Les boules et le cornet

Giorgio Buitoni

Un autre chapitre de mon roman "Amélie à tous prix". Seulement pour les fous...

Me voilà persona non gratta à côté du pipi-room au restaurant.

N'est-ce pas désagréable, dit Amélie, de se demander si l'odeur de poisson fumé provient du saumon à l'oseille, ou du précédent occupant des lavabos venant de se délester d'un moulage, portion doggy bag, de son dernier diner?

Qui a besoin d'une autorisation pour respirer, Georges?

« Oh, non! Une table près de la fenêtre, s'il vous plait. Le client est roi, n'est ce pas ? »

Ainsi parle Mademoiselle Richard, ma nouvelle voisine du deuxième.

" Ne m'en veuillez-pas, mais cette entrecôte est trop cuite. regardez... j'avais dis à point, monsieur le serveur, là je pourrais, enfin, vous voyez, ressemeler mes bottes avec. Nous offrir les cafés serait très commercial. "

Voilà, deux cafés gratuits.

Merci, pour votre diligence, jeune homme.

« Oh ! J'ai aussi un bon promotionnel pour un dessert gratuit ! Merci de le noter. »

Vous êtes super. Vraiment. Très professionnel. C'est un métier difficile, avec tous ces clients jamais content.

Il suffit de demander, dit Amélie. Ne pas penser aux conséquences. Etre présent. Ici, là, maintenant. Le passé et le futur menottent les gens qui réfléchissent trop, dit Mademoiselle Richard. La plupart d'entre nous sommes conditionnés à accepter l'autorité, mais nous sommes désarçonnés par la sincérité.

Une semaine que nous sortons.

Partout où nous allons, les portes s'ouvrent sur des sourires impeccables de franchise. Musée. restaurant. Expositions. Salon de thé. Partout, on nous offre le dessert. Le digestif. Et j'ignore pourquoi, en la regardant faire son numéro, je pense à sa prestation d'arnaqueuse dans le tramway.

" Autrefois, J'ai adopté un adorable petit chat qui s'appelait Figaro", me confie Amélie au restaurant, l'autre soir.

" Allons-y, Georges." 

C'est une soirée très chic, dit-elle. Un bon plan. Tous le gratin sera là, et le maire aussi. Elle a obtenu deux billets au marché noir pour demain soir. Auprès de Luigi, son ex. Monsieur le distributeur de marron.

Ai-je quelque chose de prévu? s'impatiente-t-elle. Est-ce que j'accepte de l'accompagner?

Non, non, je n'ai rien d'autre de prévu. Juste une rediffusion de halloween, la nuit des masques à la télévision. Rien d'autre qu'avaler du riz à la cantonaise et dormir ensuite.

En ce cas, n'est-elle pas ma priorité? demande-t-elle.

Ouais, sûr, je dis.

Et donc, le lendemain soir, nous nous rendons à l'opéra pour les noces de Figaro.  Amélie est vêtue d'un trench-coat jaune moutarde d'où dépasse ses cuisses musclées de bimbo de magasine. De longues bottes de velours marron à hauts talons grimpent sur ses mollet taillés en sabre japonais. Sous les voutes blanches et les lustres à candélabres du grand hall de l'opéra, elle ondule, arc-en ciel putassier, parmi la foule sombre vêtue et bien comme il faut. La longueur de la file d'attente où nous piétinons pour accéder à la salle rappelle celle d'un concert de Mickael Jackson.

Pour une fois, je me trouve dans un endroit où vous pourriez croiser Monsieur Victori, mon patron.

En compagnie de ces messieurs-cashmere qui rotent leur foie gras d'un sursaut d'épaulette, poing fermé sur les lèvres.

Ces gras du bide à chevalières.

Ces dames-caviar à la tête fripée au bout de leur cou de poulet s'échappant de long manteau de fourrure synthétique les faisant tripler de volume.

Amélie leur adresse un salut princier de ses phalanges dévorées de perles en plastique violacées et de tour de doigts couleur marshmallow. Elle  glisse un mot gentil à tous ces gens qui me snobent d'habitude. 

"Oh, Madame, cette robe vous va à ravir! Et cette coupe... Moi, je n'ose porter du noir, c'est superstitieux, ça me rappelle l'enterrement de Figaro, mon petit chaton. Cette robe existe-t-elle en rose? Vous me donnerez l'adresse de votre tailleur ? "

Et Madame de Machin Truc, la main posée sur le coeur, d'afficher un sourire ravi. Son solitaire en diamant, gros comme s'en est honteux, brille telle une comète sous les lustres rococos du hall de l'opéra.

Ma voisine pratiquerait l'art vaudoo pour embobiner son monde, qu'elle ne s'en sortirait pas mieux avec ce sac de nœud qu'on appelle la vie en société. L'anse de mon bras crocheté au sien, je ne suis que l'ombre qui la suit. Un porte-clé d'homme tout en os emballé dans quelque costume trop large et vaporeux.

" Il suffit de sourire, Georges, c'est facile. Me souffle Amélie à l'oreille. Dire ce qu'on pense poliment."

Souriez pour qu'on vous aime.

Apprenez à dire non, sans vous impliquer émotionnellement.

Cela n'a jamais fonctionné avec moi.

Toutes les fois où j'ai souris au travail, on m'a envoyé faire trois cents photocopies.

Ces conseils de développement personnel sont comme les évangiles, chuchote Amélie. Selon notre interprétation, ils peuvent nous ouvrir le ciel, ou nous conduire dans un fastfood du centre ville, en plein après-midi, l'œil hagard, un fusil de chasse planqué sous les pans d'un imperméable.

J'ai déjà envisagé cette solution.

"C'est parce que vous n'êtes pas sincère, Georges. Vous refusez de croire qu'il existe des gens gentils. Ayez confiance, vous vous souvenez?"

Son index pique et repique ma poitrine en creux. C'est une question de foi, dit-elle. Regardez.

"Excusez-moi! Pardon, mon ami Georges est handicapé, laissez-nous passer. Merci, Monsieur. Bien aimable, Madame..."

Sourire de madame au solitaire météorite.

Tous ces bouffeurs de langoustes. 

Ces dames-24 carras et leur cheveux de crin jaune brulé à l'ammoniaque, ramassés en chignons au dessus de leurs parures d'oreilles à deux mois de salaire. 

Tous s'écartent devant nous en un couloir de cashmere et de senteurs Chanel.  Sourire compatissant. Demi-lune de dents sur notre passage. Nous grillons éhontément la queue sous les éclairs halogènes hauts perchés des voutes dorées du palais de l'opéra. Nous les imposteurs, tout de viscose et d'acrylique revêtus, ils nous saluent tandis que nous gravissons l'escalier vers l'entrée de la salle, façon festival de Cannes. 

Dîtes Abracadabra et vous n'y croyez toujours pas.

Amélie me traine par l'avant bras au sommet des marches de marbres blanc et je demande : est-elle venue assister au spectacle auparavant? a-t-elle quelque liens de parentés avec Maria Callas ou Madonna? Est-elle la cousine de la caissière?

Elle roule des yeux vers le plafond.

" Ne soyez pas naïf, Georges. Les gens sont les mêmes partout, ils s'écartent, si vous les flattez et que vous arborez un décolleté profond. Ceux qui vivent au présent sont toujours convaincants. "

Une main bijoutée en paravent au coin des lèvres, elle ajoute plus  bas :

" Dépêchons nous de trouver nos sièges, ça va commencer. Je suis très excitée. Vous savez s'ils vendent du popcorn ici ?"

Nous sommes assis en place orchestre en compagnie de son altesse Monsieur le maire et de son épouse. Poulailler, liserets dorés et capitons de velours rouge nous contemplent, mais Amélie refuse de me révéler comment son ex, ce Luigi, a obtenu ces places luxueuses. Ni combien ses tickets lui ont couté. Elle compulse le livret distribué à l'entrée les sourcils froncés et, sans lever les yeux de son fascicule, elle dit :

" Quel dommage, je ne parle pas l'espagnol..."

Oui, mais enfin comment a-t-elle obtenu nos places ? J'insiste. A-t-elle dû couch... être gentille avec ce Luigi?

Le rideaux se lève sur la scène au milieu du grand cadre d'or et Amélie  fait  : " Chhhut ". La seconde suivante, ses paupières battent dans l'obscurité, fascinées par l'entrée en scène de Figaro, et plus rien autour ne semble exister.

Au milieu du troisième acte elle soupire et me confie à l'oreille :

" J'adore ces trucs de cape et d'épée en costume, les personnages se compliquent tellement la vie pour arriver à baiser. C'est si romantique. "

Sa tête se pose sur l'épaulette de mon costume, ses cheveux ramassés en petit nids noir au sommet de sa tête chatouillent mon cou. Son souffle chaud dans mon tympan demande :

" Et vous ? Comment vous y prenez vous pour séduire une femme, Georges?"

Je gonfle.

Sauvé par l'entrée en scène du comte Almaviva, j'élude la question et j'écarte délicatement ses ongles vernis tandis qu'ils griffent à l'entour de mes chairs durcies sous mon pantalon à pince.

Le soir suivant, mon téléphone reste muet. Je suis assis sur le canapé dans l'obscurité de mon appartement, à renifler l'épaulette de ma veste devant une barquette de thon préparée à la provençale par ce grand chef français étoilé qui, allez savoir pourquoi, a choisi d'abandonner la cuisine pour les sommités de ce monde, afin de s'afficher, avec un brin de persil fourré sous le nez, sur des emballages de plats portions en sachet plastique micro-ondable. Je renifle ma veste, je mâche, je déglutis : tout a le gout et l'odeur de ma voisine.

Je zappe de chaine en chaine à la recherche d'une rediffusion des feux de l'amour.

Le surlendemain, mon téléphone sonne. Amélie rêve  d'Italie.  Au téléphone, elle dit :

" Ah ! Venise ! Venise ! Envolons-nous pour Venise, Georges ! La ville des amoureux ! Le pays de Figaro ! "

Je propose la pizzeria la plus proche.

Le temps d'une douche rapide et nous lapons des glaces torsadées au bas de la rue d'Allonville, Chez Mario, le seul italien ouvert. Nous nous asseyons au comptoir - parce que ça fait plus " Dolce vita ", dit Amélie. Je l'observe nettoyer sa coupe de glace d'un doigt verni de vert, petite fille goulue et sans manières dans un corps de femme, et je suis bien obligé de m'interroger : ai-je vraiment besoin d'ajouter cette grenade dégoupillée qu'est l'amour d'Amélie dans mon sac à malheur ? Ai-je vraiment souhaité cela ? Ou est-ce le produit d'une injonction subliminale de la publicité et des rêves de ma mère et de ma grand-mère ? Une manœuvre de mon inconscient pour empocher les dix millions d'héritage de Mamie Jeannette et satisfaire tout le monde ?

Une fois de plus, je pense au futur.

Amélie enfourne son index couvert d'un pansement de glace vanille entre ses lèvres cerise - le doigt entre et ressort, lentement, luisant de salive chaude. Ses cheveux balancent comme deux couperets noirs de part et d'autre de son visage. Dans son regard, immense et vert, une petite fille saute à la corde, indifférente à l'impact de son espèce sur l'écologie planétaire et au cancer de la peau.

" Les choses agréables, dit-elle, il faut les gouter jusqu'au bout, vous ne trouvez pas, Georges ?"

Elle louche sur ma portion de crème glacée ; je n'ai pas touché à ma coupelle. Elle fait :

" Manifestement, vous n'êtes pas de cet avis... Vous permettez ?"

L'anse de son doigts à bijoux fait glisser la coupe sur le comptoir. Elle plante son index dans ma boule de coco et affiche un sourire rappelant la joie des premiers hommes - avant l'invention de la taxe carbone et du curriculum vitae.

" Avez-vous déjà observé un animal manger, Georges? A quel point ils sont concentrés sur leur mastication? " 

Amélie effectue une rotation d'un quart de tour sur le tabouret surélevé du comptoir pour me faire face. Elle croise et décroise les jambes, et rapproche légèrement la coupelle de glace pour continuer à manger.

Je réponds que je n'ai jamais adopté aucun animal. Que j'ai bien peine à m'occuper de ma petite personne, déjà.

Elle interrompt son geste, son doigt nappé de glaçage rose s'immobilise à l'entrée de sa bouche. Elle me lance un regard d'enterrement et dit :

"Oh... Vraiment ? Vous savez, lorsque j'ai adopté mon chaton, Figaro, je n'ai pas anticipé le moment de sa mort toutes les fois où j'ai joué avec lui, sinon je n'aurais pu tant l'aimer. Vous comprenez ? Les gens comme vous pensent toujours aux choses qu'ils vont perdre avant même de les posséder. "

Son doigt termine sa course pour disparaitre entre ses lèvres.

" Je préfère les glaces en cornet, dit-elle. Après avoir tout léché, il reste encore le cornet... "

Clin d'œil.

Amélie a de nouveau dix ans.     

" Vous voyez ? Les boules et le cornet..."

Son index dessine une forme devant elle, et ça ressemble à un pénis de bonne taille. Mes paupières clignent deux fois. Sa langue pourlèche ses lèvres. 

" Savez-vous danser, Georges ? "

Danser ?

Pourquoi faire ?

Aujourd'hui, nous sommes vendredi. Je descends du tramway. Rien d'autre qu'un petit trajet pépère entre le C. et mon domicile, à compter les arrêts, la tête pleine de séquences d'anticipations sur une éventuelle dispute entre Amélie et moi.

Encore le futur.

Je quitte le quai, et me dirige vers mon immeuble et ma boite aux lettres. Amélie m'attend dans le hall vêtue d'une doudoune à boudin rouge et d'une jupe à rayure blanche et noire. Un boa en fausses plumes noires pend autour de son cou et un sac à main hello kitty au bout de son bras.

" Hello, Monsieur le danseur ! " lance-t-elle.

Je tiens encore la porte du hall d'entrée lorsqu'elle s'approche à grande enjambées. Ses talons mitraillent le carrelage jusqu'à moi. Où voit-elle un danseur ? je demande en louchant par dessus mon épaule.

" Ici, Monsieur. "

Elle agrippe les deux pans de mon imper et tatoue une paire de lèvres rouges sur ma joue.

" Montons chez vous. "

Oh, nonnonnon. Je ne danse pas, elle doit se méprendre, dis-je. Et puis chez moi, je n'ai pas fait le ménage.

Vous comprenez toutes ces boites de plat cuisinés, ces prospectus non triés. Tout ce cauchemar écologique qui s'entasse dans ma cuisine depuis que nous nous fréquentons, je souhaiterai qu'elle ne le voit pas.

Je dis : " Non, non vraiment, une autre fois, Amélie. "

J'avance vers la rangée de boites aux lettres, répliques miniatures des cases en béton où nous vivons. Les talons d'Amélie claquent dans mon dos.

" Pourquoi pas une séance de cinéma à place? ", je suggère. 

Ma boite contient une lettre ; je tourne le dos à Amélie et  la décachète. Ça dit : nous sommes désolé, mais l'auteur de l'annonce numéro xxxxx ne souhaite pas donner suite à votre proposition de rencontre. Ne vous découragez pas, cher Monsieur Beckett, l'amour... Et bla bla bla.

Amélie passe la tête par dessus mon épaule.

"Oh, je vois...", dit-elle.

Elle prend un air de minou contrarié. Ma clé est encore enfichée dans la serrure de la boites aux lettres lorsqu'elle agrippe mon poignet, et entreprend de me trainer vers l'ascenseur. Elle enfonce le bouton d'appel d'un coup de clé et dit :

" Nous commencerons par un Fox trot. C'est facile, vous verrez. "

La lettre de refus du journal de rencontre est toujours entre mes doigts. Encore dix millions d'héritage qui s'évapore.

" Cette lettre, ce n'est pas ce que vous croyez, j'ai posté cela avant que... "

Amélie soupire et fronce les sourcils de profil vers le cadran lumineux affichant les étages. Son profil est péché de jalousie. L'écran affiche zéro ; les portes métalliques s'ouvrent sur la lumière chiche de la cabine d'ascenseur. Mademoiselle Richard me traine par l'avant bras à l'intérieur, sa clé presse le bouton marqué d'un chiffre quatre. Mon étage.

Non, non, non, je dis. Pas chez moi. Je ne suis pas danseur, Amélie. 

" Selon mes amis de faculté,  je danse comme un pervers. Vous voyez, le bassin en avant qui frotte dans le vide comme une éponge. "

Elle s'adosse à la paroi et croise les bras. Du haut de ses talons pic-à- glace, son regard me toise.

" Si on se débrouille bien vous maitriserez le Fox trot à la fin de la journée, monsieur le playboy. "

Je ne me souviens pas la dernière fois où une femme s'est introduit chez moi.  Amélie se tiens droite, plantée au milieu de mon salon, les mains épinglées à la taille, elle fait :

"Je vois..."

Ses talons claquent sur le carrelage vers la table basse, elle se penche en avant et dit :

" Commençons par là. "

A petits pas d'oiseau en arrière, elle tire la table dans un coin de la pièce , puis retire ses talons hauts avant d'aller griffer le tapis de ses orteils libérés. Elle fait un tour sur elle même et balaye la pièce d'un regard gyroscopique. Et j'éprouve ce qu'on éprouve lorsqu'on s'aperçoit que l'endroit où l'on vit n'est que le reflet de sa propre intériorité. Au mur, ce sont des posters jaunis des Beatles et de Pink Floyd. Le canapé, les meubles, et les étagères sont ce qu'on s'attend à trouver chez quelqu'un pour qui la nouveauté est un obstacle à la rumination. Poussière et vieux roman Français du 19eme siècle trainent sur les étagères. Des photos racornies de faculté aux couleurs délavées sont plaquées sous des sous-verres poussiéreux - souvenirs de cette adolescence que je ne me souviens même pas avoir apprécié. Rien d'autre que des factures sur la commode.

Amélie termine son inspection et soupire.

" Il ne faut pas rester seul comme ça, Georges. "

Sa tête s'incline de côté. Son regard est pardon et absolution.

Je dépose discrètement sur la commode la lettre de refus du journal d'annonce. Dans ma cuisine, des tas de courriers du même genre s'entassent sur des emballages cartonnés à trier.

" Aujourd'hui, nous allons apprendre quelque chose que vous avez oublié. "

Elle plonge les bras dans son sac et dit :

" La plupart des gens apprennent à réfléchir prématurément, c'est une erreur. "

Les bras enfournés dans son sac à main, elle ajoute :

" Les programmes scolaires font tout à l'envers, vous savez. On pense, on réfléchit, on apprends des règles de trois, et tout ces théorèmes qui calculent un côté de triangle, et au bout du compte, vous voilà propriétaire d'un gros cerveau vieux avant l'âge, tout plein de conneries, qui marche sur un corps d'enfant maladroit. "

Elle lève un œil de son sac vers moi :

" Eh bien, vous voyez ! Vous êtes encore en train de réfléchir! Otez-moi ces chaussures et cet imperméable! "

Je m'exécute.

" Ah, les voila! "

Ses mains émergent du puits sans fond de son sac, deux CD pincés entre les doigts.

La minute suivante, nous dansons sur le tapis.

" Vos pieds, n'oubliez pas vos pieds ", dit Amélie.

Oui, je danse.

Moi.

J'ai des pieds. Des genoux. Des épaules. Et ils dansent. C'est très simple, dit Amélie, c'est un tempo binaire...

" Comptez : trois, quatre... "

Sinatra chante Fly me to the moon.  Le plat de la main à bijoux d'Amélie est chaud contre mes reins. La mienne est étalée sur la chair nue de son omoplate.

Trois-quatre.

Nos visages sont en reflet. Ses lèvres en gros plan. Assez près pour sentir sa respiration.  

Trois... et...cinq ?

" Binaire, j'ai dis, Georges! J'ai dis de ne pas penser, mais il faut compter dans sa tête ! "

Nous tournons au milieu du salon, les posters et les étagères passent et repassent dans mon champ de vision. Moi qui tourne et compte trois-quatre et danse au milieu de mon passé tout en photos vieillies et en mobilier représenté.

" Aïe! Mes pieds, Georges... j'en ai besoin, épargnez les. Concentrez-vous. "

Trois-quatre.

Les danseurs doivent occuper l'espace et former un W dans le sens contraire des aiguilles d'une montre, explique Amélie, tandis que sa poitrine se presse un peu plus contre ma cage thoracique de poulet. Nous zigzaguons en tournoyant au milieu du salon et, soudain, tout objet est proche, puis s'éloigne la seconde suivante. Amélie relâche son étreinte et s'écarte de moi d'un pas chassé vers l'arrière.

Ajoutez "gracieuse" à la colonne qualité de ma voisine.

Les mains jointes contre son sourire. Son estomac hoquette sous son bustier rose à dos nu. Elle rit.

" Mon dieu, ce que vous êtes raide! Laissez-vous aller, Georges. Tant que vous ne savez pas danser, vous ne savez pas qui vous êtes. "

Ne pas penser. Sentir sa poitrine contre mon torse. Son souffle. Ses mains posées sur moi. La proximité. Voilà ce qu'il faut faire, dit Amélie. Être là. Présent.

Comment m'y prendre? Nous sommes si proche quand nous dansons que je l'entends presque digérer.

Nous allons changer la musique, dit-elle. Passer à quelque chose de plus sensuel. Elle rejoint la chaine stéréo sur la pointe des pieds et se penche en avant, une main en appuis sur le genou, pour actionner le bouton d'éjection du disque. Elle enfourne le second CD dans la machine. Dès les premières notes, son popotin dressé vers moi bat la mesure. Un, deux, trois, quatre.

Je reconnais Ella Fitzgerald.

Amélie exécute un mouvement de toupie sur la pointe du pied et me fait face. Elle frotte ses cuisses de ses deux mains posées à plat, se déhanche vers l'arrière, puis avance à nouveau vers moi au centre du tapis. Elle attrape mon bras et m'attire contre elle.

" Allez, Monsieur le séducteur! Trois-quatre! "

A présent, nos deux mains imbriquées et levées en proue à notre gauche, nous tournoyons près du canapé, puis glissons jusque à la console de l'autre coté du salon. Amélie attrape ma mâchoire et dit :

" Soyez présent, Georges. Regardez-moi... Je suis plus jolie qu'une table, non? "

J'obéis. Ses yeux dans mes yeux sont si près que je peux compter les paillettes dorées en leur iris vert. Son regard, il ne regarde pas, il croque, il mord, il dévore. Ses lèvres articulent : " Trois quatre. " Mais elles ne parlent pas, elles soufflent les mots  sur mon visage. Et je pense à cette manière que j'ai de ne jamais avoir le dessus. En aucune circonstance. Amélie doit le remarquer parce qu'elle croque fort mon lobe d'oreille, et d'un coup, je suis là,  avec elle, tout attentif à la douleur.

"Vous y êtes...", chuchote-t-elle.

Son cœur bat contre ma main en étoile  plaquée sur son omoplate dénudé. Ma paume perçoit les microscopiques gouttelettes de sueur sur sa peau, lentement, lentement, s'évacuer. Et c'est seulement maintenant que je réalise l'absence de soutiens gorge.

Trois-quatre. 

Aucune bretelle sous mes doigts. Rien d'autre entre nous que deux fines membranes de coton. Sa poitrine lourde contre mes cotes, elle est nue. Sa consistance sous l'effet de la pression est celle d'une bouillotte chaude gorgées à plein. Le sang pulse vers mon oreille mordue.

Trois-quatre.

Le disque change de plage et Ella Chante : " Times have changed and we've often rewound the clock..."

La voix d'Ella est précise et aérienne, semblables à nos pas sur le tapis. Les lèvres d'Amélie sont deux renflement rouges épais, ciselés en cœur, créées pour embrasser les choses. Elles remuent et la moiteur de leur souffle dit :

" Si elle chantait si bien, c'est parce qu'elle ne chantait pas avec son cerveau... "

Elle murmure :

"Sentez le sang affluer..."

Ses lèvres soufflent :

" Sentez moi..."

Amélie resserre son étreinte ; mon entrejambe se presse contre elle. Le décor tourne autour de nous. Les meubles se rapprochent puis s'écartent. Trois-quatre. Tout au dessus de ses lèvres retroussées en gouttière luisent des perles de transpiration. Ses cheveux fouettent ma joue à chaque rotation de nos épaule parfaitement synchrones. Nos mains moites, élevées en gouvernail à l'écart de nos têtes, serrent fort pour ne pas glisser. Amélie sourit.  Sa langue nettoie le filet de sueur sur sa lèvre. Ses tétons contre moi, sous la fine couche de chemise, je peux vous en décrire les moindres détails : ils sont larges et légèrement granuleux. Ils sont pointus et durs. Encore le passé qui revient... Déjà, gamin, je plaquais mon entrejambe contre la bonde de filtrage de l'eau à la piscine. Toute cette eau chaude sous pression pulsait et flattait mes jeunes parties, ensuite j'avais honte de quitter le bassin avec ce mini chapiteau sous mon slip de bain.

Et je gonfle.

Amélie fait :

" Oh... Monsieur est bien présent, maintenant."

Elle resserre son étreinte. Nue sous son chemisier. Naïade dégoulinante en mes bras honteux. Ses lèvres en gros plan. Mon esquimau bien dur contre son ventre. Et je me demande si, à cette distance, elle remarque que je suis circoncis.

" Mon dieu, Amélie. Je suis désolé, ce n'est pas moi, c'est mon sang qui ... "

Elle fait : "Chhhut".

Et elle serre plus fort autour de mes épaules.

Elle fait : " Regardez-moi. "

Elle fait : " Soyez présent. "

Son cœur bat au travers sa poitrine qui bat au travers mes côtes. Ses paupières se ferment après un dernier regard photographique. Et elle fait :

" Embrassez-moi."

Gentiment.


  • Je suis d'accord avec Bombyx, il te faut changer ce titre pourri. J'ai adoré Amélie…

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • Merci Nyckie, content que tu aies apprécié. Pour le titre, j'ai lancé un concours. Celui qui trouve mieux gagne...toute ma considération. A tes méninges! J'attends les propositions. ;)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

    • Ah ! Mais ! Lis donc Amélie !

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Avatar

      nyckie-alause

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