kusys des taudis en parpaing et en tôle ondulée.
Ils crevèrent à petit feu. Ils avaient pourtant accès à un robinet sur la place. Ils découvrirent le modernisme et les bienfaits de l'argent. Ils n'eurent plus à lutter contre l'hostilité de la nature. Ça coule de source.
Du crétacé au crétinisme, pour être un peu léger. Cependant, les êtres font de leur mieux, avec ce qu'on a bien voulu leur donner. J'ai donné un coup de cœur, car je n'aime pas les coups de pied.
· Il y a presque 3 ans ·Christophe Hulé
Il reste encore quelques individus au fin fond des forêts, mais pour combien de temps encore ...?
· Il y a presque 3 ans ·Louve