Les dormeurs (1)- première nuit

Giorgio Buitoni

« Le seul fait de rêver est déjà très important. Je vous souhaite des rêves à n'en plus finir. Et l'envie furieuse d'en réaliser quelques-uns. » Jacques Brel.

Prochaine alarme dans 6 heures.

La silhouette en allumette, fouettée par le vent du large, titube sur la large route partageant le périmètre gris. C'est un vaste chantier naval désaffecté sur les quais, à l'écart de la ville. Un périmètre désolé, parsemé d'anciens hangars recouverts de tôle ondulée où dormaient jadis les bateaux, reconvertis en toilettes pour mouettes. Aux abords des hangars aux toitures souillées de fientes aviaires, de longues paires de rails cloquées de rouille plongent vers le fleuve. Autrefois, les coques des navires laquées de peinture fraîche, estampillées du logo de firmes industrielles, glissaient sur lesdits rails et s'en allaient déverser leurs déchets au cœur de l'océan. Un passé qui semble pharaonique au regard des grues délabrées et dressées vers les nuages comme des potences immenses. Fantomatiques derrière les voiles de brume cotonneuse.

La silhouette courbée  et migraineuse tourne la tête au ralenti. Un gong asiatique résonne à l'intérieur de son crâne à chaque clignement de paupière. Elle cherche un refuge. Un lieu idéal pour dormir autant que nécessaire. Et pour LA retrouver dans ses rêves.

ELLE.

Minuscule en ces lieux érodés par la crasse et l'humidité, vêtue d'une parka militaire des surplus de l'armée, chargée d'un long sac de sport à bandoulière, la silhouette marche péniblement vers son destin.

Prochaine alarme dans 5 heures et 12 minutes.

Il y avait eu John Lennon et Yoko Ono. Des précurseurs avec le Bed-in for peace. L'ex beatles et sa nouvelle épouse étaient réstés au lit huit jours dans la chambre 1742 de l'hôtel Reine Elizabeth, à Montréal.

Plus récemment, il y avait eu Christopher. Ce gamin de 19 ans qui avait passé 27 ans à dormir seul dans les bois sous une tente de fortune, dans l'état du Maine, avant d'être arrêté, puis accusé d'une centaine de cambriolages.

A présent, il y avait Abel.

Le dieu de Santa Salud.

Sa mère l'avait prévenu autrefois. Nos villes masquent nos égouts. Nos sourires, nos rêves et nos mensonges. La mère d'Abel avait prédit l'arrivée d'Eva. La femme qui nous sauvera tous et anéantira le grand cloaque mondial pourrissant. La grande peste mondiale. Le réel tel qu'Abel le perçoit par le prisme de son pouvoir divin. Derrière l'harmonie glacée des grandes cités, ces courbes tracées au compas, cette fascination pathologique pour les angles droits et les surfaces vitrées, Abel la voit. Il la sent. Il sait. Comme tout dieu qu'il est, il perçoit la grande tenaille grise et broyeuse.

Abel est notre sauveur.

Sa mère l'a prédit.

Abel et sa silhouette malingre, sa mèche de cheveux orange qui dépasse de sa capuche de parka. Lui et ses grands yeux de fillettes de dessin animés japonais aux paupières à demi close et rougie par la migraine. Son air de chaton assoupi.

Freiné par les bourrasques de vent glacial, le Dieu Abel, notre sauveur, traine la semelle de ses tennis sur l'asphalte ajourée, percée de nid de poule. Alentour tout n'est que désolation et tôle rouillée. Béton effrité et noirci. Et il marche vers ELLE.

La muse de l' île imaginaire de Santa Salud

La mystérieuse Eva.

Prochaine alarme dans 2 heures et 20 minutes.

Rejoignez Abel dans sa quête.

Pensez au nombre de fois où vous vous levez à contrecœur à l'heure où les coqs pioncent encore. Ces heures de repos volées qui vous asservissent d'avantage, vous épuisent et  tuent en vous toute lucidité et désir de combattre. L'arme ultime de la grande dégueulasserie qui vous dérobe votre repos en vous hyperconnectant, vous facebookant, vous tweetant, vous netflixant. Sur tablette, portable, laptop. 

Réclamez votre droit au sommeil. Roupillez. Pioncez. Ecrasez tout votre saoul et guérissez de votre dépendance au grand organisme pourrissant.

Prosternez-vous devant le Dieu Abel et sa muse, la magnifique et mystérieuse Eva.

Cette silhouette de poussin roux et maigrichon battue par le vent, étourdie par un trop plein de sommeil, qui lève la tête à chaque embranchement en quête du lieu de sieste idéal. La migraine tambourine à ses tempes douloureuses. Abel fait halte au pied du plus imposant des hangars qui parsèment ce no man's land de béton.

C'est là.

L'endroit parfait. 

Imaginez  un hypermarché nettoyé de ses rayons et de ses clients après un incendie. Une étendue infinie d'enceintes de murailles de parpaings gris jointés de ciment à nu. Des kilomètres de peintures rupestres tracées à la suie par quelque race de géants préhistoriques. Des carreaux brisés, sculptés en étoiles tranchantes. Des murs délavés par cent années de pluie acide à faire oublier le clinquant des peintures d'origine. 

Mais, en tant que banal être humain, peut-être que tout ce que vous verriez c'est un hangar astiqué et parfaitement fonctionnel où l'on continue de poncer et de vernir la coque des bateaux en construction. Où, jour après jour,  des hommes casqués travaillent, mangent, boivent du café, dorment parfois, et se masturbent peut-être dans les toilettes en pensant à Charlize Theron à la pause déjeuner.

Il est possible également que, cette fois, le pouvoir divin d'Abel ne lui joue aucun tour. Qui sait ? Cet endroit est possiblement un authentique amas de tôle et de béton à nu abandonné et coagulé par la crasse et la poussière. Le pire trou à rat merdeux de l'univers.

L'endroit idéal pour dormir sans limite.

Prochaine alarme imminente.

Peut-être est-ce le début d'une nouvelle ère, pense Abel.

La plus importante depuis la chute de l'empire romain et l'invention de la roue.

Peut-être, demain, les disciples du dieu Abel se presseront-ils aux portes du hangar pour venir combattre par le sommeil la grande peste mondiale.

Imaginez.

Une armée de courageux combattants en pyjama, aux paupières lourdes, luttant par la paresse, avec du caca aux coins des yeux, contre la pestilence générale. Imaginez une société bâtie autour de l'unique activité épanouissante, pacifiste et non polluante offerte par la nature. Des populations entières, effaçant sieste après sieste le souvenir d'une vie d'éveil sans joie et sans gloire au service du grand cloaque pourrissant. Des fainéants magnifiques sans aucun désir de réussite sociale créant dans leurs rêves des statues et des peintures de maitre. Affamant par la paresse le grand organisme dégueulasse. Non, le monde n'appartient pas à ceux qui se lèvent tôt, il appartient à ceux qui rêvent. Les glandeurs. Les paresseux. Les léthargiques. Les toxicomanes de l'édredon. Les bavouilleurs sur oreillers. Les guérilleros du squattage de plumards.

Abel les imagine déjà.

Une société de traines-panards sous Lexomil, souriant et épanouis, trainant leur maigreur heureuse et leurs oreillers à l'intérieur des bâtiments abandonnés de l'administration, des gares et des grandes enseignes de mobilier. Imaginez des Starbucks et des McDonalds changés en dortoirs silencieux aux murs vibrant des ronflements et des flatulences nocturnes d'hommes et de femmes s'éveillant dans l'unique but de se préparer une soupe d'orties. Il voit les stations services et les cinémas abriter des hordes ravies de zombies mal peignés en pilou-pilou. Les enfants danseront autour de grand feux de joie où se consumeront tous les réveils matin et les pendules murales. Réclamez votre droit à l'oisiveté et au grand sommeil réparateur. Oubliez l'heure d'été et l'heure d'hiver, les solstices, les saisons et les années bissextiles. Imaginez un monde où la lenteur sera loi. Effacez de votre mémoire la notion de rendez-vous et d'horaires en trois huit. Munissez-vous du seul bien indispensable en ce monde : une couverture.

Prochaine alarme maintenant.

Abel lève douloureusement ses grand yeux mi-clos et rougis sur le panneau indiquant le nom de l'avenue :

« Avenue des armateurs. »

Il se répète mentalement l'adresse pour la mémoriser :

Six, avenue des armateurs, six, avenue des armateurs, six, avenue des armateurs...

Et il traine des pieds vers la porte du hangar.

Réveillez-vous.

La guerre des fainéants commence maintenant.

  • Waouh! J’adore votre écriture ! Il y a des descriptions de lieux d’une richesse imagée incroyable. Un vif plaisir à lire. Très original de plus

    · Il y a plus de 6 ans ·
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    nehara

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