les somambules

Fairouz Tou

Quatre personnages se retrouvent au milieu de nulle part . Ils ne savent rien d'eux même à part qu'ils sont là . Ils discutent de leur peurs et doutes

Personnages

Virendra

Orenda

Erigov

Litost

Un espace ouvert, quelques troncs d'arbres jonchant le sol. Une fumée âcre plonge le lieu dans une atmosphère surréelle. Orenda fait les cent pas. Virendra semble endormie. Erigov est adossé à un pilori, contemplant la brume épaisse, nul horizon. Litost est assis sur un petit roc, le dos tourné. Des silhouettes aux allures de somnambules traversent de temps à autre le décor.

Acte 1


Scène 1


Virendra

(Réveillée depuis quelques instants, regarde longuement ce qui l'entoure puis articule)

Où suis-je ?

Orenda

Tiens, je croyais qu'elle ne se réveillerait jamais.

Erigov

Elle parle notre langue, c'est déjà une bonne chose.

Orenda

Bonne ou mauvaise chose, tout est pareil ici. Rien n'est réjouissant.

 

Virendra

(Les observe perplexe puis rétorque sèchement)

Quelqu'un peut me dire où nous sommes ?


Orenda

(Un sourire narquois au coin des lèvres)

Excuse notre grossièreté petite, ici nous ne sommes pas doués pour les réponses.

Erigov

Nulle part.


Virendra

    On est toujours quelque part.


Litost

(Comme si la réponse de Virendra l'avait tiré d'un songe profond, il se tourne enfin vers les autres en esquissant un léger mouvement de tête)

Elle a raison, on est toujours quelque part, sinon on n'est pas !

Nous sommes quelque part dans l'infinitude de l'univers.

Orenda

Ne l'écoute pas. Il est parfaitement dissocié du monde qui l'entoure. Il vit dans sa tête et ça le réconforte.

Erigov

Qu'il nous fasse grâce de son charabia, ça n'a jamais rien résolu la causerie.

Orenda

Dis nous plutôt comment tu t'appelle petite ? (dit-elle en ricanant)

Virendra

Virendra.

Orenda

Charmant ! Moi c'est Orenda.

Erigov

Je suis Erigov.

Litost

Un nom comme un autre, je n'ai jamais compris pourquoi les hommes accordent tant d'importance aux noms, elle aurait pu s'appeler Spira ou Iwa ça n'aurait rien changé. Moi c'est Litost mais ça m'est égal que tu m'appelles autrement.

Orenda

(Feignant de ne pas entendre les propos de Litost)

La brume s'épaissit sans cesse, on ne voit presque plus rien.


Virendra

Depuis combien de temps suis-je ici ?

Orenda

(Lasseondulant ses boucles du bout du doigt)

Les questions quand, où, comment et pourquoi n'ont aucun sens ici. On est là, c'est tout ce que l'on sait. En tous cas, c'est ce qui se rapproche le plus de la réalité.

Litost

La réalité ! Qu'est ce qui est réel et qu'est ce qui ne l'est pas ? La réalité n'est qu'un mirage, une question de perception. Qui vous dit que ce que nous vivons là, à cet instant même est réel ?

Orenda

Je vous vois, je vous parle, je vous entends. Ça me semble assez réel tout ça. (Elle se tourne vers Erigov) : Qu'en penses-tu ?

Erigov

Assez philosophé ! Ce que j'en pense, c'est qu'il nous faut des solutions, du concret !


Orenda

La femme a dit qu'on risquait de ne pas revenir.

Litost

Revenir, suppose le regain d'un état premier bien déterminé. Ce qui n'est pas notre cas .

Ici, tout est équivalent. La probabilité qu'un événement se produise est égale à celle qu'il n'ait pas lieu. Le maitre-mot est :chaos ! (il vocifère en dévisageant les autres : C-h-a-o-s !)

Orenda

Qu'entends-tu par là ? Qu'ont doit rester ici indéfiniment, à analyser à quel point nous sommes foutus ?

Litost

Tout ce que je dis c'est qu'il faut patienter, essayer de réfléchir à toutes les possibilités avant de s'engouffrer quelque part.

Orenda

(Peinant à se contenir)

Dis-nous donc, maitre à penser : Tu réfléchis depuis quand ?

Litost

Je ne sais pas.


Orenda

(L'air amusé .Elle sait qu'elle a planté le clou, reste plus qu'à l'enfoncer)

Et pour combien de temps comptes-tu encore réfléchir ?

Litost

Le temps qu'il faudra.

Erigov

Saleté d'état stationnaire.

Virendra

Que veux-tu dire par ‘ état stationnaire ‘ ?

Orenda

Hier ou peut être bien avant-hier ou la semaine d'avant .Enfin je ne sais plus quand exactement, nous avons interpellé une femme.

Au début, elle ne voulait rien entendre, mais nous avons pu lui soutirer quelques mots. A quelques pas d'ici, se trouve une croisée de chemins, trois chemins pour être tout à fait exacte. Le premier se rétrécit au fur et à mesure qu'on y avance, le peu de personnes qui en sont revenues parlent d'une vraie tombe, on dit aussi que si on s'accroche, on finit par arriver quelque part.

(Virendra sursaute : et les autres ?)


Orenda

Le deuxième est un périple dont la neige et la canicule se disputent tout à tour les règnes. La chaire des revenants témoigne de calamités insoutenables .Comme le précédent, il est supposé mener quelque part. Quant au dernier sentier personne ne sait ce qu'il cache, aucun de ceux qui l'on choisit n'est revenu.

Virendra

Qu'avons-nous fait pour mériter de tels tourments?

Erigov

Le comble de l'ironie c'est que nous avons le choix, personne ne peut le nier !


Litost

Mais de quel choix tu parles ? Qu'est ce qu'être libre si l'on doit choisir entre tombe, enfer et inconnu ? C'est une illusion, rien d'autre qu'une illusion ! Les dès sont déjà jetés, on se débat vainement contre des ombres.

Virendra

Absurdités.

Litost

(vivement)

L'absurde, c'est ce que nous vivons.


Erigov

Ces philosophes, ils font du seau un puits !


Scène 3


Virendra


Tout compte fait, je trouve que cet état stationnaire n'est pas très mal. On parle, on peut même rire. Alors que si on prenait l'un de ces sentiers hideux, personne ne sais ce que l'on deviendrait. Qui sait, peut être finira-t-on en …

Orenda

(L'interrompt furtivement)

Pas un mot de plus, je t'en supplie. Chacun de nous sait pertinemment au fond de lui-même comment on risque de finir. Mais quand tu le prononces, ça devient possible, ce n'est plus un soupçon. Ça se métamorphose en créature infâme qui nous guettera et finira par nous pousser vers l'abime. (dit-elle d'un air abattu)

Litost

(En regardant Orenda)

Tu nages dans le déni, tu y es jusqu'au cou.


Orenda

(Affligée)

Je sais. Comment veux-tu que je vive autrement ?

Litost

(Saisit par un rire quinteux)

Par ce que tu appelles ça vivre ?

Erigov

(Fixant Virendra d'un regard vitreux, comme s'il ne la voyait pas réellement, ses yeux semblent scruter quelque chose au loin)

Toi qui veux rester ainsi. Regardes ces hommes et ces femmes qui passent. Te vois-tu ainsi ? Ils ont peut être ri au début ou peut être même ont-il fait l'amour, à deux, à trois à mille. Une fois, deux fois, mille fois. Et après ? Regarde les qui trainent ces corps-fardeaux. Leurs gestes mous, leurs chaires fétides, leur respiration embryonnaire m'inspirent un dégout ineffable. Ils ne se regardent plus, chimères entre deux mondes, ils ne sont déjà plus là. Pourtant ils s'accrochent à cet état végétatif où ils peuvent encore esquisser une forme de vie.


Acte 2


Scène 1


Litost

(S'adressant aux autres sur un ton de confidence)

Que craignez-vous le plus ?

Orenda

(Sans trop réfléchir)

La mort.

Litost

(Pensif)

Est-ce la fin qui t'angoisse, le fait de ne plus être ?

Ou est –ce la peur de ce qui adviendra de toi après ?

Virendra

Je ne sais pas, les deux peut-être. L'une ne va pas sans l'autre.

Erigov

(Regardant Litost d'un air doux, presque fraternel)

Moi c'est l'attente qui m'exaspère, elle me tue à petit feu.

Litost

Et la mort alors ? Ça ne te fait rien d'y penser ?

Erigov

Ça me dépasse, je trouve que c'est inutile d'y penser.

Litost

Tout peut être matière à réflexion, nulle pensée n'est inutile.

Erigov

Pour toi peut-être. Moi, je sais l'admettre quand les choses me dépassent. Je n'ai jamais eu la prétention de tout comprendre.


Litost

Moi c'est l'infini, ce gouffre me hante et me dévore. Je ne peux m'empêcher d'y pencher la tête le temps d'une seconde … Le vertige m'aspire, m'engloutit tout entier. Tout raisonnement s'estompe et soudain … un vide sourd et silencieux. (Il frémit)

 

Orenda

(Attendrie)

Pourquoi te fais-tu tant de mal, Litost ? Pauvre créature !


Scène 2

Virendra et Litost semblent avoir fait quelques pas pour s'éloigner des autres. Un décor nu sans arbres ni roches.

Virendra

Depuis que je suis ici, j'essaye de me souvenir d'où je viens, de ce que j'étais. Je voudrais remémorer une odeur, un lieu, une émotion. En vain. Un nuage noir s'immisce à chaque tentative. Ai-je réellement vécu un jour quelque part, ailleurs qu'ici ?

Litost

Tu n'es pas la seule, le passé m'est tout aussi impénétrable que le présent. Un revêtement mou et tenace m'empêche de percevoir les choses comme elles sont. Mes sens semblent plongés dans une grasse léthargie, comme si je n'existais qu'à moitié.

Virendra

Peut-être sommes-nous déjà morts ?

Litost

Peut-être bien, peut-être pas. Aucun moyen de le vérifier.


Scène 3

Les quatre se trouvent désormais à la croisée des chemins. Erigov les devance de quelques pas .

Erigov

Nous y voila.

Litost

Tu as choisi ?

Erigov

Je prends celui du milieu.

Litost

C'est lequel déjà ?

Erigov

Je ne sais pas et je ne veux pas savoir. Je veux juste prendre ce chemin et en finir.

Litost

Tu ne peux avoir raison ni tort, puisqu'ici tout est aléatoire. Puisse ce chemin être le bon.

Erigov

(Salue tout le monde de la main et se hâte vers le sentier obscur)

Orenda

J'espère qu'il s'en sortira.

Virendra

(Se rassit, lasse.)

Je croyais que tu l'accompagnerais.

Orenda

Pourquoi donc ?

Virendra

Je ne sais pas, je vous trouvais une certaine complicité. Tu le regardais tendrement, enfin je ne sais pas … Tu ne le regardais pas comme tu nous regardes moi et Litost.


Orenda

(Baisse la tête, gênée. Elle ne savait pas que Virendra avait intercepté les petits regards furtifs qu'elle se donnait tant de mal à cacher. Elle répond d'une petite voix, comme si elle parlait à elle-même)

Peut-être que j'aurais dû partir aussi.


Virendra

C'est à toi de voir.

(Un long silence)


Orenda

Il doit forcement y avoir une solution, une option que nous n'avons pas envisagée.

Virendra

Que sais-je ? Avez-vous essayé de marcher plus loin ?

Orenda

Comment crois-tu que je sois arrivée là ? J'ai marché, longtemps. Partout c'est pareil, on dirait que ce maudit décor s'étend à l'infini, le même, à quelques détails près. J'aurais juré ne pas avoir quitté ma place si je n'avais pas rencontré Erigov et Litost à quelques lieues d'ici.

Je croyais que j'allais périr seule dans cette immensité, un frisson me paralysait rien qu'en y pensant. Les marcheurs que je rencontrais puaient la putréfaction, je ne pouvais pas leur parler … Mes pieds cédaient chaque fois que je les voyais. Mon sang se glaçait, je devenais immobile.


 

Scène 4


Virendra

Dites, avez-vous déjà vu quelqu'un mourir ici ?

Orenda

Jamais.

Virendra

Vieillir alors ?

Orenda

Je ne fais pas très attention aux visages. Ce n'est pas quelque chose qui te préoccupe particulièrement quand tu es dans une situation comme la nôtre.

Virendra

Peut-on se donner la mort ?


Orenda

Sottise !

Virendra

Fait-il quelques fois noir ?

Orenda

Jamais

Virendra

Peut-être sommes-nous dans un songe ! On se réveillera peut-être ailleurs, comme nous nous sommes réveillés ici, sans le moindre souvenir.

Orenda

Possible, tout est possible.


Scène 5


Orenda

Ça fait un bout de temps qu'Erigov est parti. Je me demande ce qu'il est devenu.

Virendra

On ne le saura peut-être jamais. Mais lui au moins il a fait son choix.

Litost

(D'un ton moqueur)

Oui un choix, libre et éclairé. Ce qu'on est libres ici ! Libres à la suffocation. Tiens, je pense qu'on doit concevoir un nouveau vocabulaire, mieux adapté pour décrire la forme de vie que nous menons ici.

Virendra

Je préfère la mort à cette attente éternelle. A chaque instant, une partie de moi me quitte, je me consume, doucement .Je fonds, je coule puis m'évapore. Je ne serais déjà plus là si cet air lourd n'écrasait pas mes restes.

Litost

Ne sachant d'où je viens,

Ni ce que je deviens,

Entre ciel et terre

À la jetée de l'univers.

Larmes et os meublant l'infini.


Scène 6


Un homme passe. Virendra l'interpelle :

Si on s'engage dans un chemin, que l'on sache au moins ce qui nous y attend. Savez vous où mènent ces sentiers monsieur ?

Le passant

(Il répond machinalement, comme s'il avait entendu la question un millier de fois)

Celui de droite est l'enfer glacé. Celui du milieu est le chemin obscur, personne ne sais ce qu'il cache et celui de gauche se rétrécit indéfiniment (il se précicipite vers le brouillard, sans attendre une quelconque réaction).

Virendra

(Prend le chemin de gauche)

Que ma chaire épouse la pierre, je m'offre entière au tombeau.

Litost

Va petite, puissent tes douces boucles attendrir la roche.


 

Orenda et Litost observent Virendra, elle disparait peu à peu dans l'obscurité du sentier. Un long silence s'installe. Les deux sont assis côte à côte. Désormais il ne reste plus qu'eux, le silence est pesant. Ils se comprennent, les mêmes doutes les déchirent, les même questions, inutile de dire quoique ce soit.Il ne reste plus qu'eux.

Orenda

(Se tourne vers Litost)

Il y a quelque chose qui m'intrigue à ton propos.

Litost

Dis !


Orenda

J'ai remarqué à quel point les gens t'agacent, avec leurs causeries insensées. Pourquoi n'es-tu pas resté seul, quelque part dans cette immensité, loin de tout ?

Litost

(Réfléchis un peu, mais réponds d'une traite, comme s'il y avait déjà pensé et qu'il ne cherche que les mots pour cristalliser ses idées flottantes)

On a toujours besoin de se noyer quelque part, se fuir, pour oublier que l'on est toujours seul au fond, partout et quoiqu'on fasse.

On cherche à s'éviter par ce qu'on sait qu'on est le pire juge de soi-même.

Des fois on s'abandonne à la fanfare pour étouffer les voix qui nous rappellent que tout, y compris nous, est d'une écœurante banalité.

Alors on détourne le regard vers le vacarme, la foule, on y plonge tout entier, on se laisse aller… On est la foule, on est bien.

Qu'on le veuille ou non, on a besoin de l'autre pour prouver à nous même que l'on existe, sinon comment le saurions-nous ?

Orenda

(Stupéfaite)

Je n'ai jamais vu les choses ainsi, tu as probablement raison.


Litost

Il y a tant à penser pour un seul être en l'espace d'une vie. Qui sait, peut-être aurons nous tout le loisir de penser à tout ici, à deux.

Un sourire niais anime les quatre lèvres. Ils regardent au loin le brouillard fumant, bientôt il les enveloppera d'une légèreté indolente.

 

Fin


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