Les dormeurs (6)- premier dormeur

Giorgio Buitoni

Chapitre 6 de mon roman, les dormeurs.

Ce matin, enfoui à l'intérieur de son sac de couchage, Abel s'éveille sous la lumière subaquatique de son misérable abri sous la rouille humide du hangar, pour entendre ceci :

" BEUARGGGGLLL ! "

Une fois de plus, il s'éveille de ses rêves et de son séjour à Santa Salud sans avoir retrouvé la belle Eva. Quelque chose est coincé en travers de sa gorge et l'oblige à tousser. Un corps étranger. Une minute plus tôt, dans son rêve, il était allongé, triste et pensif, sur le sable de la plage de son île imaginaire.

Où es-tu Eva ?

La jeune muse était introuvable. Désespéré, Abel avait eu une idée. Comme on tapote le numéro de SOS suicide, en dernier espoir. Il avait rédigé un message à l'attention d'Eva et matérialisé une bouteille vide d'un clignement de paupière. Il avait roulé le message dans la bouteille, puis l'avait obturé d'un bouchon. Et dans son rêve, tandis qu'il jetait la bouteille dans les eaux translucides bordant l'île de Santa Salud, il avait entendu venant du ciel :

" BEUARGGGGLLL ! "

Puis il s'était éveillé en sursaut, quelque chose de coincé en travers de la gorge.

" BEUARGGGGLLL ! "

Le répugnant borborygme provient de la pièce adjacente, la chambre choisie par le Dieu-ogre. Le bibendum  bodybuildé. Le dénommé Louis et son profil de statue grecque, d'estampe de pièce de monnaie antique. Lui et sa longue crinière blonde ondulée. Sa barbe bouclée et broussailleuse.

" BEUARGGGGLLL ! "

Une semaine que ça dure.

Louis s'empiffre, rote, pète, il dégueule. Le sol  du couloir extérieur miroite de détritus d'emballage argentés sous la lueur de marécage de la verrière pipi-room pour oiseaux. On trouve des couvercles de boites de conserves crantés de métal tranchant où les pieds se coupent. Des éclats de divers fruits à coque. Des cartons de pizza vides érigent une tour de Pise aux senteurs d'origan le long du chambranle de la porte du Dieu-ogre. Des miettes grasses, vestiges des viennoiseries racies qu'il rapporte par dizaine de ses excursions à la supérette - au delà de la voie ferrée,  à dix minutes à pieds du hangar -, se confondent avec les écailles de peinture morte sur le sol. Après chacune de ses siestes, Abel émerge de sa tanière moisie et ses pieds pataugent d'avantage dans un pédiluve de déchets de toutes sortes.

Parfois, Abel sort de son bureau-chambre pour se nourrir. Marcher un peu. Parfois pour pleurer sur Eva, son amour disparu.

Eva qui nous sauvera tous.

Parfois, pour se consoler, alors que des larmes piquent ses grands yeux douloureux de chat fatigué, il se plante devant la porte de sa chambre-bureau, pioche un détritus d'emballage au hasard sur le sol du couloir et lit la composition :

" Huile partiellement hydrogénée. "

Il couvre ses yeux d'une main et récite :

" Acides gras trans. Cholestérol, maladie cardio-vasculaire. "

Et tandis que le détritus retombe vers le sol façon feuille morte tournoyante, Abel  frotte ses longues paupières douloureuses et un énorme rat s'échappe de sous un papier gras ayant contenu un hotdog ou un sandwich Kébab, avant de détaler par l'un des nombreux trous des cloisons.

D'autre fois, c'est une souris qui s'enfuit à l'intérieur d'un mur, une peau de saucisson dans la gueule.

Des asticots éclosent de ce qui semble être un reste de sandwich à la dinde sauce Caesar au pied de la porte des vestiaires. Parfois, Abel saisi un des petits vers blancs et  tortillant et le fourre dans sa bouche :

" Source de protéine et de lipide. "

Sa mère disait que le degré de soumission à la grande dégueulasserie se mesure à l'aptitude des gens à ingérer des insectes.

" BEUARGGGGLLL ! "

Même les animaux tiennent leur terrier propre.

L'odeur émanant de sous la porte close de la chambre du Dieu-ogre rappelle une animalerie où chatons et chiots font caca et pipi sur une litière cotonneuse, pendant que les sympathisants de la grande peste mondiale tapotent de l'ongle à l'extérieur de la vitrine en faisant : kilikili ! "

Durant sa phase de repos, le Dieu ogre conserve dans sa chambre, à l'intérieur d'un seau, le vomi des poisons sucrés qu'il engloutit. Le matin, quand leur rythme de sommeil est synchronisé, Abel  le voit sortir le seau. Le seau fait floc-floc au bout de son bras. Et le Dieu-ogre demande :

" Tu veux une barre de Mars ? "

Cochenille.

Bixyde de Titane.

Bon appétit.

La puanteur du seau de vomi, c'est la pestilence d'un océan de sécrétions gâtées.

Non, merci. Sans façon. Vraiment.

" Tu préfères un croissant ? "

Abel secoue la tête sous sa capuche à fourrure ; le gros Louis hausse les épaules. Puis il s'en va vers l'extérieur, trainant des pieds, vider le seau dans l'océan. A son retour, le seau est vide, le Dieu ogre mastique quelque chose et il demande :

" Dis-moi que je suis gros. Traite moi de bouboule, tu veux bien ? "

Abel dit :

" Gros lard. "

Les yeux bleus du Dieu-ogre, doux comme le coton, s'enduisent de mouillures d'yeux à la manière dont luisent les perles de rosée au matin. Son visage d'idole sacrée, cerné de replis de graisse, se fend d'un sourire enduit de chocolat. Puis le dénommé Louis s'enferme dans sa chambre avec son seau. Le temps d'une respiration et Abel entend à travers la cloison :

" BEUARGGGGLLL ! "

Ce n'est pas exactement le genre de compagnon que vous souhaiteriez inviter à votre mariage. L'annonce d'Abel sur internet a été consultée plus de cinq cents fois en sept jours, et c'est ce gros Dieu mastiqueur et dégobilleur au visage d'ange que lui envoie le destin.

Oui, c'est peut-être le moment d'une petite discussion, se dit Abel à son réveil. Genre mise au point entre colocataires. Règlement intérieur et tapage nocturne. Propreté des parties communes et hygiène corporelle.

Le Dieu ogre sent mauvais.

Son survêtement, d'un vert de ventre de grenouille, est maculé de tâches de sauce rouge et empeste la sueur et le vomi.

La sueur, elle provient de ce que, parfois, le dénommé Louis se suspend aux poulies rouillées du grand hangar désaffecté. La nuit, Abel se traine le long du couloir et sort se dégourdir les jambes dans le hangar glacé, et il le trouve torse nu, pendu comme un jambon, en train d'exécuter quelques exercices barbares de préparation militaire. Sous l'éclat blafard d'un maigre éclair de lune, les biceps adipeux et puissants du Dieu ogre enflent comme deux boyaux à saucisse bourrés à plein. Ses mains, verrouillées autour de la poulie, hisse sa lourde silhouette, avant de la laisser redescendre lentement.  Hisse, redescend, hisse, redescend. Sur le sol, la sueur de son torse s'égoutte et laisse des impacts sombres dans la poussière crayeuse. Et il compte : un, deux, trois, quatre. Le Dieu ogre a également fabriqué des haltères à partir d'une barre de métal rouillée et de vieux seaux de peinture de dix litres remplis de terre ou Dieu sait quoi. Lorsque son estomac est vierge de nouveau poison à vomir, il soulève les dites haltères jusque tard dans la nuit, Jusque tard dans la nuit, les grommèlements de ses tractions et autres développés couchés avec haltères résonnent dans les entrailles de métal du grand hangar désaffecté.

Il faut le reconnaitre, cela n'aide pas Abel à dormir et à retrouver Eva.

Son sommeil est agité depuis l'arrivé du gros Louis.

Pourtant le Dieu-ogre dort.

Au moins autant qu'Abel. Son combat contre la grande dégueulasserie est authentique. Mais il ronfle. Comme une locomotive.

Parfois les ronflements cessent.

Parfois, Abel, qui a perdu la notion de rythme jour-nuit, se lève, et la migraine a disparu. Repus de sommeil, en pleine nuit, il s'aventure en silence dans le couloir aux détritus. Le scintillement des étoiles en surplomb filtre au travers la verrière crasseuse et se réfléchit sur le linceul de papier argentés couvrant le sol du couloir. L'ombre d'Abel grandit sur le mur comme un spectre de maison hanté. Tout est calme. Il colle son oreille à la porte du Dieu ogre et il entend :

" Clarisse, non ! Pas les beignets aux pommes ! "

" Je ne peux pas tous vous manger ! Pitié, ne m'obligez pas ! "

Dieu sait quels cauchemars atroces tourmentent le gros Louis, mais il semble y prendre plaisir.

Et donc, ce matin, Abel s'éveille saucissonné dans son sac de couchage. Tourmenté. Des larmes roulent sur ses joues caves tachetées de rouille. Quelque chose est coincée en travers de sa gorge et l'oblige à tousser. Un corps étranger lui chatouille l'œsophage. Une fois de plus, il n'a pas retrouvé Eva dans son sommeil. Cette nuit, dans ses songes, il lui a envoyé un message. Dans une bouteille jetée à l'océan. Le billet roulé à l'intérieur de la bouteille jetée à la mer dans les rêves d'Abel disait :

" Eva, où es tu ? Signé : Abel. "

Les borborygmes s'interrompent derrière la cloison.  

Abel se chausse, revêt sa parka, et traine sa migraine et sa nausée vers le couloir commun. La porte du Dieu ogre et la sienne grince et s'ouvre simultanément sur le cimetière au détritus. Ce sont deux têtes pâles et froissées de sommeil  qui passent par l'embrasure. Elles se tournent l'une vers l'autre. Leur biorythme se sont synchronisés inconsciemment, un peu comme les femmes ont leurs menstruations le même jour en travaillant longtemps ensemble dans le même bureau.

" Bien dormi ? " demande Louis.

Son énorme main battoir se lève façon salut indien - doigts tendus à hauteur d'oreille.

" Salut " répond Abel.

La puanteur qui s'échappe de la chambre du gros Louis, c'est la puanteur d'un container à poubelle de restaurant asiatique.

En essayant d'emprunter le ton désinvolte et viril de son héros Chuck Norris avant qu'il dégomme un chinois à la grenade, Abel dit :

" Faut qu'on parle, mon gros.

- Oh, oui, traite-moi de gros ! 

- Oui, mais non. Faut qu'on parle, mon gros. En quelque sorte. "

La silhouette massive en survêtement crasseux du gros Louis fait un pas dans le couloir. Au bout de ses bras, son seau de gerbe grumeleuse et un sac de croissant. Le bruit de ses pas sur le sol couvert de détritus d'emballage, c'est le froissement d'un tapis de feuille morte. Les petits yeux bleus, humides et doux, du Dieu-ogre s'abaissent sur le visage pâle d'Abel, cerné d'une couronne de fourrure blanche.

" J'attendais que tu me le proposes. "

Abel tousse - ce truc dans sa gorge le gratte. Il sent monter en lui la nausée matinale ; il louche sur le seau à vomi du gros Louis.

" On prend le petit déj' ensemble ? " demande le Dieu-ogre.

Et les voilà assis en tailleur sur le quai de béton à l'extérieur du hangar. Les eaux grises du fleuve clapotent et moussent en contre bas charriant vers la grève leur lot de bouteille plastique. Au loin, une écharpe noire de brume de pollution, issue du gros colon des voitures, s'enroule autour des buildings lèche-nuages de la grande ville. Les mouettes piaillent et tournoient au dessus de leurs têtes, attirées par les miettes du sac de croissants rassis du Dieu-ogre. La lumière blanche du soleil, déjà haut, harponne la cervelle d'Abel derrière ses solaires publicitaires. Et le Dieu ogre dit :

" Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée. "

Ses yeux bleus de chien loup luisent et semblent, un instant, avoir assisté à quelques guerres sanglantes et antiques ou à la séparation des continents. Le regard d'Eva donnait aussi cette impression à Abel. Répondra-t-elle à sa bouteille à la mer ? Il lui tardait à de se recoucher pour le savoir.

Abel tousse et ajuste ses lunettes noires sur son nez. Il demande :

" Pourquoi dors-tu, Louis ? »

Le Dieu ogre soupire. Il croque dans un croissant, appuie une main derrière lui, renverse ses épaules bosselées de muscle fondus, et déroule sa mâchoire vers le ciel. Exactement comme un mannequin sur une plage de publicité pour une agence de voyage direction la Thaïlande. Si ce n'est que le gros Louis mastique la bouche ouverte. Si ce n'est que le contenu de sa bouche, c'est une marmelade jaunâtre de pâte feuilletée. Le Dieu-ogre fait claquer sa langue et dit :

« Parfois, je rêve et je suis planté sur une route déserte qui s'élance vers un point de fuite, si lointain, qu'il semble viser le bout du monde. Autour de moi frissonne à perte de vue des champs de maïs encore verts. Comme dans un de ces roads movies américains. Genre grands espaces et pics de montagne enneigés à l'horizon. Et là, j'inspire. Je me sens bien. Je sais que personne ne me trouvera avant un siècle si je m'allonge là, au soleil, parmi les pousses de maïs jeunes. Je ne souhaite rien d'autre. Juste m'allonger pour toujours, inspirer l'air vierge et jouir de l'absence des autres. "

Le Dieu Ogre pioche un autre croissant dans le sac à papier rendu translucide par la graisse. Il poursuit la bouche pleine :

" Ce que je ressens à ce moment-là, c'est le plaisir d'être simplement là. Sans rien avoir à cacher à personne. Sans la contrainte de dissimuler les trésors en nous qui collent si mal aux exigences de la normalité et nous oblige, face à tout un chacun, à commenter les matchs de foot et la météo pour dissimuler le petit abri chaud où dorment nos rêves et nos espoirs vains. "

Ce que raconte le Dieu ogre est précisément ce qu'Abel ressentait sur son ile imaginaire avant l'arrivée d'Eva. Alors qu'il roupillait. Alors qu'il en écrasait et que chaque détail de son ile paradisiaque était soumis à sa volonté seule. A son pouvoir divin de contrôle de ses songes.

Avant qu'elle ne foute tout par terre.

Abel déglutit : le truc dans sa gorge ne passe pas. La nausée non plus. Il dit en toussant :

" Ce dont tu parles, c'est la grande dégueulasserie, Louis. "

Le gros Louis redresse sa tête offerte aux rayons du soleil et au mélanome. Son menton s'appuie sur son torse et  comprime les plis de son cou.

" La grande dégueulasserie ? "

Abel tousse plus fort, ses lunettes glissent sur son nez. La lumière crue du jour perce ses prunelles migraineuses. Il va vomir.

" Tu me prêtes ton seau ? "

Les doigts roastbeef de Louis enserrent l'anse du seau et le lui tendent.

" Dépêche, je ne vais pas tarder à m'en servir. "

Abel penche sa tête encapuchonnée à l'intérieur du seau vide. L'odeur, c'est un million de baleines mortes et putréfiées. Le corps étranger à l'intérieur de sa gorge semble remonter vers sa bouche, poussé par l'ascension de la bile brulante et amère ; il vomit. La bile émet un clong ! en touchant le fond du seau métallique.

Le Dieu ogre mâchouille un morceau de croissant et il poursuit :

" Mais, la majorité du temps, je dors pour les retrouver. Tous ceux que j'ai déçu et que j'ai fait souffrir. Mes parents, mon coach sportif et toutes les femmes qui se sont accrochés à mes muscles d'antan... Dans mon rêve, ils me punissent, me jugent et me condamnent à la pire des sentences : les manger vivants. "

Le visage d'Abel est toujours plongé à l'intérieur du seau puant.

Le Dieu ogre déglutit bruyamment et ajoute :

" Mais surtout je la retrouve, ELLE. Elle est toujours la dernière que je dois dévorer. "

- Elle ? "

Abel sort sa tête du seau et abaisse ses lunettes noires publicitaires sur le bout de son nez. Ses longues paupières fatiguées clignent sur visage d'icône de magasine du gros Louis.  L'ogre vert le contemple de ses petits yeux tristes et doux.

" Ça va mieux ? " il demande.

- Elle ? Tu parles d'Eva ?

- Eva ?

- Oui, Eva ! Eva ! Tu la connais ? "

Le Dieu ogre sourit ; une palissade de miettes de croissants adhère à sa dentition de posterboy obèse.

" Je ne connais aucune Eva. Je te parle de Clarisse. "

Une larme roule vers l'encoche parfaite de sa mâchoire.

" MA Clarisse. "

Le Dieu ogre s'essuie les yeux et la bouche d'un revers de main.

" Maintenant, passe moi le seau, c'est mon tour. "

Abel remonte ses lunettes teintées et lui tend le seau d'une main tremblante - un instant, il a cru  qu'Eva fréquentait ce gros lard dans ses rêves. Le gros Louis s'empare du seau et jette un œil au fond ; ses sourcils blonds s'arquent sur son front blanc.

" Oh..."

Sous le regard incrédule d'Abel, il plonge une main à l'intérieur et dit :

" Tu as oublié quelque chose. "

Il corrige :

" Ou plutôt, tu as craché quelque chose. "

Ses doigts géants tendent à Abel une petite boule couleur de crème qui dégoutte de bile. Abel la saisit du bout des doigts et la tâte : c'est une boulette de papier. Il lève les yeux sur Louis.

" Quelqu'un pense à toi, on dirait, Abel. "

Louis serre le seau contre lui comme un enfant dans ses bras énormes, et il dit :

 " Si tu permets. "

Puis il incline la tête à l'intérieur ; sa longue crinière blonde ondulée pend en chapiteau soyeux autour du seau.

" BEUARGGGGLLL ! "

Abel déplie la boulette de papier puante et dégoulinante.

" BEUARGGGGLLL !

Il la déroule tel un papyrus ; ses paupières fatiguées clignent façon stroboscope. Sur le papier, il est écrit :

" Retrouve moi au point de rendez-vous. Signé : Eva. "

 

 

 

 

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