L'Esclave d'Or

My Martin

Les étoiles me scintillent

Friedrich Nietzsche     1844-1900. Ainsi parlait Zarathoustra (1883).

atteint de maladie mentale en 1889 jusqu'à sa mort en 1900


Je ne pourrais croire qu'à un Dieu qui saurait danser.

Et lorsque je vis mon démon, je le trouvai sérieux, grave, profond et solennel : c'était l'esprit de lourdeur, — c'est par lui que tombent toutes choses.

Ce n'est pas par la colère, mais par le rire que l'on tue. En avant, tuons l'esprit de lourdeur !


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Vaslav Nijinski                     Kiev, 1889 - Londres, 1950                       61 ans

né à Kiev le 28 février 1889 et mort le 8 avril 1950 à Londres, danseur et chorégraphe russe d'origine polonaise.


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1899. Nijinski naît à Kiev d'une lignée de danseurs d'origine polonaise. Frère et sœur,


Stanislav -Stassik- 1886-1918 ; tombé d'une fenêtre, il perd la raison. Interné dans un hôpital psychiatrique.


Bronislava 1891-1972, danseuse et chorégraphe. Elle travaille pour de célèbres compagnies dans le monde -Grand Ballet du marquis de Cuevas, Royal Ballet de Londres. Elle fonde et dirige des écoles, propage les enseignements de son frère et contribue ainsi à l'essor de la danse classique.  

Le premier Boléro (Ravel) pour la compagnie d'Ida Rubinstein, en 1928. Idée de monter la danseuse sur la table -reprise par Maurice Béjart. Une fille Irina, 1931-1991


Danseurs, ses parents sont les premiers professeurs de Nijinski.

Thomas -le père  1862-1912-, dont la maîtresse est enceinte, abandonne la famille -Nijinski a sept ans.

La mère Eleonora Bereda 1856-1932 emmène ses enfants à Saint-Petersbourg.

A l'âge de neuf ans, Nijinski -quoique sa taille soit en-dessous de la moyenne- entre à l'Ecole impériale du ballet qui a formé Michel Fokine, Anna Pavlova, Tamara Karsinova, George Balanchine.

Exceptionnellement doué, Nijinski est un prodige. Il se distingue par l'exceptionnelle envolée de ses sauts. A quinze ans, étoile. A seize ans, célèbre.

Diplômé en 1917 -18 ans-, il intègre le Ballet impérial de Saint-Petersbourg, directement coryphée -courts rôles de soliste.

Engagé au Ballet du Théâtre Mariiski (Saint-Petersbourg) dès 1905, il devient la partenaire des premières ballerines de l'époque, Anna Pavlova et Tamara Karsavina. Il obtient rapidement des rôles de soliste.


A cette époque en Russie, le commerce sexuel est pratique courante chez les danseurs ; Nijinski -encouragé par sa mère à la recherche de financement- est présenté au prince Pavel Dmitrievitch Lvov  1861-Paris, 1925. Il devient son amant et mécène. Lvov se lasse rapidement de Nijinski (19 ans) et le met en relation en 1908 avec l'impresario Serge de Diaghilev 1872-Venise, 1929. Nouvel amant.

De la dépendance par rapport à sa mère, Nijinski passe à celle de Lvov, puis Diaghilev. Abus sexuels ?

Diaghilev -35 ans-, l'une des plus influentes personnalités de l'art à Saint-Petersbourg, est utile à Lvov.


Organisateur de spectacles, critique d'art, impresario. Chez les Ballets Russes, danse et musique sont créées ensemble, le ballet est un art total.

Le folklore russe version spectaculaire -exotisme, érotisme- assure le succès.

L'ère du spectacle. Jusque-là, les artistes créent des œuvres personnelles, dans une seule discipline. Au tournant du siècle, les artistes se rassemblent autour d'un imprésario, d'un théâtre, ou d'une compagnie et créent des œuvres à plusieurs mains.

Fédérer peintres, danseurs, compositeurs, poètes. Accorder une égale importance à la chorégraphie, au décor, à la partition, à l'exécution.


Michel Fokine  1880-New York, 1942.

Le ballet doit être considéré sur un pied d'égalité avec les autres arts, musique et peinture, et s'allier avec eux pour créer une unité.  

La danse doit être expressive, elle ne doit jamais dégénérer en exercices de gymnastique. Elle doit traduire l'état d'âme et les sentiments des acteurs.


Chorégraphies de Michel Fokine, Vaslav Nijinski ou George Balanchine. Décors et costumes, réalisés par Pablo Picasso, Léon Bakst, Sonia Delaunay, Marie Laurencin, ...

Des compositeurs écrivent des œuvres originales : Maurice Ravel (Daphnis et Chloé), Claude Debussy (Jeux), Igor Stravinski (L'Oiseau de feu, Petrouchka, Le Sacre du Printemps), Manuel de Falla (Le Tricorne), Francis Poulenc (Les Biches).

Aussi des reprises, partitions de Nikolaï Rimski-Korsakov, Nicolas Tcherepnine ou Frédéric Chopin.


Serge de Diaghilev fait appel à Léon Bakst, artiste-peintre qui crée pour les Ballets Russes des décors et costumes d'exception. Il rompt avec la tradition du justaucorps et du jupon. Les corps se dénudent, s'exposent. Les couleurs sont chatoyantes.


Serge Diaghilev, en 1895.  

En premier lieu, je suis un grand charlatan, mais brillant dans le genre ; en second lieu, je suis un grand charmeur, en troisième lieu, un grand pitre ; en quatrième lieu, je suis quelqu'un qui a beaucoup de logique et très peu de principes.          


Diaghilev engage Nijinski -contrat permanent solo.


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Danseur étoile des Ballets Russes, Nijinski est avec Michel Fokine -Les Sylphides, Carnaval, Shéhérazade- , le brillant maître d'œuvre de la rénovation du ballet classique.


1909. Tournée à Paris, dont le succès permet à Diaghilev d'instaurer une compagnie permanente.

18 mai 1909. Deux semaines de travail acharné au Théâtre du Châtelet.

Fabuleux saut de Nijinski (20 ans) -vêtu par Benois à la manière de Vestris dans le Pavillon d'Armide-, pirouettes, brisés-volés, entrechats-dix, triples tours en l'air.

L'Oiseau bleu -extrait de La Belle au bois dormant. La lezghinka -danse géorgienne- du Festin -suite d'extraits de ballets et de divertissements d'opéra.

2 juin 1909. Cléopâtre. Le Festin (Michel Fokine) -pas de trois, extrait des Sylphides.

Carnaval. Chorégraphie de Michel Fokine, musique de Robert Schumann.


1910. Saison donnée à l'Opéra de Paris.

Giselle. Chorégraphie de Jules Perrot, musique d'Adolphe Adam. Nijinski interprète le rôle du prince Albert. Tamara Karsavina, celui de Giselle.


Shéhérazade. L'Esclave noir, le favori. L'Esclave d'Or, voluptueux, félin. Perverse esthétique fin de siècle : exotisme, androgynie, violence, servitude. Chorégraphie de Michel Fokine, musique de Nikilaï Rimski-Kirsakov, décor de Léon Bakst.

Au Mariinski de Saint-Petersbourg et à Paris, Nijinski (21 ans) porte le costume de Benois sans le sous-vêtement habituel, "les tonnelets". Sexe libre. Indécence. A Saint-Petersbourg, l'impératrice mère est choquée. En 1911, Nijinski est exclu des théâtres impériaux et quitte définitivement la Russie -il n'a jamais apprécié l'emploi, conventionnel, de prince du répertoire.

Triomphe à travers l'Europe. Les Ballets Russes de Diaghilev sont le foyer de sa créativité.

   

1911. Le Spectre de la rose. Dansé par Nijinski et Tamara Karsavina. Chorégraphie de Michel Fokine, musique de Carl Maria von Weber et Hector Berlioz.

À la fin, Nijinski en un saut prodigieux, bondit par une fenêtre.


1911. Petrouchka. Chorégraphie de Michel Fokine, musique d'Igor Stravinski, décor et costumes de Benois.


Le Spectre de la rose et Petrouchka, les deux sommets de la carrière de danseur de Nijinski, qui prend des libertés avec la chorégraphie de Michel Foukine.


L'exotique Dieu bleu. Chorégraphie de Michel Fokine, musique de Reynaldo Hahn, argument de Jean Cocteau et Federico de Madrazo, décor et costumes de Léon Bakst.


Théâtre du Châtelet, 06 06 1911. Narcisse

Chorégraphie de Michel Fokine, musique de Nicolas Tcherepnine, costumes de Léon Bakst

Carnaval (l'Arlequin), Les Orientales (Kobold), ...


Le XIXe siècle a été le moment de gloire de la ballerine, la diva -telles Anna Pavlova 1881-1931, plus tard Maïa Plissetskaïa 1925-2015.

Nijinski : morphologie étrange, transfiguration sur scène. Viril, androgyne, métamorphose corporelle et spirituelle.

Musculature extraordinaire, corps athlétique. Doux, ambivalent. Il s'impose au premier plan.


Il apporte un soin extrême à son maquillage, au port de ses costumes.


Tamara Karsavina.

Nijinski vole au-dessus de toute la largeur de la scène avec un grand assemblé entrechat-dix   ... il semble rester suspendu en l'air     ... il vole en diagonale sur toute la scène  ... il se catapulte vers les hauteurs avec un sissonne soubresaut, le corps arqué en arrière, planant dans les airs.


Nijinski a une réputation sulfureuse, en raison de sa relation ouverte avec Diaghilev et des rôles sexualisés, androgynes que lui confie Fokine.


Aucune captation -films- des spectacles de Nijinski.

Interdiction de Diaghilev.

ou Nijinski refuse que ses œuvres soient filmées, il craint l'épreuve du temps. Laisser ses ballets avec leur aura mythique, vus à travers les regards du public de l'époque. Le danseur accepte les photographes -plus de dix mille sont répertoriées.

Nombreuses photographies par le baron Adolf Gayne de Meyer 1868-1946, d'origine allemande.

Photographies précises : poses, maquillages, costumes, reconstitution des principaux tableaux des ballets.


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1912-1913. Nijinski (23 ans) chorégraphie trois ballets révolutionnaires, vers la modernité. Scandale.


29 mai 1912. L'Après-midi d'un faune. Musique de Debussy (antérieure au ballet), Prélude à l'après-midi d'un faune, inspiré d'un poème -églogue, court poème pastoral ou champêtre- de Stéphane Mallarmé (1876). Décors très marqués de Léon Bakst.


   Le Faune :

   Ces nymphes, je les veux perpétuer.


   Si clair,

   Leur incarnat léger, qu'il voltige dans l'air

   Assoupi de sommeils touffus.


   Aimai-je un rêve ?

   ...


 Diaghilev se démène pour que Nijinski réalise son rêve. Il choisit la musique de Debussy. Nijinski la trouve faible, par rapport à la gestuelle animale qu'il imagine pour son ballet. Debussy se fait prier, avant d'accepter que sa musique -1897, mal accueillie lors de sa première exécution en public- soit utilisée pour une chorégraphie.


L'Après-midi d'un faune, ballet de onze minutes, nécessite une centaine d'heures de répétition. Nijinski se heurte à l'incompréhension de ses danseurs. Rester statiques, parfois même pendant plusieurs mesures. Danser de profil. Tournoyer autour de Nijinski, simples ornements.

La chorégraphie est suggestive, révolutionnaire. Mouvements anguleux, particulière gestuelle des bras et des mains. Espace sans profondeur, ni perspective.

Mouvement épuré, revenir à la marche. Chercher la sensation plutôt que les sauts et la performance.

Choix esthétique autant que moral, caractère sexuel du ballet.

Pas de saut acrobatique, pas de gracieuses ballerines qui s'élèvent vers le ciel. Le corps parle, sensualité érotique, trouble. La danse n'est pas un divertissement pour soirée mondaine -voir et être vu-, mais un art à part entière.


L'Après-midi d'un Faune est noté avec soin par Nijinski, selon la notation Stepanov (qui a servi à La Belle au bois dormant), puis est retranscrit en notation Laban.


Ballet "peu dansant".


Nijinski.

Je ne suis pas un sauteur, je suis un artiste.


Le rideau s'ouvre. Nijinski, dos au public. Allongé dans une grotte, joue de la flûte. Un seul saut, il est Faune. Dérangeant costume avec des taches noires, passementerie noire sur le bas-ventre, courte queue. Cornes, oreilles en pointe, yeux en amande.

Les nymphes dansent. L'une se dévêtit, abandonne son voile, s'enfuit. Rire effrayant. Le Faune ramasse l'étoffe, l'étend sur le sol, la sent. La main glisse vers le bas-ventre. Il ferme les yeux. Volupté.


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1912. Auguste Rodin    1840-1917  assiste à L'Après-midi d'un Faune. Il défend le ballet dans la presse.


Rodin ne sculpte pas -à la différence de Camille Claudel, taille directe-, il modèle la glaise. Puis des praticiens prennent des repères sur l'œuvre et sculptent, la transposent en marbre.


En 1891, la Société des Gens de Lettres passe une commande à Rodin, pour une statue de Balzac. Rodin étudie la documentation, les photographies, portraits. Il recherche un modèle ressemblant -visage, corpulence, embonpoint. L'homme pose nu. Rodin étudie l'attitude, l'équilibre, les bras croisés. Puis il enveloppe l'ébauche d'un manteau -Balzac travaillait en robe de chambre blanche de dominicain. 1891-1897, six années de travail. Présentation publique, violentes réactions : "un phoque". La statue est refusée, Rodin n'est pas payé.


Paris, 1903. La danseuse américaine Isadora Duncan   1877-Nice, 1927  raconte  : elle est nue, Rodin passe la main sur son corps. Sentir, s'imprégner de la vie, de la réalité. Puis il prend une motte de terre et forme un sein.


Les modèles de Rodin ne posent pas immobiles. Ils se déplacent, bougent normalement dans l'atelier. Rodin observe, dessine.  


Voir la statue "Iris, messagère des Dieux - Figure volante - Éternel tunnel" : une femme, jambes écartées, sexe ouvert, tient de sa main droite son pied droit. La statue évoque "L'Origine du monde" de Gustave Courbet. Les mouvements de danse du French Cancan, l'écartèlement de la gymnaste.


Rodin est subjugué par la sensualité de Nijinski, lui demande de poser. Il accepte, pose nu.

Matinée de travail, déjeuner arrosé, sieste. Diaghilev survient, découvre Nijinski dans les bras de Rodin, enlacés sur le divan de l'atelier. Il accuse Rodin (72 ans) d'avoir abusé de Nijinski (23 ans). Le sculpteur s'en défend. Diaghilev interdit à son amant de continuer à poser.


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1913. Jeux. Musique de Debussy (première commande pour les Ballets Russes). Le 15 mai 1913 au théâtre des Champs-Élysées à Paris, par Vaslav Nijinski, Tamara Karsavina et Ludmila Schollar. Chorégraphie de Vaslav Nijinski, des décors et costumes de Léon Bakst.

La pièce mélange technique de pointe et pieds parallèles, mouvements académiques et plus modernes, inspirés du tennis ou du golf.

Dans un parc, au crépuscule, une balle de tennis s'est égarée ; un jeune homme puis deux jeunes filles s'empressent à la rechercher ; la nuit est tiède, le ciel est baigné de douces clartés. Baisers, jeux sexuels. Mais le charme est rompu par une balle de tennis jetée par une main malicieuse. Surpris et effrayés, le jeune homme et les filles disparaissent dans les profondeurs du parc nocturne.

Debussy, le compositeur de Jeux et de L'Après-midi d'un faune, n'aime pas les deux ballets. Ni la critique, ni le public. Jeux n'a pas été noté et n'a pas survécu.


1913, Paris, Théâtre des Champs-Elysées. Le Sacre du Printemps. Décors et costumes de Nicolas Roerich.

Musique de Stravinski. Rythmes et harmonies déconstruits.

La musique de Stravinski rompt avec le passé par son abandon du lyrisme et un certain archaïsme, celui du passé païen de la Russie. Il explore un monde musical nouveau, sauvage et cruel, savamment construit.

L'ouverture du Sacre : on pense au Prélude à l'Après-midi d'un faune de Debussy (que Nijinski danse un an avant la création du Sacre) dans lequel un solo de flûte lève le rideau. Stravinski fait commencer l'œuvre sur un solo de basson, dans son registre le plus aigu, au son tendu. Le solo est répété de nombreuses fois, avec une voix supplémentaire à chaque répétition.

Nouveaux rythmes, à un, deux, trois et cinq temps. Inhabituel pour la musique occidentale, encore plus pour la musique de ballet. Hommage à la musique folklorique slave.


Nijinski (24 ans) et Stravinski (31 ans) travaillent difficilement ensemble. Diaghilev s'interpose.

Stravinski est agressif, il reproche à Nijinski « son ignorance des notions les plus élémentaires de la musique. »


Nijinski.

Igor m'exaspère. Avec tout le respect que j'ai pour lui en tant que musicien, et cela fait des années que nous sommes amis, mais nous perdons tellement de temps, parce que Stravinski s'imagine qu'il est le seul à s'y connaître en musique. Lorsqu'il travaille avec moi, il m'explique la valeur des noires, des blanches, des croches et des demi-croches, comme si je n'avais jamais étudié la musique.


Sous-titré « Tableaux de la Russie païenne », Le Sacre du Printemps se déroule en deux parties, sans véritable histoire ni intrigue : « L'Adoration de la terre » puis « Le Sacrifice ».

Le rite païen célèbre l'arrivée du printemps en Russie. Une jeune adolescente est sacrifiée pour remercier les dieux.

Les danseurs sont penchés, voûtés, de profil, pieds en-dedans. Gestes saccadés, mains désarticulées. Tantôt des pantins désarticulés, tantôt des créatures primitives d'apparence bestiale.

A la première du Sacre du Printemps, le public hurle, les danseurs n'entendent plus l'orchestre, Nijinski leur crie les comptes -mouvements- depuis les coulisses. Des spectateurs sont payés pour applaudir, ce qui déclenche la réaction des opposants ? Tumulte organisé par Diaghilev ?

Stravinski se réfugie dans les coulisses.

1913. Stravinski s'indigne : J'ai quitté la salle dès les premières mesures du prélude, qui tout de suite soulevèrent des rires et des moqueries. J'en fus révolté. Ces manifestations d'abord isolées, devinrent bientôt générales et provoquant d'autre part des contre-manifestations, se transformèrent très vite en un vacarme épouvantable.


Diaghilev allume et éteint la lumière de la salle pour tenter de calmer le public déchaîné.

Sacrifice humain, vieillards souffreteux. Les chroniqueurs se moquent d'une sauvage « danse des Caraïbes » où l'on rampe « à la manière des phoques ». L'œuvre est rebaptisée « Massacre du Printemps ».

L'équivalent pour la danse de la bataille d'Hernani (drame romantique, 25 février 1830. Victor Hugo) pour le théâtre.

La police intervient. La célébrité est assurée.

 Le ballet est oublié jusqu'en 1955 -travail de reconstitution de Robert Joffrey, directeur de ballet, avec Millicent Hodson et Kenneth Archer.


Dépassés, le ballet académique, les cinq positions des bras et des jambes, l'en-dehors, l'harmonie, la grâce. Aux côtés d'Isadora Duncan ou de Mary Wigman, Nijinski fait entrer la danse dans le XXe siècle.

Le Sacre du Printemps inspire les chorégraphes du XXe siècle -Maurice Béjart, John Neumeier, Pina Bausch, Mats Ek.


L'instauration du Sacre du Printemps en acte fondateur de la modernité en danse ? Vision rétrospective, appuyée sur le destin fulgurant de Nijinski ? Des tendances souterraines traversent le travail des chorégraphes au début du XXe siècle. Quelles réelles innovations dans ce ballet ? (Diaghilev) Nijinski l'Ambigu a-t-il voulu réformer de l'intérieur la danse classique, rompre avec son langage ?


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Nijinski est inadapté à la vie sociale. Il rayonne sur scène ; dans la vie courante, il ne le participe pas aux conversations, ne sait que dire. Cette difficulté à communiquer entrave son activité de chorégraphe.


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La relation entre Nijinski et Diaghilev se détériore. Diaghilev s'éloigne de Nijinski, en tant qu'artiste. Il confie la chorégraphie de La Légende de Joseph -musique de Richard Strauss- à Michel Fokine, rival de Nijinski.


Juillet 1913. Les Ballets Russes -sans Diaghilev- embarquent pour une tournée en Amérique du Sud. Romola de Pulszky -Budapest, 1891-Paris, 1978, jeune aristocrate hongroise de vingt-deux ans, est à bord. Elle a vu danser Nijinski en 1912 et décide de l'épouser. Elle est attachée à la compagnie. Elle parle brièvement à Nijinski (24 ans) qui la demande en mariage. L'union est célébrée à Buenos Aires deux semaines plus tard.


Au cours de la tournée, Nijinski (24 ans), à plusieurs reprises, frôle l'accident -hasard ou malveillance. Divers matériels techniques tombent des cintres. Nijinski sort ébranlé nerveusement de ces épreuves.


1914. Dévasté par la nouvelle du mariage, Diaghilev renvoie Nijinski (25 ans) de la compagnie. Le danseur est plongé dans un monde dont il a toujours été protégé.

En tant qu'artiste d'avant-garde, Nijinski a besoin des Ballets Russes pour s'exprimer. Sa personnalité, ses difficultés, l'empêchent de diriger sa propre compagnie. Difficulté pour transmettre ses instructions aux danseurs, maîtriser la langue (polonais, russe, anglais).


A Londres, il tente de monter une saison de ballet avec une compagnie de dix-sept danseurs. Surmené, il tombe malade. Les représentations sont annulées.


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1914. La Première Guerre mondiale éclate. Nijinski (25 ans) et Romola sont à Budapest, dans la famille de Romola, après la naissance de leur fille Kyra. Les autorités hongroises déclarent Nijinski prisonnier de guerre.

Nijinski est assigné à résidence chez sa belle-mère pendant un an et demi. Il ne danse pas, met au point un système de notation chorégraphique. L'Après-midi d'un faune est le premier ballet du XXe siècle entièrement noté.


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Interventions diplomatiques. Libéré en 1916, Nijinski est appelé par Diaghilev pour participer à une saison new-yorkaise au Metropolitan Opera House. Le directeur du conseil d'administration confie la direction de la compagnie, non à Diaghilev, mais à Nijinski. Sous l'influence de membres de la compagnie, Nijinski adopte les enseignements de Tolstoï : il devient végétarien, prêche la non-violence, la chasteté dans le mariage. Il pratique le casting démocratique, attribue les rôles principaux à des danseurs moins connus.

23 octobre 1916. Nijinski (27 ans) présente à New York son dernier ouvrage, Till Eulenspiegel - Till l'Espiègle-, musique de Richard Strauss, décors de Robert Edmond Jones.


L'échec de la tournée faut perdre 250 000 dollars au Metropolitan Opera.


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Septembre 1917. Nijinski (28 ans) se produit avec le pianiste Arthur Rubinstein 1887-1982  à Montevideo. Nijinski retarde son entrée en scène, jusqu'au-delà de minuit. Il est "plus triste que lorsqu'il dansait la mort de Petrouchka". Rubinstein éclate en sanglots. Dernière performance publique de Nijinski -28 ans.


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Janvier 1919. Nijinski et sa famille s'installent à Saint-Moritz. Nijinski projette de retourner en Russie pour y fonder une école et un Théâtre de la Danse. Il note ses ballets.  


Deux filles. Kyra Nijinski   1914-1998. Danseuse de ballet d'origine polonaise et hongroise. Un fils, Vaslav Markevitch. Avec Tamara, héritier de Nijinski.


Tamara Nijinskaya  1920-2021. A l'origine en 1991 de la Fondation Vaslav et Romola Nijinski.


Le danseur s'enferme la nuit dans son studio, dessine des formes circulaires, des yeux rouges et noirs. Il est mutique, en proie à des accès de violence à l'égard de Romola.


Nijinski commence la rédaction de son journal, qu'il achève le 4 mars 1919 en six semaines. Ses Cahiers -que personne ne doit lire- où alternent incohérences et éclairs de génie. Sexualité, bestialité, phrases irrévérencieuses envers Romola -infidélité avec le médecin. Anecdotes, souvenirs, jugements, philosophie de vie, hallucinations mystiques.

Les Cahiers sont retrouvés bien des années plus tard, dans une valise oubliée.


Je cacherai tous mes cahiers, car les gens n'aiment pas la vérité.


Je suis Dieu.  ...  Le clown de Dieu.    ...   Je suis le sang du Christ.   ... Je suis le Dieu qui meurt quand il n'​est pas aimé.   ...   Je suis Dieu en l'homme.   ... Je suis ce que le Christ ressentait.   ... Je suis le Bouddha.   ...


Je sens que la Terre étouffe, c'est pourquoi je prie tout le monde d'abandonner les usines et de m'écouter. Je sais ce qu'il faut pour sauver la Terre. Je sais chauffer un poêle, c'est pourquoi je saurai réchauffer la Terre.


Ma folie, c'est mon amour envers l'humanité. Sans fortune, sans le désir d'en posséder, je n'ai besoin que d'amour.


Les étoiles me scintillent.


Je n'ai pas peur de tomber. Donc je ne tomberai pas.


Nijinski a trente ans. Sa santé mentale chancelle -son frère aîné a été interné. Il souffre d'hallucinations. En mars 1919, le psychiatre de Zurich Eugen Bleuler     1857-1939   lui diagnostique des symptômes de "schizophrénie mystique".

Nijinski alterne les traitements à l'hôpital psychiatrique de Kreuzlingen, près de Zurich.


19 janvier 1919. Lors d'une soirée de bienfaisance à l'Hôtel Suvretta -Saint-Moritz-, Nijinski (30 ans) improvise un solo, « il danse la guerre ». Des corps étendus à terre, l'horreur, a boucherie de la guerre. Il se fige, regarde fixement les spectateurs.

Pas de notation ni photographies, public d'une centaine de personnes.


Lors de séjours à Londres (1922) et à Paris (1924 et 1929), Nijinski assiste, absent, à des représentations des Ballets Russes.


Départ pour Zurich. Sanatorium de Bellevue, luxueux. L'état de Nijinski se détériore rapidement.


Sanatorium en Suisse. Au cours d'une visite que lui rend Serge Lifar -danseur et chorégraphe, 1905-1986- en juin 1939, Nijinski (50 ans) une réaction, en entendant la musique du Spectre de la rose - Invitation à la danse de Carl Maria von Weber, orchestrée par Hector Berlioz.

Un saut, un seul.


Nijinski vit trente ans dans différentes institutions, subit des traitements parfois pires que son mal. Des périodes entrecoupées de moments, durant lesquels il tentait de créer de nouvelles chorégraphies.


La Seconde Guerre mondiale contraint les Nijinski à quitter la Suisse et à s'exiler en Hongrie pour échapper aux Nazis.

En 1945, la Hongrie entre à son tour dans la guerre. La famille passe par l'Autriche avant de gagner Londres. Nijinski a 56 ans.

Affection rénale. Le « Clown de Dieu » -ballet créé par Maurice Béjart en 1971- s'éteint peu de temps après, un Vendredi Saint -le 8 avril 1950. Âgé de 61 ans.


Vaslav Nijinski repose avec Romola, au cimetière de Montmartre à Paris.


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Fille cadette de Nijinski, Tamara Nijinskaya  1920-Tucson, Arizona, 2021.  

Tamara Nijinski laisse une fille unique, Kinga, qui réside à Tucson. Le mandataire de la succession est Nijinski Christian Lvowski.


Tamara n'a perçu aucune somme sur le travail de son père (noms des œuvres cependant déposés).


Millicent Hodson -chorégraphe et historienne de la danse américaine-

et Kenneth Archer -historien de l'art anglais.

1987, Joffrey Ballet, Los Angeles. Les deux spécialistes ont analysé la documentation disponible (photographies, ...) et au terme d'un travail approfondi -15 ans-, "reconstitué" Le Sacre du Printemps. Présenté -contre rémunération- avec succès, partout dans le monde. Fondé sur le nom de Nijinski pour la publicité.

Le danseur n'a pas noté sa chorégraphie, les chercheurs estiment que leur “reconstitution” est leur seule propriété.

Aussi "reconstitutions" de Jeux -chorégraphie de Nijinski, créée à Paris en mai 1913.  Till l'Espiègle, créé à New York en 1916.

Projet pour "reconstituer" le concert dansé de Saint Moritz -aucunes photographies.


La chorégraphe Dominique Brun a étudié de nouvelles sources -les archives relatives à Nijinski sont dispersées, nouvelle reconstitution du Sacre à Paris.

Elle a remonté les postures dites de profil par le Faune lascif et la transe sacrificielle du Sacre du Printemps.

Paris, 2013. Le Sacre du Printemps -créé en 1913. Bouleversée, Tamara -93 ans- est présente. Pour la première fois, avec Vaslav Markevitch, elle perçoit des droits.


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Paris, cimetière de Montmartre.

La tombe de Nijinski est ornée d'une statue par Oleg Abaziev.

Le danseur est assis, mélancolique, le menton dans la main, dans le costume de Petrouchka.    


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1911. Ballet Petrouchka.

13 juin 1911, Théâtre du Châtelet à Paris, Ballets Russes. Petrouchka, sous-titré "Scènes burlesques en quatre tableaux". Musique par Igor Stravinski. Livret par Alexandre Benois et Igor Stravinski.

Chorégraphie de Michel Fokine.

Alexandre Benois, directeur artistique, auteur des décors et des costumes. Nijinski (22 ans) : le costume de Petrouchka est dans la convention stylistique de Pierrot, avec un haut blanc, un pantalon noir, des bottes bleues, un chapeau noir et blanc, des moufles noires.

Visage schématisé. Pieds en-dedans.


La foule se presse à la foire. Au milieu des attractions, un magicien joue de la flûte et donne vie à trois pantins, Petrouchka, la Ballerine et le Maure.

Après le spectacle, les trois poupées retournent à leur vie de simples pantins, reclus dans le castelet. Dans sa cellule, Petrouchka se lamente sur son sort, que seul adoucit son amour pour la Ballerine. Mais elle le rejette.

La Ballerine danse, cherche à séduire le Maure. Petrouchka, jaloux, tente d'attaquer le Maure qui le chasse dehors.

La fête populaire bat son plein. Petrouchka surgit, poursuivi par le Maure, qui le tue. Le magicien cherche à calmer le public : Petrouchka est un pantin de bois, d'étoffe, de paille. La foule se disperse, La place est vide.

Le fantôme de Petrouchka apparaît. Ses pleurs sont des cris de colère. Le vieux mage aperçoit le fantôme de Petrouchka et s'enfuit, apeuré.


Où s'arrête la réalité, où commence le rêve ?


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