Les dormeurs (5) - l'histoire d'Abel (suite)

Giorgio Buitoni

Cinquième chapitre de mon roman : " Les dormeurs ".

Après que sa mère lui ait concocté et servi la mixture bileuse habituelle, à base d'herbes et de gruau de céréales, Abel entendait la porte de l'appartement claquer. Le temps d'une cuillérée brûlante et terreuse, et la silhouette voûtée de son père apparaissait dans l'embrasure de la porte de la cuisine. Il se servait un whisky, puis un pour sa maman. Ses parents trinquaient, buvaient une gorgée, avant de s'embrasser à pleine bouche. Abel voyait leurs langues s'enrouler et briller sous la lumière chiche de l'ampoule du plafonnier. La main de son père empoignait les fesses de sa mère. Et son papa disait :

" Tu vas manger dans le salon, champion ? "

Sa mère souriait comme après un orage. Abel emportait son assiette fumante sur la table basse du salon, la porte de la cuisine claquait dans son dos et il allumait la télévision. Derrière les rires et les explosions des dessins animés, il entendait des coups sourds et répétés contre la cloison de la cuisine. Des gémissements montaient en rythme jusqu'à un cri final, et Abel savait que ce serait bientôt l'heure des cassettes vidéos. Le deuxième moment préféré dans la journée de ce petit corniaud. L'heure de retrouver son héros. L'homme grâce à qui la vie de ce jeune idiot prit un tournant décisif.

Après avoir avalé péniblement le breuvage fumant de sa maman, pendant que ses parents se saoulaient au salon, Abel était consigné dans l'obscurité de la chambre conjugale, assis en tailleur sur le grand lit défait de papa-Maman, face à un petit téléviseur à tube cathodique raccordé à un magnétoscope VHS. Son petit corps de poule mouillée, projetée en ombre chinoise sur la tête de lit, flottait dans un pyjama en éponge bleu. Ses paupières rougies clignaient sur ses immenses yeux bleus de petite fille et happaient les images comme deux petites bouches translucides.

C'était les cassettes vidéo de son Papa.

Grace à elles, Abel découvrit l'homme qui illumina sa vie d'enfant. Un homme incroyablement habile et viril qui sauva le monde maintes fois tandis que lui peinait encore à comprendre le fonctionnement d'une montre à aiguille. Tantôt l'homme surgissait à moto et dérapait sur une musique rythmée. Il mitraillait ses ennemis sans même les viser et maitrisait les arts martiaux. Personne ne maniait le sabre et la grenade comme ce héros en treillis. Il était maitre dans l'art de mettre en boite ses ennemis avant de les disperser au lance roquette. Ses répliques devinrent parole d'évangile pour ce fichu gnasse indésirable d'Abel.

" Toi, tu commences à me baver sur les rouleaux ! " lançait le héros à la cantonade avant d'assommer un chinois d'un coup de pied circulaire retourné à hauteur de visage.

" Si tu te pointes encore, tu peux être sûr que tu repars avec la bite dans un Tupperware ! "

Et pan ! L'ennemi était remis à sa place d'un coup de rangers dans la mâchoire.

Les lèvres d'Abel remuaient en silence, mimant les audacieuses répliques de son héros.  Ses paupières à demi-closes et rougies clignaient et clignaient sur la silhouette musclée bondissant d'un hélicoptère avant d'atterrir, le pied tendu, en plein sur " une face de citron " - c'est ainsi que l'homme nommait ses ennemis. Du petit poste de télévision s'échappaient des explosions et des rafales de mitraillettes. Troublé parfois par du bruit de vaisselle brisée et des cris, provenant du salon. Des rires aussi. 

Dans la vie de petite raclure de bidet du jeune Abel, le moment des cassettes vidéo était ce qui s'apparentait le plus à un moment heureux. Ses parents lui fichaient la paix et, au moins, en regardant la télé, il ne commettait pas d'erreurs.  Mieux, son père surgissaient du salon, titubant dans un nuage de fumée bleu, il entrait dans la chambre, louchait sur le téléviseur et tapait sur l'épaule de son fils en disant :

" Ah, fiston, tu as du goût, c'est ce bon vieux Chuck ! "

Et il regardait la fin du film ensemble, tandis que sa mère vomissait dans les toilettes.

Son héros avait un nom.

Chuck Norris.

Abel ne savait pas lire, mais sur la jaquette de sa vidéo préférée, Chuck pointait une énorme mitraillette vers le ciel et tenait dans l'autre main une bandoulière de cartouche. Son front était cerclé d'un bandeau noir. Ses sourcils froncés conféraient à son regard une expression sérieuse et concentré. Comme s'il essayait de deviner le prix d'un ensemble salle de bain et porte-serviette chauffant dans un jeu télévisé. Derrière la silhouette musclée de Chuck, un hélicoptère explosait et des palmiers étaient en flamme. Pour un petit crevard maladroit comme Abel, les aventures de son héros ressemblaient à une vraie vie d'homme. Mais ce qu'Abel appréciait le plus chez Chuck, d'avantage que son coup de pied sauté et son habileté au Nunchaku, c'était la couleur de ses cheveux : il était roux, comme lui.

Malheureusement, la plupart du temps, son père le rejoignait trop tôt dans la chambre parentale. Le film n'était pas terminé. Et cinq minutes après l'avoir rejoint sur le lit, son Papa s'endormait la bouche ouverte, émettant des grognements de cochon qui couvraient la réplique de Chuck qu'Abel préférait :

" Je mets les pieds où je veux, Little John, et c'est souvent dans la gueule. "

Puis sa maman sortait des toilettes, le visage blanc et humide, les cheveux torsadés sur l'épaule. Sous le rideau noir de sa frange de reine égyptienne, ses yeux rougis et démaquillés ressemblaient à une mer calme et apaisée, zébrée d'éclairs de sang.  Sa mère le tirait du lit conjugal par le bras et le conduisait dans sa chambre en zigzaguant. Elle le bordait en se cognant la tête un peu partout comme une bille de flipper. Puis ses lèvres froides, couvertes d'un givre de peau morte, soufflaient sur son visage une odeur de plaie désinfectée. Elles murmuraient :

" Repè...répète après moi, Abel. "

Et au ras des couvertures la petite incise rose des lèvres de ce jeune incapable articulait :

" Après moi, Abel. "

Dans la pénombre, le sourire jaune tabac de sa maman était partagé par le rai de lumière blanche qui jaillissait de la porte entrebâillée. C'était comme une moitié de visage blanc souriant et flottant au dessus de son lit. Le demi visage scintillait comme une lune d'été et disait :

" Après l'alimentation, le sommeil est la deuxième activité essentielle de ma vie. Dormir, c'est se protéger de la grande dégueulasserie. Ré... répète : j'entre dans le repos des pieds jusqu'à ma tête. "

Et la petite chiffe molle allongée dans son lit répétait :

" Des pieds jusqu'à ma tête.

- En moi s...seul se trouve la vérité.

- En moi seul se trouve la vérité.

- En dormant je... je vais la chercher

- En dormant je je vais la chercher.

Une main blanche traversait le rai de lumière et caressait sa joue. Les lointains ronflements de son père simulaient un moteur diesel qui cale puis redémarre, et scandaient les incantations de sa maman. Abel sentait une onde noire et apaisante parcourir son petit corps maigre sous la chaleur des couvertures. Le demi masque blanc en suspension au dessus du lit murmurait : 

" Le sommeil est mon royaume. Les rêves sont mes évangiles.

- Mes rêves en argile. "

La caresse bienveillante du sommeil parcourait ses muscles et abaissait ses longues paupières. La voix du demi visage blanc baissait d'un ton :

" En moi l'air est pur, la terre fertile, et l'eau sans trace d'antibiotiques ni de cocaïne.

- De colle câline.

- En moi n'existe ni route goudronnée ni argent.

Les paupières de ce stupide petit couillon se fermaient. Son corps au chaud sous les couvertures s'engourdissait. La voix de sa mère chuchotait :

" Dans mon sommeil, je suis le roi. "

Mais ce petit pisseur n'écoutait plus. Derrière ses longues paupières closes, il voyait le sourire vengeur de Chuck. Il voyait des baraquements ennemis exploser dans la jungle. Des lancés de grenades et  des rafales de mitraillettes. Et la voix presque inaudible murmurait :

" Dans mon sommeil, je la rencontrerai. "

Elle murmurait :

" ELLE. "

Et ce jeune merdeux voyait son héros sauter à moto sur un tremplin en tirant au revolver sur ses ennemis asiatiques.

" Le jour où tu seras prêt, ELLE sera là. ELLE qui est à la fois le ciel, l'air, l'eau et la terre. ELLE qui n'a pas d'âge. ELLE qui est à la fois toutes les femmes et aucune d'entres elles. Tu l'accueilleras en toi. "

La voix était lointaine, couverte par des explosions de grenades et d' hélicoptères.

" ELLE sera là et tu l'aimeras au premier regard. ELLE te guidera. Et cette nuit-là, nous serons sauvé. "

Ce jeune idiot sentait une empreinte sèche et racornie  se presser sur son front. Un baiser lointain, lointain, comme derrière une membrane de coton. Et dans un dernier soupir, il chuchotait :

" ELLE..."

Avant de s'abandonner totalement au sommeil.

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