L’écoulement de ta cyprine trouble l’eau de ma piscine

caiheme

La clope est bue, le café fumé. Nicotine et caféine se déplacent sans penser. Essences pour carlingue fatiguée. Les fils se tendent, la marionnette commence à bouger, des taches de peinture lui tiennent lieu de figure. Deux trous pour les yeux, un trait pour la bouche, un triangle pour le nez et deux cercles roses pour les joues. L'expression est figée, mais qu'importe, au besoin d'autres têtes en réserve peuvent servir, la décapitation est rapide, le remplacement instantané.

Le pantin tourne de gauche à droite la boule de bois qui lui sert de crâne. Il se relève, commence à se déplacer, ses pas sont incertains dans cet imaginaire. Oh ! Il trébuche contre un souvenir, il va tomber, non c'est bon, il l'enjambe et poursuit sa marche de nouveau-né.  Ca y est, le voilà hors de la mémoire, jetons le dans une ville pour voir ce qui se passe:

? Ben alors ?

Ho ! Tu t'bouges un peu oui ?

Ohé ! T'as compris c'que tu devais faire au moins ?

Bon, ben j'vais t'aider à démarrer alors, mais après faudra t'débrouiller tout seul, t'as une existence, un morceau d'espace-temps et un corps pour te déplacer, qu'est-ce qui te faut d'plus ? Une âme peut-être ? Faut pas pousser hein ! T'as juste à vivre sinon t'arrêtes d'exister. Bon, alors alors, mmm il va falloir … T'es prêt ?

Bon ok, heuuu alors, on va mettre un peu de sol, noir, du goudron, du trottoir, partout jusqu'à l'horizon. Quelques tours de béton, de l'acier, du verre,  du ciment. La matière morte c'est important pour vivre, ça donne du contraste, ça crée du frottement, de la chaleur.

On va rester réaliste, il faut que ces architectures se bouffent entre elles.

Les plus hautes écrasent les petites, les hauteurs recouvrent celles qui ne réussissent pas à grandir, voleuses de soleil pour faner les plus fragiles. Pas de précipitation. Les hautaines ont besoin de support pour déflorer le ciel, la mort des gamines de pierre doit être lente et froide, les ruines servent de marchepied. Et pendant que les tours bandent vers les cieux, les naines flétries leur grignotent les pieds à l'aide de passants pisseurs d'acide. Chacun fait son truc dans son coin, moi moi moi, on piétine sur place, on se fout de l'autre et on fait sa vie.

Mouais …

Ça dérive un peu trop là, ça manque d'équilibre.

Allez, on remplace le soleil par des nuages. Un plafond de brume avec des trous aléatoires qui s'ouvrent et se referment pour que tout le monde en profite, le hasard pour rester équitable.

Au rythme des pets célestes, le pantin promène ses pieds de sapin sur le trottoir, une récente averse a huilé le goudron, l'humidité cache les glaires et les fèces glissent sans bruit jusqu'aux égouts.

Un rayon perce la voute brumeuse et éclaire la face avant d'un building, le pantin marche en direction du damier vertical, il rentre. Personne. Juste des casiers gris montés les uns sur les autres, quelques crépitements informatiques se mêlent au bourdonnement des néons.  La marionnette de bois remarque une étiquette sur l'un des casiers:

"Jok'"

Les yeux de peinture restent fixes. Le pantin manipule la poignée de fer, les deux blocs qui lui servent de main rendent la manipulation difficile. Il pousse, ha, ça commence à s'ouvrir, mais le bois est mauvais, le bloc droit craque sèchement, le pantin retire brusquement sa main, le sourire constant, il sautille puis tape du pied le casier métallique. La violence de la frappe ouvre la porte de « Jok'». La douleur passée, le pantin découvre une combinaison de peau reposant sur un crochet. De la main gauche il enfile le flasque vêtement de chair, un peu trop grand, humm, une ficelle sort du coude, tirons dessus.

Dans un bruit de succion, la viande morte colle au bois. Cool, des doigts ! Tiens, ça bouge sans fil, bizarre. C'est donc ça un nez ? Hum, très élastique comme matière, et ça, c'est les oreilles ? Beurk, c'est répugnant.  Fais voir si je crache, merde, c'est vrai qu'il faut ouvrir la bouche. Moui, pas très utile. Et au fond du casier, c'est quoi ce levier ? Ok, alors position Off, si je l'enclenche sur On, qu'est-ce que ça donne ?

Le casier s'étire, il gagne en hauteur, les parois grises s'étendent, deviennent des couloirs, des rouages invisibles s'emboitent les uns dans les autres sur un tempo d'usine. La boite de métal continue de grandir, les sons s'effilent, l'éclairage des néons diminue, tout s'assombrit, les grincements prennent l'allure de cris stridents, tout est plus opaque, les hurlements métalliques gagnent en intensité puis tout s'éteint.

Ça y est, l'obscurité et le silence m'entourent, un calme de tombeau, je peux me faire une idée de ce qu'est le repos d'un mort.

Ohé !

Pas d'écho, rien, le noir absorbe la voix, l'impression de parler avec une plaque devant la bouche. Merde c'est vrai, faire bouger les lèvres, pas encore habituées à ce morceau de viande devant les dents.

Ohééé !

La voix tape, rebondit, devient écho. Tiens ? Faiblement, un bruit aigu droit devant, puis rapidement, brutalement, un sifflement me transperce le crâne, un cube de lumière me percute le regard.

Flash, les yeux, éblouis, étourdis. Crissement de pneu, gomme brulée, mains sur volant, ça commence !

Presser le mouvement, la perte de temps, éviter, la 1ère enclenchée et les roues regonflées. Alterner entre le hangar qui sature de gaz et le temps qui vomit sa neige, descendre dans le souterrain aux lumières hasardeuses. Entre les interstices de fonctionnement, saisir l'instant pour garer à l'instinct des Kangoo aux rétroviseurs éteints. S'échapper par l'escalier et remonter, respirer le souffle des pots d'échappements fissurés. Légère attente dans le brouillard, brouillage, fissures radiophoniques et voix aléatoires.

L'atmosphère est plus acide, la matière volatile a sorti ses dards, les yeux le sentent, ils sentent l'étrange brûlure des épingles de la brume que crachent les moteurs. Une piqure de froid derrière la tête, la sensation du poison, l'air est nocif, le corps le sait, il sent le danger.

Comme un courant électrique la peur traverse le corps, glisse sous la peau, puis le fluide froid change et devient chaud, souffle doux de sèche-cheveux dans l'épiderme. La joie recouvre l'effroi, la joie de se rendre compte de l'instant, l'instant d'une vie, sensation de bien-être. Nouveau départ: accélérer, courir, remonter. Clef, portière, volant, pause. Sur le tableau de bord cinq centimes oubliés, de mauvaises herbes oxydent le profil cuivré de Marianne, plus que quinze pour un café.

Ça recommence : presser, sortir, refermer. Badge, dossier relevé, pause. Le corps chauffe, la chaleur frappe le pare-brise glacé, écran de fumée tactile. La ceinture de sécurité s'anime et vient recouvrir mon torse, un « click » indique ma position de prisonnier. La bande de tissu resserre son étreinte, la peau de mon abdomen se compresse, l'écrasement de la chair me fait sentir le passage du sang dans mes veines, le cœur force pour faire circuler le fluide, je sens une accumulation de liquide, j'entends les os crisser sous la pression, la pointe de mes côtes chatouille l'arrière de ma colonne vertébrale et brusquement je suis aspiré par le siège de la voiture.

Je suis tiré hors du casier de fer par un autre pantin et projeté sur le sol. Le pantin parle, gesticule, des tonalités sourdes sortent du trou noir qui lui sert de bouche. Ses lèvres sont crevassées,  le bois de son visage est creusé par les termites, abimé par les vers.

Progressivement, les meuglements s'éclaircissent et deviennent des mots.

« Ben faut pas te gêner mec ! Pique mes affaires j'te dirais rien, allez retire ça ! Voilà, attention à pas déchirer, donne. Bon ça va c'est pas trop déformé, beurk c'est tout chaud, c'est dégueulasse, ‘tain ma combi' pue maintenant, snff snff, brrr t'a une odeur bizarre, toi, t'es tout neuf non ? Tu viens de sortir hein ? »

« … »

« Bon, va voir à l'accueil pour qu'ils t'orientent. C'est le casier avec la poignée rouge, demande  agZÓ৬, elle te renseignera. Bon j'espère que t'as pas trop fait de conneries là-bas, j'y vais, à plus !»

Le pantin dégradé habillé de viande rentre dans le casier et referme la porte. Le bourdonnement des néons remplit l'espace, la ventilation calme poursuit son travail. Poignée rouge, poignée rouge, c'est ça ? Je tire dessus ou pas ?

Le morceau de bois tire. Plusieurs casiers s'ouvrent les uns après les autres. L'ouverture simultanée découvre une boule noirâtre en ébullition flottant dans les airs.

Rattachées à la sphère liquide, des barres de métal balayent l'espace. À l'extrémité de chaque patte, une pointe de fer raye la surface des murs en inscrivant des bâtonnets et des lignes en diagonale. Chaque inscription déclenche de multiples cris. Le mélange de hurlements, de rires et de jouissances rend difficile l'interprétation de ce que je suis entendre.

« Oui ? » demande la bulle de pétrole.

« On m'a dit que vous  pourriez me renseigner »

« Vous renseigner ? À propos de quoi ? »

« Je ne sais pas. »

« Vous ne savez pas ? Qui vous a dit de venir me voir ? »

« Le pantin du casier "Jok'" »

« Ça ne me dit rien, vous avez rendez-vous ? »

« Je ne crois pas. »

« Bon, installez-vous et remplissez ce formulaire. »

Je prends le morceau de verre que me tend la patte de fer.

"Choisissez la proposition qui vous convient: prise électrique ou ongles longs."

« Excusez-moi. »

« Oui ?»

« Comment je fais pour répondre à ça ?»

« À quoi ? »

« À la question. »

« Hé bien vous touchez la réponse qui vous convient avec votre main. »

« Et si aucune ne me convient ?»

« Vous ne répondez pas et passez à la suivante. »

"Au déjeuner vous êtes plutôt :

a/salade de cheveux.

b/crasse à la coque.

c/ sueur en sauce.

d/ glaire à la poêle."

« Hé ben on n'est pas sorti.»

« Pardon ? »

« Non rien. »

Après plusieurs diagonales, le pantin revient vers la sphère flottante.

« Voilà j'ai fini. »

« Pardon ? »

« J'ai fini de remplir le formulaire. »

« Quel formulaire ? »

« Ben, celui que vous m'avez donné. »

« Celui que je vous ai donné… Mmm… Ha oui bien sûr je vous avais oublié. Alors, mmm, qu'est-ce que vous avez mis ? Mmm, mais rien du tout ! Vous n'avez répondu à rien ? »

« Ben, il n'y a rien qui me convenait, donc  heu je n'ai rien mis. »

« Mmm, très bien, maintenant je vais pouvoir vous renseigner. »

« Ha bon ? »

« Oui, asseyez-vous, quelqu'un va venir s'occuper de vous. »

Une des barres de métal s'enfonce alors dans la sphère noirâtre.  Dans un bruit de clapotement, la canne de ferraille effectue des allers-retours à l'intérieur de l'effervescente pelote de fuel.

« Heu, excusez-moi. »

« Oui ? » répond la sphère en continuant ses va-et-vient.

« Vous m'avez dit de m'asseoir.»

« Hé bien ? »

« Je ne vois pas de siège. »

« Vous connaissez la position de la chaise ?»

« Heu oui. »

« Et vous êtes en bois ? »

« Oui. »

« Hé bien vous n'avez qu'à vous asseoir sur vous-même. »

« Ha, mais oui, c'est juste. »

Et tandis que agZÓ৬ poursuit ses recherches, j'en profite pour vérifier mes articulations. Saleté de casier, j'ai la main fissurée maintenant, il va me falloir des agrafes, au moins quatre facile quoi. Rha fait chier, du bois tout neuf, je verrais si ça tient, j'espère que ça ne pourrira pas, au pire j'irais piquer un peu de bois de premier prix, c'est pas génial, mais ça dépannera le temps de …

«Salut. »

« Heu… Salut. »

Un clown cul-de-jatte en tissu multicolore et à la face de porcelaine me dévisage. Ses paupières se ferment puis se rouvrent en grinçant.

« Tu fais la queue là ou… »

« Heu non vas y passe, quelqu'un doit venir s'occuper de moi. »

« Ok merci. »

Le clown s'avance, bizarre, il n'a pas de fil, comment fait-il pour bouger ?

« agZÓ৬ ? »

« Oui ? Monsieur a৯৩ ! Attendez un instant, je termine avec monsieur et je m'occupe de vous juste après.»

« Oui, mais je suis pressé et ... »

«Tout le monde est pressé monsieur a৯৩, asseyez-vous et je suis à vous dans cinq minutes. »

«Cinq minutes hein ? »

« Oui, allez, et soyez sage. »

Le clown cligne des paupières, un rire radiophonique sort de son ventre, il bascule d'avant en arrière. Au rythme du ricanement, sa tête tourne sur elle-même et ses bras frappent un tambour invisible.

Soudain, il cesse de bouger, son dos me fait face et ses petits yeux bleus me fixent. Dans un bruit de biscotte mâchée ses cervicales pivotent pour mettre le ventre du même côté que la bouche.

« Je peux m'asseoir? »

« Ben oui, c'est ce qu'elle t'a dit non ? »

« Sympa mec t'assures. »

Il me saute dessus et s'assoit sur mes genoux de bois. Je me sens gêné, je ne sais pas quoi faire, je recule un peu la tête. Son coude de tissu frappe mes cotes, tout en écarquillant les yeux, il me chuchote sur un ton de confidence.

« Elle m'adore. »

Son haleine sent le carton d'emballage. Je souris poliment en acquiesçant et cherche quelque chose à regarder. Les crissements des pointes de fer sur les murs et les clapotements des barres métalliques continuent, mais l'endroit me parait silencieux.

« Sinon, ton auteur comment il va ? »

« Mon auteur ? »

« Ben le gars qui t'écrit, ou la fille alors, moi j'm'en fous hein j'ai pas d'préférence, mais t'en as bien un ou une non ?»

« Heu oui, mais heu je sais pas, on s'est croisé, mais vite fait quoi, sans plus. »

« Bah, c'est des choses qu'arrivent. Ça fait longtemps que t'es là ?»

« Heu je ne sais pas, on m'a dit de venir ici pour me renseigner.»

« Ha, mais t'es un nouveau alors ! Tout frais tout neuf, c'est bien ça, c'est bien. »

« … »

À nouveau le lieu redevient silencieux. Discrètement, j'essaye de regarder ce qu'il y a dans le trou qui termine ce corps de chiffon. Sa tête de porcelaine me regarde, je détourne les yeux.

« Tiens, tu veux que j'te raconte un truc marrant ?  Tu sais qu'entre le moment où le mec t'écrit et celui où tu es lu, tu n'existes pas. »

« Hein ?»

La bouche du clown est figée, mais elle semble sourire davantage, ou alors c'est parce que je n'avais pas fait attention à ses dents de céramique. Ses yeux de verre également semblent changés, le noir des pupilles m'a l'air plus étendu que le bleu de l'iris.

«Flippant hein ? Au début ça fait bizarre, mais après tu t'en fous. »

«Mais genre quand ? Maintenant là ? »

«Non pas maintenant, c'est pas possible, tu sens la lecture ? Ces yeux qui suivent les lignes et qui te donnent vie. »

« Ha oui c'est vrai, ouh ! Ça fait bizarre. »

« Hé oui, mais dis-toi qu'une fois que les yeux seront partis, tu ne seras rien, tu n'existeras plus, et le plus fort c'est que tu ne t'en apercevras même pas. »

« Comment ça ?»

« Hé bien si personne ne pense à toi tu cesses d'exister, tu n'es qu'un pantin, les ficelles qui te tiennent s'affaissent quand la lecture s'arrête. »

« Quelle lecture ? »

« Celle de maintenant.»

« Ha oui ! J'avais oublié. Mais comment tu sais tout ça ? »

« Parce que je sais tout ce que je connais.»

« C'est pas une réponse. Vas-y dit, comment t'as fait pour savoir?»

« Ben, j'ai fait en sorte de connaitre ce que j'ignorais. »

« Et c'est tout ? »

« C'est tout. »

« Mais ça marche ? »

 « Pas vraiment, tu ne peux jamais savoir ce que tu ne connais pas.»

« Je ne comprends pas. »

« Tant pis pour toi ! »

Le rire radiophonique revient et la tête de la marionnette jaillit du corps de chiffon.  Un ressort jaune fluo l'empêche de s'écraser au sol, la boule de porcelaine tourne à nouveau sur elle-même.

« Monsieur a৯৩, je vous ai dit de rester sage, arrêtez d'embêter ce pantin. »

La marionnette s'immobilise, la tête revient à sa place, le rire cesse.

«Oui madame, sage comme une image, promis. »

« Bon, alors jeune homme, mes collègues sont en pause-déjeuner, ils ne pourront venir vous chercher. Néanmoins, je vais vous transmettre votre lieu d'affectation. Puisque rien ne vous convient, ce sera à vous de vous débrouiller pour avoir ce qui vous plait. Vous prendrez le casier "Ecr'", Monsieur a৯৩ vous accompagnera, il connait l'endroit. »

« Quoi ? Mais non, mais non ! J'ai dit que j'étais pressé, je ne peux pas et puis ce n'est pas à moi de … »

« Allons Monsieur a৯৩, vous pouvez bien faire ça, et puis c'est sur votre chemin. »

« Mon chemin ? Mais je n'ai même pas dit pourquoi j'étais venu et …. »

« Est-ce que ce ne serait pas pour vous faire recoudre l'intérieur par hasard ? »

Cette fois je vois clairement les yeux du clown changer de couleur et devenir entièrement noirs.

« Hum, si. »

« Alors, vous voyez bien que vous pouvez me rendre ce petit service. »

« Très bien, très bien ; bon, attends-moi dehors toi. »

Je me redresse et marche vers la sortie, Monsieur a৯৩ glisse le long de mes genoux, saisit une plaque que lui tend agZÓ৬ et se met à tapoter le verre en ronchonnant.

« Vous comprenez, la ventriloquie ça me plait, faire rire les gosses c'est sympa, ça paye bien, tout ça tout ça mais le gars avec qui je travaille, halala quelle plaie. Franchement je demande pas grand-chose. Juste qu'il se coupe les ongles ! Parce que hein, à chaque fois qu'il rentre son bras, ben après, moi ça me gratte, et je vous le dis, des fils de couture défaits y a rien de plus désagréable, c'est le genre de truc qui donne envie de s'éventrer tellement ça démange. Et un jour je l'ferais hein ! Et ce jour-là, ben faudra pas venir se plaindre, parce que je vous aurais prévenu et que …. »

Je tire à nouveau sur la poignée rouge, les casiers se referment, les néons bourdonnent. Quel calme, rien ne bouge, ça fait du bien, ça repose.

Un néon commence à clignoter, le bruit est délicat, régulier, apaisant. Quelques gouttes de lumière tombent du rectangle lumineux,  le bruit des perles étoilées s'écrase sur le carrelage et s'allie au tic-tac rassurant de l'éclairage. Le vrombissement de la climatisation enveloppe tendrement cette rythmique inattendue.

Mais à mesure que le néon se vide de sa clarté, la flaque au sol gagne en surface, la régularité des instants se désagrège. Des flashs éclosent de manière aléatoire, quelques éclairs s'élancent et giclent contre les murs. Une coulée d'étincelle s'échappe du tube fluorescent, le scintillement m'aveugle. Je sens monter en moi quelque chose d'étrange. Un besoin soudain de frapper les poings contre les murs. Les mains s'écrasent, une brève chaleur parcourt mes veines, la douleur durcit les phalanges.

Profiter de l'érection gantée pour violer la face. Frapper sans prévenir le bois qui me sert de peau. Les coups sont répétés, des morceaux d'écorce volent. La figure reste vierge, les poings cognent, le sang coule, mais rien ne pénètre, tout reste hermétique, imperméable, la douleur physique est là, mais il y a quelque chose d'autre, enfermé, une mentalité de décomposition animale. Ça fermente et ça suinte sans respirer. La rue est fraiche, le couloir a disparu, un fix', un flash. Trois mecs devant, le trottoir est humide, ils ont l'air costaud, ça fera l'affaire, sortir comme ça, le soir pour se détruire, se sentir vivant, sentir qu'on crève doucement. Se faire tabasser, pour le plaisir, par des inconnus, la peur d'un coup mal placé, une glissade et la nuque brisée sur l'angle du trottoir.

C'est la pensée qui me vient, ce sera la dernière ? Mais non rien, les mecs balancent des coups de pied, c'est tout, même pas l'envie de tuer, juste la peur, la trouille et la fuite.

La salive est chaude, abondante, plus salée, l'impression d'en avoir trop, le jet rouge gicle par le trou de la lèvre fendue et assombri le bitume.

Une clope, la fumée pour cautériser, la dent cassée creuse la peau, des morceaux de chair sur la langue, la gerbe. Les voitures passent, les pneus déchirent les nappes d'eau, me rincent le visage, baptême urbain. Ha ça remonte, les organes se serrent, l'acide sciure me sort par la bouche, à quatre pattes, je me traine, c'est pas bon, qu'est-ce qui se passe ? Ou je suis ? Qu'est-ce que je fais ? Une main me presse l'épaule.

« Ben alors mec qu'es ce tu fais ? »

Les yeux bleus du clown cul-de-jatte me regardent, la rue a disparu je suis à nouveau dans le couloir, debout, adossé contre le mur, les bras le long du corps, plus de viande, juste ma bonne vieille carcasse de bois. Mon cou craque, ma tête se détache, durant la chute, une autre vient prendre place, l'ancienne tête s'écrase au sol, devient copeau, tas de sciure puis cendre grise. Dans un souffle léger, la ventilation chasse la poussière et le sol redevient blanc.

Le clown se gratte le ventre, les yeux immobiles, la bouche fermée, les casiers derrière lui grincent en se fermant.

« T'as une sale tête mec, t'es tout pâle. »

« Ben, j'étais dans le couloir, tout allait bien puis le néon s'est mis à clignoter et d'un seul coup c'est comme si j'avais pris une brique dans la mâchoire, j'arrivais plus à réfléchir.»

« Ha, mais c'est très bien ça, un peu de trouble dans la pensée, une petite perte de lucidité de temps à autre, c'est bon ça ! Tiens avance, le casier " Ecr'" est juste à côté, tu permets ? Je vais éviter de trop bouger, j'ai les coutures fragiles. »

Le clown me saute alors sur l'épaule, il passe son bras derrière mon cou et remue un peu pour trouver la bonne position.

« Haa, merci. »

« Heu, pas de quoi. »

« Vas-y marche, c'est tout droit. » dit-il en tendant le doigt vers l'avant.

Mes semelles de bois tapent contre le carrelage, un écrasement étouffé  rythme la marche. La tête de porcelaine se place dans mon champ de vision.

« Et sinon mec, c'était comment ? »

« Hein ? De quoi ? »

« Ben, la brique dans la tête, ça t'as fait quoi ? T'étais content ? Déçu ? T'en redemandais ? »

« Heu, franchement je sais pas, c'est encore un peu frais, c'est arrivé de façon tellement bizarre, je ne sais pas trop quoi en penser. Pourquoi ? Ça t'est déjà arrivé ? »

« Ha ça oui mec, c'était au tout début, à cette époque-là je ne bossais pas dans la ventriloquie, je marchais avec des jambes et des ficelles, comme toi. Vas-y tourne à gauche on arrive bientôt. Je me rappelle, c'était en fin d'après-midi, j'avais joué toute la journée au théâtre,  je me reposais tranquillement dans une malle, et là le couvercle s'ouvre et un gosse me sort. Je sais pas comment il est rentré ni quoi, mais voilà qu'il commence à jouer avec moi, et vas-y que j'te fais bouger comme un hochet, et vas-y que j'te bave sur le ventre. Moi j'étais crevé, j'avais vraiment pas envie, du coup je fais le mort, je bouge pas. Et là mec, je sais pas ce qui se passe dans la tête de ce môme, mais voilà qu'il récupère une des bougies qui servait pour l'éclairage et il, accroche toi bien, il me fait couler la cire fondue direct dans les yeux. »

« Non ? »

« Si, un taré, ce gosse, un taré j'te dis ! Du coup je me relève, je cours dans tous les sens, je hurle, il hurle, je lui saute dessus, il me rejette, j'entends précipitamment ses pas s'éloigner et la porte claquer. »

« Hé ben. »

« Et attends c'est pas fini, du coup je m'assois, retire la cire qui s'est durcie, j'ai mal aux yeux, tout est trouble, coulant, comme si ma vue était en train de fondre. Et au milieu de tout ce flou, je vois de façon très nette une minuscule grand-mère à la peau morte et au corps décharné me grimper le long de la jambe avec un couteau rouillé entre les dents, le bord coupant est du côté de ses lèvres, elle a des spasmes, chaque mouvement lui entaille profondément la chair. Ses ongles noirs grincent sur ma peau de pierre, sa bave blanche se mélange au sang, un filet rougeâtre coule le long de sa bouche. Elle monte de plus en plus vite, ses yeux sont exorbités, sa respiration saccadée. Du coup je lui arrache le couteau et je hache, je rase, je scie jusqu'à ce qu'elle ne bouge plus.

« Woha, c'est pour ça le trou dans le bas-ventre ?»

« Ben ouais, j'avais pas envie qu'elle revienne, alors j'ai tout coupé comme ça je suis tranquille. Tiens c'est bon, on est arrivé, c'est juste là. »

Le clown saute de mon épaule, sort un papier de sa manche et le colle contre le casier gris.

Ecr'"

« Voilà, tout beau, tout neuf, t'en dis quoi ? »

« Ben, à part l'étiquette, y a pas grand-chose qui change. »

« Fais pas le difficile. »

« Mais je fais pas … »

« Allez, je dois bouger, ça va pas se recoudre tout seul. » dit le clown en se grattant le ventre.

Il me tend alors sa petite main de porcelaine. Ma paume s'insère entre ses doigts de pierre.

« Bon ben, à plus alors. »

« C'est ça, et hé ! »

La main de porcelaine s'est resserrée, la pression de la céramique fait couiner le bois de ma main. Le sourire du petit clown a disparu.

« Si un jour, tu le croises… »

« Hein ? Qui ça ?»

La pression s'intensifie. Mes genoux se plient.

« Le gosse à la cire fondue. »

Les yeux de verre me fixent, ils ne bougent pas. L'odeur du carton d'emballage est forte, presque palpable. Je n'arrive pas à retirer ma main.

« Heu oui, oui bien sûr le gosse à la cire fondue, bien sûr. »

« T'as compris hein ? Si tu le croises… »

Le clown me serre encore la main un bref instant puis relâche l'étreinte et se cogne trois fois la poitrine avec le poing en me regardant. Je répète le geste sans vraiment comprendre. Il ricane.

« Ha ha, t'es un bon toi ! On s'reverra surement,  allez mon p'tit amuse toi bien ! »

Il ouvre alors le casier juste à côté du mien et rentre à l'intérieur.

« Monsieur a৯৩ ! On ne vous attendait plus. Vous qui d'habitude êtes si ponctuel. Qu'est-ce qui s'est passé ? »

« Ha ma pauvre, si je vous racontais, vous ne me croiriez pas. Figurez-vous que … »

Et la porte de fer se referme, coupant la réponse que Monsieur a৯৩ faisait à la voix féminine. Je tire à moi le panneau de fer étiqueté  " Ecr'" et découvre une petite pièce blanche sans fenêtre. Au centre de celle-ci, un bureau de verre, une tasse de café fumante, du papier vierge et un Bic noir. À ma gauche, un porte-manteau en bois sur lequel repose une chemise aux aisselles auréolées de jaune. Il fait froid, je passe la chemise et m'assois face au bureau. Dans la poche avant du vêtement, je trouve un paquet de tabac et une boite d'allumettes. Je tire et aspire la cigarette. Je pose le papier et commence à gratter la surface blanche.

La clope est bue, le café fumé. Nicotine et caféine se déplacent sans penser.

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