Les disparues de la Baie

Lussia Dc

C’est le vent qui décide.

1998. Le vent a soufflé sur la baie à en perdre haleine. Il a hurlé toute la nuit puis s'est évanoui avec l'aurore. J'ai entendu au loin des clameurs, et les gémissements des maisons et des arbres qui se meurent. J'ai prié silencieusement pour que ces vents contraires nous épargnent tous les trois, ma femme, ma petite fille et moi. Je les ai serrées fort contre moi toute la nuit durant et me suis assoupi de fatigue.

Un rayon de soleil me réveille et miraculeusement notre petite maison sur pilotis a résisté à la tempête. Mais je suis seul dans le lit. Dans la maison en bois seul résonne l'écho de ma voix. Je perçois la rumeur de l'océan affaibli qui boîte vague par vague comme une bête blessée. La baie d'Ago se réveille douloureusement sous le soleil timide de l'hiver.

Je sors de la chambre en hâte mais la maison est déserte. Je panique, ce n'est pas normal. Je jette un coup d'œil par la fenêtre et j'aperçois notre petite voiture enfouie sous les branchages d'un énorme arbre brisé qui agonit à terre et dont la sève s'écoule goutte à goutte. Le paysage est livide et chaotique, une brume flotte au-dessus de la mer comme si les esprits des arbres et des défunts s'envolaient en silence.

Où sont-elles passées ? Se sont-elles envolées avec le vent ? C'est impossible je les serrais si fort cette nuit que je peux encore sentir leur cœur vibrer au creux de leur cage thoracique. Nous habitons dans un coin isolé de la baie d'Ago, non loin de la ville de Shima. Nous vivons de la culture de perle et j'aperçois au loin les radeaux de la ferme qui flottent sur la mer: certains sont endommagés, d'autres ont survécu au carnage.

Je m'habille en hâte, il faut que je me rende au commissariat de la ville. Par chance je parviens à extirper le véhicule cabossé des ramifications interminables de l'arbre. Je fonce dans ce paysage sens dessus dessous. J'aperçois quelques visage éplorés sur le bord de la route mais je n'ai pas le temps de m'attendrir.

Je fais irruption dans le commissariat en haletant et leur explique que mon épouse Makoto et ma fille de 3 ans Setsumi ont disparues suite à la tempête. Le commissaire Masahiro, est un homme d'une soixantaine d'année, à l'épaisse moustache et aux cheveux grisonnants. Je le connais bien. Il fronce les sourcils, me regarde d'un air perplexe et soupire :

-« Je sais », dit – il seulement d'un air grave.

Je ne comprends pas. Il me regarde dans les yeux, l'air triste et me demande de l'attendre. Il revient, un dossier à la main et me fait signe de le suivre dans son bureau. Il me tend la chemise en carton que j'ouvre fébrilement. Je tombe sur un article de journal en noir et blanc avec une photo. Stupéfaction... je reconnais ma femme et ma fille !

En gros titre on peut lire : « Les disparues de la baie d'Ago ». Je me demande comment les nouvelles ont pu aller aussi vite et je m'apprête à poser la question lorsque mes yeux sursautent en tombant sur l'année de l'article : 1958. Cet article date d'il y a 30 ans ! Je pose des yeux interrogateurs sur le commissaire qui me fait signe de lire l'article.

« Une jeune épouse et sa petite fille disparaissent mystérieusement la nuit de la tempête qui sévit partout au Japon. Elles avaient pris la route le soir même afin de regagner l'autre côté de la baie où les attendait la belle famille. L'époux ne devait les rejoindre que deux jours plus tard. La mère et la filles se sont volatilisées et la voiture n'a jamais été retrouvée, sûrement emportée par le vent. »

Un autre article m'apprend qu'après des mois de recherche, l'enquête a été déclarée clôturée.

La rafale du souvenir me frappe alors en plein cœur.

-« Tu te souviens maintenant ? » me demande-t-il doucement.

-« Ce n'est pas la première fois que j'oublie, n'est-ce pas ? » dis-je les yeux humides.

Il hoche la tête avec douceur. La tempête s'est calmée, aussi bien dehors que dans ma tête.

Chaque nuit, quand la tempête revient, le vent souffle dans mon esprit à en perdre haleine et me ramène dans la baie de 1958. J'essaie de faire taire ces vents contraires mais ils hurlent dans ma tête et souffleront probablement jusqu'à ma mort. C'est comme ça. C'est le vent qui décide.

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