Les enquêtes de Matt the brain -Episode 1

Jérôme Fouquet

Matt the brain, après avoir tutoyé l'horreur dans les rangs de la police judiciaire s'est reconverti en enquêteur privé. Mais on ne quitte pas le crime impunément.

Episode 1

Étranges disparitions

 

 

Cette affaire est corsée. Comme un bon ristretto qui vous agrippe l'intestin et vous malaxe les tripes jusqu'à ce que vous tourniez de l'œil. François, Lucie et Anthony manquent à l'appel depuis un mois. Ça n'aurait ému personne, s'ils n'avaient le même pedigree, appartenant tous au même service commercial de la même entreprise, IT concept, un fleuron technologique de la high tech made in France. Ses ingénieurs ont développé un système de biométrie faciale qui permet à n'importe quelle caméra de reconnaître un individu qui passerait à moins de cinquante mètres. Une prouesse qui lui a valu les louanges appuyées de la presse et le léchage de babine des autorités.

J'essaie de jeter mes premières hypothèses sur ces étranges disparitions. Qui aurait intérêt à se débarrasser d'eux ? S'il s'agit d'un concurrent ou d'une puissance étrangère, pourquoi mettre des commerciaux hors d'état de nuire et non directement les ingénieurs qui développent la solution ? Pourrait-il s'agir d'une attaque interne ? J'ai pu observer un silotage marqué entre les départements, dont les responsables  sont loin de tirer la couverture du même côté. De là à s'amputer de la main qui les nourrit en dégageant les commerciaux, il y a un gouffre.

Ma piste la plus crédible à ce stade me conduit à Michel, directeur commercial, chef d'une équipe de sept moins trois vendeurs. Après une petite enquête, l'homme s'avère acariâtre, parfois rustre et brutal. Il ne tolère pas la médiocrité et abhorre par-dessus tout les tirs-aux-flancs. En trente-cinq ans de carrière ses résultats plaident pour lui, à l'exception de ceux de l'an dernier. Une raison suffisante pour dézinguer des subalternes qui ne lui reviennent pas ? Ma longue carrière dans la police m'a appris à me méfier des coïncidences. Il se passe quelque chose chez IT concept et je mettrai toute mon énergie et ma matière grise pour le découvrir. 

Moi, c'est Mathieu, Alias Matt ou the brain. Mes collègues de la crim m'avaient affublé de ce surnom, car mes taux de résolutions frôlaient la perfection. Aujourd'hui, j'ai raccroché les crampons de flics. J'ai la conviction qu'aucun esprit humain ne devrait subire autant d'atrocités. Certains dossiers me hantent encore la nuit m'obligeant à me lever pour vider un verre plein de Jameson et calmer cette colère qui gronde. Depuis deux ans, j'ai viré ma cuti, je me suis mis à mon compte. J'accepte les affaires qu'on veut bien me confier. Je ne fais pas de pub, je ne démarche aucun client. Et je refuse régulièrement du boulot. J'avais pourtant la faiblesse de penser quand j'étais flic, que nous abattions un travail colossal. L'arbre qui cache la forêt. En réalité, la maréchaussée écope le bateau troué de l'humanité à coup de cuillère. Il ne se passe pas une semaine sans qu'on m'appelle pour des affaires de vols crapuleux, de meurtres sordides ou de viols turpides. 

Celui qui m'a appelé c'est Thomas, un des quatre commerciaux qui embauchent encore chez IT concept. Il s'inquiète pour ses collègues dont deux sont des amis. Il a appris mon existence grâce à une amie de ma tante. Il a placé ses espoirs en moi, m'a déjà versé un petit acompte de mille euros. Je vais tout faire pour ne pas le décevoir. J'ai commencé par me faire recruter dans l'équipe d'entretien qui intervient dans le grand bâtiment où IT concept partage des locaux avec d'autres entreprises. Ça me permet d'être au contact des salariés, de glaner des infos à la machine à café, d'observer les comportements ambigus à travers les cloisons vitrées des open space ou des salles de réunion. 

Pour l'instant, je dois avouer que je suis  aussi sec qu'un verre de Muscadet que je m'envoie par rasade pour supporter les longues soirées d'hiver. L'alcool est devenu pour moi au fil des ans, le seul calmant acceptable. Anthony a disparu un jeudi vers quinze heures pour honorer  un rendez-vous professionnel. Aucun de ses clients n'a pourtant confirmé avoir planifié de le rencontrer ce jour-là.

J'ai fait un saut chez sa gardienne, une certaine Annabelle, longue et serrée comme un pylône électrique, sauf que dans son cas je doute que le courant ne passe à tous les étages. Elle m'a affirmé ne pas avoir revu Anthony depuis sa disparition. Elle n'a pas cherché à en savoir plus. Pour elle, les locataires vont et viennent, dans le moulin de la vie, elle se garde bien d'en savoir plus. Une fois elle a cherché à se renseigner sur le ramdam d'une locataire, elle est tombée au milieu d'une rixe, elle en a été pour ses frais. Plus d'une semaine sur un lit d'hôpital avec une dizaine de points de sutures en prime. Habiter Saint Ouen n'est pas une sinécure. Je lui ai laissé ma carte et un billet de cinquante si elle entendait parler de quelque  chose avec la promesse de récolter le double si c'était de nature à m'aider dans mon enquête. Elle m'a gratifié d'une moue contrite, comprenant que l'affaire était sérieuse puis m'a juré ses grands dieux qu'elle essaierait d'en savoir davantage. L'argent est un bon serviteur. 

Pour Lucie et François, les circonstances sont les mêmes : partis tard un soir de semaine, personne ne peut se vanter de les avoir revus depuis. Aucun mot à leur patron ni à leur RRH, qui pour une fois met le mot Humain en valeur.  Vanessa est une trentenaire jolie et pimpante, avare ni de sourire ni de bonne humeur. Quand on évoque le drame, elle se referme, mâchonne plus vigoureusement son chewing-gum, puis balaie le problème en évoquant un concours de circonstances, et la coopération la plus totale avec les services de police pour avancer dans l'enquête. 

De mon côté, j'ai sorti les mains de mes poches, orchestrant un petite tournée des hôpitaux et des morgues aux alentours d'Issy les Moulineaux où sévit IT concept. Étrangement, aucune trace des trois employés. J'ai contacté des membres de leurs familles, tous inquiets, redoutant d'heure en heure l'annonce d'une nouvelle morbide, la police d'Issy les moules, visiblement sensible à la psychologie humaine, leur ayant  laissé un espoir de ré- apparition proche du néant. 

Ce matin, j'ai émergé aux aurores au siège de la boîte. L'occasion d'un petit tête-à-tête avec Isabelle, l'assistante de Michel avec laquelle j'ai sympathisé. Elle n'a pas sa langue dans sa poche et je compte sur cette entrevue pour avancer. 

Je touille machinalement mon ristretto en contemplant cette soixantenaire  dont le teint blême est à peine rehaussé par la lumière blafarde qui descend de la grande barre de Néon de la salle de repos. Ambiance intimiste prompte aux révélations. J'ai décidé de jouer crânement ma chance en lui soumettant mon hypothèse sur ces étranges disparitions. C'est un risque car elle pourrait prendre grief qu'on soupçonne son chef de malfaisance. Je lui expose ma théorie, huilée à la technique des petits pas. Elle m'écoute attentivement puis arque un sourcil incertain avant de lâcher un rire tonitruant. 

-       Impossible que Michel soit mêlé à ça me dit-elle, il part à la retraite dans six mois, il n'a plus rien à attendre de cette boite. On lui fait un gros chèque pour dégraisser. Il doit choisir lui-même son remplaçant au sein du service commercial. 

Le mobile vient de me tomber sur le coin de la figure dans un panier garni de quatre suspects. Comme mon expérience me l'a appris, un peu d'obstination et de patience n'ont jamais fait de mal pour remettre une enquête qui patine sur la bonne voie. Je décide de pousser ma chance un peu plus loin et apprend que l'heureux élu sera choisi selon des critères de notation interne.  Chaque fin d'année, le comité de direction évalue les vendeurs et leur colle une note entre un et quatre. Un suppose l'incompétence. C'est en général rare et synonyme de blâme pour celui qui est concerné. A l'inverse, quatre atteste de l'excellence. Ce qui n'arrive jamais non plus. La plupart du temps les notes oscillent de 2 à 3. Avec de belles nuances comme à l'école primaire, des 2+, 2++ ou 3-. Il ne me reste plus qu'à vérifier le mieux placé dans la course au poste de calife. De deux choses l'une, soit il s'agit du coupable, soit de la prochaine victime. Et je sais parfaitement auprès de qui m'adresser pour glaner cette information. 

Vanessa prend son café sur les coups de dix heures, pas dans le genre à  se faire violence le matin. Elle arrive souvent la tête dans le coaltar, et il lui faut un double latté et deux chewing-gums avant d'émerger et d'endosser le rôle de la gentille responsable des ressources humaines qui œuvre au bonheur des salariés de son entreprise. C'est le bon moment pour l'accusateur. Profiter que votre témoin n'ait pas toutes ses capacités pour lui arracher les vers du nez, me répétait mon instructeur à l'école de police. Cette maxime m'as permis au milieu de ma carrière de pincer un ambitieux dealeur de drogue qui croupit toujours en cellule. Je prêche le faux d'emblée auprès de la rrh, pour récolter le vrai. J'affirme avec force que c'est Laura qui est la meilleure vendeuse, Vanessa me contredit en pointant Aziz, qui a reçu les meilleurs notations sur les quatre commerciaux restants. Quand j'évoque la suite du classement, je sens qu'elle se tend comme un vieux ressort, mâchouillant son chewing-gum avec une plus grande frénésie. Je décide d'abandonner la rrh à son brouillard matinal. J'ai l'information que je veux, et je ne veux  pas éveiller des soupçons quant à la nature de mes vraies activités. 

 Mon plan prend une forme cristalline. Mettre en place une discrète filature sur le champion du commerce et attendre de voir ce qu'il en résulte. Mais entre-temps, je dois récurer les toilettes, remettre du papier pour l'imprimante, réapprovisionner la machine à café en gobelets plastiques. Je ne sais pas combien ils en flinguent chaque jour, mais une chose est sure ce n'est pour demain qu'IT Concept gagnera le prix de l'entreprise la plus écolo.

La journée coule toute seule, je trouve un plaisir inattendu à la récurrence de ces tâches ingrates qui reposent le cerveau. Mon esprit a tout le loisir de digresser vers de nouveaux chemins. Ce monde est décidément très écœurant. La compétition exacerbée que s'y livrent ses protagonistes prêts à tout pour écarter leurs rivaux m'apparaît comme surréaliste. Je sais maintenant que je ne ferais aucun cadeau à l'enflure qui a éliminé ses concurrents dans une course macabre au pouvoir et l'argent.

Sur les coups de 20 heures, je sens un frémissement sur le bureau de ma cible. Il range son sac, tirant le rideau sur sa journée de travail. Je suis prêt à me glisser dans son sillage quand Thomas m'intercepte dans le couloir des toilettes, à l'autre bout de l'open-space. Il veut bien sûr picorer des miettes de mon enquête. Je l'attire dans une salle de réunion vacante en face des latrines pour éviter d'attirer l'attention. Je lui sers un honnête bobard en lui faisant croire que je soupçonne toujours Michel. Après tout, il est désormais dans ma liste de suspects, et bien qu'il m'ait recruté, je ne suis pas encore sûr de pouvoir lui faire totalement confiance… J'entrevois,  l'espace d'une seconde, une lueur glaçante dans sa pupille. Il pose une main charnue sur mon épaule, exerçant une légère pression sur mon col de chemise qui m'enserre la nuque. Thomas est un beau bébé. Dans le genre sportif qui ne maîtrise pas sa force. 90 kilos d'os et de muscles que je préférerai ne pas voir en action. J'ai subitement un doute. Devine-t-il que je lui mens ? Quelles sont ses intentions ? Il m'avoue ne pas dormir, se faisant un mauvais sang pour ses collègues. Je sens un accent de vérité dans cette confession. A moins qu'il ne soit prêt pour auditionner pour le prochain film de Polanski ? 

Je sors sur le palier pour constater qu'Aziz a pris ses cliques et ses claques. Une occasion de perdue. Je claudique vers la grande baie vitrée à l'extrémité du coin des commerciaux et jette machinalement un coup d'œil à la passerelle du tramway qu'on peut apercevoir à travers la vitre. Mon œil tique sur le sac à dos bleu agrémenté d'un aigle blanc et rouge. Je fonce vers l'issue de secours, accélère l'allure dans l'escalier en me cramponnant à la rampe pour éviter de me refaire la clavicule gauche, fragilisée par ma dernière escapade au ski. Quand j'atterris enfin à la station, c'est pour accompagner des yeux le départ du tram. Je peste contre mon manque de chance. Pour une première filature, ce n'est pas très brillant.

Un bruit attire alors mon attention. Une jeune femme, sur le quai opposé, qui hurle dans son téléphone qu'elle a eu la bonne idée de mettre en haut-parleur afin que tous les voyageurs puissent en profiter. Je la dévisage quelques instants, elle représente l'archétype de la business woman qui passe ses nerfs sur son personnel de maison, après une longue journée à ahaner sur une série de chiffres inintéressante. Elle vocifère des ordres pour le dîner des enfants à un factotum qui ponctue ses ruades de “oui madame” et “bien madame”. Le prix à payer pour s'occuper du foyer d'une hystérique en tailleur. Mon regard glisse sur le côté et percute le visage d'Aziz. Il ne me voit pas, les yeux aimantés par son téléphone. Je me rue sur le quai d'en face en traversant le petit passage à niveau juste derrière la nouvelle rame qui vient de s'arrêter pour déposer et récupérer son flot de voyageurs quotidien. Sept stations plus loin, nous marchons  en direction de Suresnes. Nous descendons une colline pentue pour obliquer le long d'une nationale bordant les quais de scène. Aziz continue d'avancer sans prendre garde à son nouvel ange gardien, je parviens à maintenir une distance convenable comme je l'ai si souvent pratiqué durant mes glorieuses années d'enquêteur principal où j'étais prêt à suivre jusqu'en enfer la lie de l'espèce humaine. Je me souviens avoir été semé une nuit par un indic clodo qui empestait tellement la vinasse et l'urine que j'avais doublé la distance de sécurité.

Aziz attend que l'enfilade de voitures se dissipe, libérant la route qu'il traverse d'un pas serein. Où se rend-il avec autant de tranquillité ? Donner à manger à ses trois prisonniers ? Un panneau indique un bar “le four seven” en contrebas de la berge. Je descends les quelques marches à mon tour quand mon téléphone a la bonne idée de carillonner. Aziz se retourne, j'ai le réflexe d'enclencher la marche arrière et remonte pour quitter son champ de vision. J'attrape maladroitement mon portable à qui je coupe la chique d'autorité. Mon alarme de 20h30…l'heure de ma conversation quotidienne avec Serena. Je sais parfaitement à quoi je m'expose si je n'honore pas cet appel. Depuis un an, je n'ai pas manqué un seul rendez-vous. Cette entorse risque de ruiner tous mes efforts. Je bricole un texto larmoyant que j'expédie au moment où Aziz me désarçonne en dépassant le “four seven” pour continuer le long de la berge. Il s'enfonce dans un sentier caillouteux au milieu d'une nuit qui se fait plus opaque, le quart de lune ne pouvant se résoudre à diffuser autre chose qu'un faible halo argenté. Il ralentit l'allure à l'approche d'une péniche abandonnée qui délimite la fin de la berge. Le coin semble désaffecté, le chemin fistulisé par un dédale d'ordures en tout genre, une végétation en friche, un no man's land non recommandable. Que vient faire Aziz dans ce coin frelaté ? 

A cet instant, mon téléphone s'agite dans ma poche. C'est Annabelle. Je n'ai pas le choix que de laisser la concierge s'empaler sur ma machine. Le vendeur informatique immobile aux abords du rafiot, jette un coup d'œil circulaire comme s'il s'apprêtait à le recouvrir de tags flamboyants. Ce qui ne ferait pas de mal à l'embarcation, décrépie par la rouille et l'usure. L'attente se prolonge, mon pantalon vibre de nouveau. Texto explicite de la gardienne d'immeuble « Du nouveau sur Anthony. Rappelez-moi ». Je dégaine, pensant naïvement qu'Aziz attend quelqu'un, ce qui doit m'octroyer quelques minutes de répit. Je tombe des nues quand elle m'annonce qu'il était parti vivre chez sa copine sans prévenir personne, qu'il est en rentré au bercail par ce qu'ils ont rompu. Je commets alors l'erreur de quitter des yeux le vendeur de l'année. Il en profite pour disparaître. Où a-t-il filé ? Je ne vois qu'une issue possible. J'abrège mon coup de fil avec Annabelle et m'avance à pas feutrés en direction de la péniche. Je n'ai plus le droit de porter une arme, voilà pourquoi je dégaine ma bombe lacrymo. Un pis-aller qui ne me rassure qu'à moitié. Je suis déjà au deux tiers de l'ersatz de passerelle qui mène au bateau, une longue planche en bambou vermoulu, quand j'entends un bruit de vaisselle cassée. J'accélère le pas pour me retrouver sur la péniche. Malgré la nuit, je ne vois rien de suspect au pont supérieur, qu'une carlingue décatie, un semblant de terrasse avec du faux gazon et une porte menant vers la cabine principale et l'étage inférieure. J'attends quelques instants, la bombe bien encapsulée dans ma main droite. Mais rien ne se passe. Ma curiosité me pousse à l'action. A la seconde où je pose ma main gauche sur la poignée, la porte en métal s'ouvre en grand, une ombre se jette sur moi, percute mon épaule meurtrie, provoquant une onde de douleur qui essaime dans tout mon corps. Je tombe à la renverse, perd le contrôle de mon arme de défense. J'ai le temps de voir un individu cagoulé en jogging, pull à capuche avant qu'il ne me colle son pied sur la tempe. Je roule sur le faux gazon, ma jambe percute un petit objet rond. Je tends la main et me saisit de la bombe que je pointe vers mon agresseur, qui recule d'instinct et saute sur la passerelle. Je ravale ma douleur, me redresse gauchement pour tenter de rattraper le dangereux énergumène. 

Il est déjà en train de courir, plutôt svelte et entraîné. Avec mon épaule en vrac, c'est peine perdue de vouloir le rattraper et puis je dois vite secourir Aziz. Quand je pénètre dans la péniche, il est malheureusement trop tard. Le commercial d'IT Concept git à terre dans une mare de sang. De mauvais souvenirs affluent dans ma tête. Vu sa position, il semblerait qu'il ait été percuté par l'arrière au niveau du crâne. Je n'arrive pas à lui trouver de pouls et appelle les secours puis la police en prenant soin de ne pas divulguer mon identité qui compromettrait ma couverture.  Je regagne ensuite la rive, une fois les sirènes a portée d'oreille. Je manque de trébucher sur un papier collant jaunâtre. Il est de forme ronde et porte une petite inscription PF20. On dirait un sparadrap. Il a dû tomber de la poche de mon agresseur. Souffre-t-il d'une petite blessure ? Je fourre l'indice dans ma poche dans le but de l'analyser ultérieurement.

J'espère sincèrement qu'ils pourront sauver Aziz. Je me sens affaibli et songeur. 3 questions m'assaillent. 1) Serai-je encore en vie sans cette bombe lacrymo, bon marché, achetée chez l'épicier en bas de chez moi ? Les choses ne tiennent parfois qu'à un fil. 2) Qui est cet individu cagoulé ? S'agit-il d'un des 3 autres vendeurs en quête de promotion sociale ? 3) A-t-il tué les autres -à l'exception d'Anthony - et où cache-t-il les corps ?

Le lendemain accouche d'une terrible nouvelle pour les employés du fleuron français de l'High Tech. On a retrouvé le cadavre de trois de ses employés disparus depuis quelques semaines sur une péniche abandonnée à Suresnes. Ambiance plan social au bureau. Certains pleurent, d'autres badent dans leur coin  mais personne ne parle. La mort est un sujet tabou en entreprise, mieux vaut éviter la contagion et garder les esprits positivement affûtés à leur tâche. La majorité silencieuse, s'agglutine à son ordinateur, dernier remède moderne contre l'afflux de nouvelles anxiogènes. J'observe les réactions des trois commerciaux survivants, sans déceler d'attitude anormale.

La matinée défile comme un mauvais film. Si seulement je pouvais me tailler une bavette à l'échalote frites maison ce midi chez Riton le petit restaurant en bas du taf, je trouverais le courage de nettoyer l'urine des toilettes. C'est dingue comme des hommes peuvent à ce point manquer de précision. Au lieu de ce festin, je me contente d'un sandwich panini dans le RER qui me conduit chez Anthony, étrangement rescapé de la série noire. J'ai hâte de l'entendre, Son récit s'avérant à ce stade décisif sur le sort de cette tragédie. 

L'homme vit dans un cloaque agencé de bric et de broc, dans le fin fond de Saint Ouen, banlieue peu connue pour son architecture. Je pensais pourtant qu'il était mieux payé que ça chez IT concept. Je ne le sens pas réjoui de m'accueillir. 

Il tente de me baratiner en me faisant croire que depuis qu'il travaille pour Alpha conseil, il n'a aucune information à me communiquer sur IT Concept. Je lui mets la pression en le sommant de m'expliquer les raisons de son départ. Il m'avoue avoir reçu des menaces, mais refuse de me dire de qui, celles-ci étant encore en vigueur. Sa jeunesse est entachée de méfaits peu avouables qu'il ne veut pas risquer de voir remonter à la surface. Je sens sa mâchoire se serrer sous son petit duvet de barbe. Ses sourcils se froncent et il serre son poing comme s'il était physiquement en danger, ce qui paraît incongru vu sa carrure de boxeur et ma ligne de pilote de formule 1. Il m'oppose son droit de se taire et me demande si je suis de la police. Je suis conscient que le silence qui suit ne m'est pas très flatteur. Malgré son inflexibilité, je tente mon va-tout en lui demandant son bon conseil pour aider son ancien employeur. Anthony se tourne alors vers moi et me dit d'un ton docte :

-       Méfiez-vous des femmes trop souriantes.

Je sors de cet entretien perplexe, rien ne se passe décidément comme prévu. J'ai l'impression d'être une limace qui pénètre dans un tunnel. Certes, je progresse mais la lumière semble encore bien loin. 

Vers le milieu de l'après-midi, je sens un léger malaise m'agripper. J'ai besoin de faire le point. Je fais couler mon ristretto le temps que mes neurones se réactivent. Le témoignage d'Anthony exclut Thomas de la course. Reste deux suspectes : Laura et Virginie. J'essaie de me rappeler mon altercation de la veille avec l'assassin. La force dont il a fait preuve pour me repousser, la dextérité avec laquelle il s'est enfui. Pouvait-il s'agir d'une femme ? Sans doute mais une sportive alors, qui s'entretient. Laura remplit ce profil. Elle fait un petit stop à la salle de gym trois midis par semaine. Le hic c'est qu'elle ne sourit pas beaucoup au contraire de Virginie, dont l'alacrité est une seconde nature.  Alors quoi faire maintenant ? Laquelle surveiller ?

Isabelle me rejoins pour son café de l'après-midi. Elle me raconte les derniers potins de la boîte, ce qui a le don de me refroidir le cerveau, bouillant comme un geyser norvégien. Elle se plaint de l'ambiance de morgue qui règne chez IT concept. Je fais mine de compatir à son lamento. Elle suggère qu'on en tue un ou deux de plus, coincés du bulbe, pour détendre l'atmosphère. Je hoche mécaniquement la tête, le cerveau déjà reparti en cuisson lente. D'un coup, sans prévenir, un détail m'explose à la figure, façon pétard de Noel. Toute cette affaire devient d'un coup tout à fait lumineuse.

J'ai une dernière chose à faire pour assoir la vérité. Une fois faite, une heure plus tard, je décide de convier Thomas à un dernier tête-à-tête. Quand je lui révèle le nom du coupable, il se mordille la lèvre supérieure nerveusement. Puis il se lève et se dirige vers moi. Je ne suis pas trop sûr de ce que je dois faire, alors je tends la main vers l'intérieur de mon sac à dos où j'ai subtilement disposé mon taser.  M'étant jugé un peu léger avec ma bombe lacrymo lors de l'altercation de la péniche, j'ai opté pour le calibre supérieur. On ne sait jamais. Je suis prêt à expédier plusieurs dizaines de milliers de volts dans ses pectoraux s'il fait un pas de plus. Mais Thomas s'arrête devant moi pour me tendre une main amicale. 

-       Merci de m'avoir ouvert les yeux me dit-il. Je trouvais son comportement bizarre ces derniers temps, je comprends mieux pourquoi. Vanessa est tellement obnubilée par le fait que je plaise à sa famille, qu'elle a écarté ou tué tous mes rivaux pour que j'accède au poste de directeur commercial, ce qui aurait fait meilleur effet sur son papa, un ponte de l'industrie automobile. Elle est vraiment folle. Et dire qu'on essayait d'avoir un enfant ensemble. Merci Matt, je vous en dois une belle. Comment avez-vous su ?

-       Je savais qu'il s'agissait d'une femme, après le témoignage d'Anthony. Quand Isabelle m'a parlé de votre relation cachée avec la rrh au café tout à l'heure, j'ai eu le déclic. Une stagiaire vous a surpris ce matin avant que vous n'arriviez. Je me disais que Vanessa mâchait beaucoup de chewing-gums. En fait, c'est assez caractéristique des personnes qui viennent d'arrêter de fumer. J'ai analysé un papier autocollant que j'ai ramassé sur la péniche hier soir quand j'ai croisé l'assassin. La petite inscription PF20 a attiré mon attention. Je pensais à un pansement mais après quelques recherches, il s'avère que c'est une norme de patchs de nicotine. Elle n'a pas eu d'autre choix que de me l'avouer tout à l'heure. Cette jeune femme a un sourire trop beau pour être vrai. Sa conscience est torturée à cause de son enfance difficile, la faute à un père intransigeant. La cigarette lui permettait de contenir sa nervosité. Mais elle a décidé d'arrêter, parce qu'elle voulait enfanter. Elle était prête à tout pour que vous ayez ce poste et vous faire accepter de sa famille.

-       Mais au fait, pourquoi n'a-t-elle pas tué Anthony ? 

-       Parce qu'au début, elle n'avait pas l'intention de tuer. Elle faisait du chantage pour que vos rivaux démissionnent. Anthony a caché sous le tapis un passé dont il n'est pas fier, alors il a démissionné lui dis-je. Les 3 autres se sont montrés plus durs à manœuvrer, elle les a alors attirés dans un guet-apens sur cette vieille péniche sans propriétaire. Sous prétexte de discuter avec eux, elle les a assommés avec une pierre de la berge, avant de pousser les corps dans la cale. Le bateau puait la décomposition mais comme il n'y a pas de voisinage, personne ne s'en est plaint. 

Thomas se renseigne sur ce qui attend son ex-petite amie, je lui apprends que j'ai récolté ses aveux complets que je vais m'empresser de soumettre à la police. La suite du parcours se résume à un long séjour carcéral ou dans un institut psychiatrique.

J'ai encore une dernière chose à faire pour que cette journée soit une totale réussite. A 20H30 précise, je compose le numéro de Serena. Ma fille me répond au deuxième coup et me vilipende pour la forme. Au fond, elle souhaite comme moi que cette relation fonctionne, alors je m'emploie à la satisfaire et raccroche, vingt minutes plus tard. rasséréné  de ces échanges. Je peux enfin me tourner vers cette appétissante pièce de bœuf et ses pommes allumettes. J'ai décidé d'arroser ce festin d'un petit Bâtard Montrachet 1992. L'association est parfaite et je savoure ce délicieux moment tout en pensant qu'un autocollant a décidé du sort de cette affaire. Les choses tiennent parfois à peu.

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