Lettre à toi

ysabelle

Cher toi,

Une envie de reprendre la plume.  Tu sais, comme lorsque il y a vingt ans, nous étions encore poètes. L’encre a toujours été l’épanchement de mon cœur.  Un débordement qui s’écoule ailleurs que par les yeux.  Dans cette société où tout va toujours de plus en plus vite, où les émotions se communiquent à l’instant où elles naissent, plus rien n’a le temps de mûrir, plus rien ne vieillit, plus rien ne perdure.  Il reste juste la seconde, puis celle d’après, où tout bascule. Et les gens ne ressentent plus rien… en profondeur.

La lettre, la bonne vieille lettre au papier jauni, celle qu’on aime savoir dans une poche du portefeuille ou dans une boîte à cigares au fond d’une garde robe.  Tu te rappelles, les mots d’enfants, les dessins, un parfum vaporisé sur une enveloppe.  Les mots avaient des sens à l’époque.  On pouvait toucher le papier, le respirer, le dessin de l’écriture nous était familier et rassurant.  On le serrait contre son cœur, on le roulait en boule de rage et il valsait parfois à la poubelle.  Mais toutes ces petites touches, ces phrases, tout était une photographie de cette seconde, celle où tout bascule : La Seconde.  Alors elle restait figée, elle se distillait, elle prenait racine, elle germait à l’intérieur.  Et son reflet parvenait au regard, dans les gestes, dans une parole, dans un façon d’entendre, de voir, d’aimer ou d’ignorer.  La seconde faisait partie de nous-mêmes au lieu d’effleurer le temps.

Je suis la première victime de cette modernité.  Le texto.  Ces bulles qui explosent au bout de mes doigts et qui font mouche.  Elles touchent, mais trop vite et trop juste, dans une métaphore inaccessible et éphémère. Ce ne sont que des éclats ces textos, des petits morceaux de rien du tout, des miettes, des grains de sable dont il faut que je m’affranchisse.  Ce n’est pas le langage des sentiments, c’est un langage pratique.  N’oublie pas les carottes, je serai là à dix heures, ne m’attends pas.  Bien loin de mes haïkus de fortune.

Retour à la plume donc.

J’écoute mon stylo qui glisse et accroche un peu, une légère griffe, une morsure sur une feuille blanche et j’aime.  J’aime la lenteur qu’il faut rendre aux idées qui volent, la structure et le cheminement qu’il faut leur apporter pour leur donner une signification.  Je rêve alors d’une missive où tout serait dit, où je me serais couchée à fleur de mots. Mais les pensées sont trop vivaces pour être arrêtées et si quelques unes arrivent à être capturées, il n’en est rien de toutes celles qui leur succèdent.  Pourtant l’une ou l’autre… un début, ce serait déjà tellement.

Pourquoi Toi me diras-tu ?  Parce que tu es mon choix.  Parce que de toutes, tu es la personne à qui mes pensées parlent.  Combien de fois, dis-moi, as-tu perçu l’écho d’une voix bloquée dans ma gorge ?  Combien de fois as-tu senti l’étouffement qui l’accompagne ? Et ne rien pouvoir faire car à l’inexprimé l’inexprimable.  Joindre le geste à la parole. Répondre à la parole par le geste.  D’un geste initier la parole. Quel bouillonnement, quel fourmillement, quel bourdonnement tout ce qui se partage entre mon cœur, ma tête et mes sens.  Un début, ce serait déjà tellement.

Par où commencer ?  C’est la question que maintenant je me pose. Dans quel ordre, qu’est-ce qui pourrait être l’origine, ce par quoi tout s’explique ?  Dois-je parler de moi ou de ce qui m’entoure et qui fait ce que je suis ?  De toute manière, est-ce possible de définir ? Et comme dirait notre bon vieux Wilde : « Définir, c’est limiter. » Et j’ai toujours eu un problème avec les limites, celles à poser comme celles à ne pas franchir.

Ça y est, je coince.  Un énorme trou noir.  Je n’ai pas envie de faire de toi un exutoire, ce n’est pas le but, pas envie de m’étendre sur mes chagrins et mes bonheurs d’enfant, même s’ils permettent de comprendre.  Je ne sais pas, je ne sais plus.  Finalement, me mettre à nu devant toi, cela manque peut-être de pudeur.  Un être qui vous porte au creux de sa main et vous accepte malgré la lourdeur de confidences dont il n’a que faire ou, au contraire, qui lui sont trop importantes, c’est une belle utopie.  N’ai-je pas l’intention de te faire jouer un rôle que personne n’a à tenir ?

Gratte petite plume gratte !  Continue ta route sinueuse, emporte-moi avec toi au-delà du lecteur, dérange, apaise, élucubre mais surtout ne stoppe pas !

Des souvenirs ?  A la pelle !  La mémoire trop prompte à emmagasiner.  Les distorsions des anecdotes maintes fois rabâchées.  La part du vrai et du faux ou, simplement, garder pour soi les sensations qui ont traversé les années ?  Je marque une pause.

Il me faut un démarrage en douceur.  En douceur … comme la caresse d’une mère, un rayon de soleil voilé par un tourbillon de poussières, la résonnance d’une voix dans l’oreille, la tête appuyée sur le torse d’un père… nos mains et nos peaux qui se disent bonjour au matin.  C’est vers la complétude que nous marchons sans cesse. 

J’imagine une sorte de jeu de Lego.  Chaque instant qui passe est une pièce de plus apportée à l’édifice qui nous formera.   N’est-ce pas ce que nous sommes sensés faire ?  Nous construire ? Le problème du jeu de Lego, c’est qu’à l’inverse de ce qui est naturel et qui puise dans son environnement pour grandir, les morceaux sont incorporés de l’extérieur, ils nous sont imposés.  Alors oui, il y a construction, mais les fondations sont faussées, le terrain est miné et, lorsque nous prenons conscience du rôle que nous pouvons jouer dans la création de nous-mêmes, nous avons la contrainte d’un plan que nous n’avons pas dessiné.  Rien n’est plus contradictoire que d’être un homme.  Nous acquérons la conscience des choses mais non leur maîtrise. Et dès lors, nous entrons dans le chaos.

Ecrire pour moi est une nécessité.  Cela me permet de mettre de l’ordre ou en tout cas de structurer mon chaos.  T’écrire me permet de partager mon désordre et, en le frottant au tien, lui donner une sorte de cohérence. Nietzsche cette fois avec cette toute belle phrase : « Il faut porter en soi le chaos pour accoucher d’une étoile qui danse ».  Naturellement, pour mettre au monde, ne faut il pas être deux ?  Mettre de l’ordre, mettre au monde, peut-être simplement mettre sur la voie.  Tu ne m’en voudras pas si je pense que c’est avec toi que je pourrais faire briller la plus belle étoile ?

 

Démarrage en douceur et me voilà à nous plonger la tête dans les astres.  Difficile de progresser graduellement dans le chaos.

La complétude et me rendre compte qu’en fait d’entièreté, il n’y a qu’une suite d’illusions.  Le tu que tu représentes n’est que la somme de personnes qui un jour ont été le tout de moi et qui, en fin de compte, m’ont laissée aussi vide et fragile qu’une coquille d’œuf dont on a retiré la substance.  J’ai besoin de te le dire.  Je suis fragile !  Je casse ! Et pourtant, tu peux encore tenir debout sur ma coquille, tu peux prendre élan sur ma coquille.  Pour toi, elle est indestructible mais par toi, elle peut aussi être pulvérisée.

La peur.  Celle qui gouverne.  Celle qui se faufile dans nos paradoxes bienveillants et, en nous guidant, prête vie à tous nos actes manqués.  Celle qui nous fait avorter les plus belles histoires et les remplacer par des substituts d’équilibre.   Comme je regrette, comme je t’en veux.

Tu sais à quel moment j’arrive à parler ?  Celui où l’obscurité remplace tendrement la lumière du jour, quand il fait suffisamment calme pour qu’il ne reste que les sensations dans l’air.  Entendre ta respiration à mes côtés, sentir ton corps avec le mien, voir nos yeux grands ouverts fixer quelque chose que l’autre n’atteint pas et qui est l’essence même de nos pensées.  Mais tu ne me donnes pas ces instants là et, si par bonheur nous y arrivons, mon silence se mêle au silence alentour parce qu’il n’y a plus rien à dire et qu’il faut juste être bien.  Il n’y a qu’avec toi que je pourrais parler.

Mais la peur… c’est elle qui nous mange et nous empêche de plonger dans ces heures là, celles où ma voix finirait par parvenir jusqu’à toi … sans un bruit.

T’ai-je déjà parlé de cette peur, cette angoisse que l’imagination alimente ?  Cette bête pernicieuse qui s’insinue dans chaque parcelle de notre être et le noue.  La pièce de Lego, la pire, celle qu’on a mise à notre insu, une de plus, mais celle qui touche toutes les autres et sur laquelle, tant bien que mal, reposent les petites que nous avons choisies.  J’ai beau me dire que tu la connais et que, tout comme moi, elle te pousse à agir à l’inverse de toi-même, cela ne suffit pas à savoir si ton désir est plus fort qu’elle et si aller contre toi, ne serait pas plutôt abonder dans ton sens. 

Le désir.  Celui qui se loge dans un battement de cils.  Un frisson qui accompagne une main qui frôle.  Une chaleur qui irradie d’un contact auquel on ne veut pas mettre fin.  Discret, sous la table, un genou contre un genou ou, plus haut, une épaule contre une épaule. L’érotisme d’un vêtement qui dévoile puis cache tour à tour. Petites promesses d’un plus tard brûlant.  Brûlants les baisers que tu déposeras sur mon corps, empreintes à coup de dents, sueurs qui se mélangeront dans un goût de sel et nos odeurs que nous porterons encore comme unique parfum lorsqu’une fois la porte fermée derrière nous, il ne restera plus rien.

Dans le cœur, dans la peau, dans la tête, personnage unique auquel j’écris aujourd’hui. 

L’espoir. Abandon, délivrance ou au contraire bourreau d’un esclave de l’attente.  Est-il ma dernière erreur ?Qu’en dis-tu toi qui le représentes si bien ?  Avec lequel tu sembles avoir tant d’affinités et tant de similitudes ?  Que dois-je faire de l’espoir qui à l’instar de la peur me vrille les entrailles ?  Sont-il jumeaux, indissociables ? Complémentaires de toi ?

La plume continue, infatigable, elle entraîne mon poignet et les  mots continuent de couler. L’une ou l’autre pensée.  Un début, c’est déjà tellement.

Restera l’instinct qui entre espoir et peur, chaos et désir nous aide à retrouver l’essentiel. 

N’écoute plus la morale, la civilisation, les gens, le bien, le mal et la rigueur.  N’écoute plus les architectes d’avant l’heure.  Ecoute-toi. 

Si j’avais finalement une seule chose à t’écrire, qui devrait rester, t’imbiber.  Une seule chose qui deviendrait « La Seconde » qui doit faire partie de toi-même.  Trois lettres sur une page blanche.  VIS !  Vis à en perdre la raison.  La vie est un fardeau mais elle recèle des surprises qui allègeront ta peine.  Ne t’épargne pas une rencontre, sors de toi, fais confiance, ne cherche plus la finitude dans l’autre mais abandonne-toi à lui.  Si tu arrives à éteindre la peur, de nos chaos emmêlés irradiera une lumière telle que toute tentative de l’atténuer ne fera que nous rendre plus forts.

L’allumette

  • La plume continue sans fin, mais le poignet à du souffrir. Cette longue lettre, émotion pure, peur, désir enfoui et puis l'espoir, vivre, malgré tout!

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

  • texte épatant de fraicheur et de spontanéité, cette poétesse n'écrit pas qu'avec son coeur mais aussi avec son sang comme encre le coeur n'étant que l'encrier, encore merci

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Mariage marie   laudin  585  orig

    franek

  • Je vous remercie tous et reste aussi sans mots. Je ne m'attendais pas à ça... mais j'en suis heureuse.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    20170621 cbc 495   copie

    ysabelle

  • ...
    Je ne saurais commenter correctement, autant me taire.
    Je rend malgré tout hommage au travail fournit.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    St barth 052

    jb0

  • une très grande classe dépourvue d'égotisme , maturité et profondeur qui se frottent à la rugosité des doutes et des questions vraies , un texte habité de lucidité autant que de réelle humanité, tout le contraire d'une mise en scène , en réalité ce n'est pas un texte c'est une dimension qui trouve l'Amour comme seule et unique réponse au pourquoi , par ailleurs comme le style est fluide et les images empruntées à la fois simples et sophistiquées le positionnement du lecteur s'en trouve facile puisqu'il chemine dans un accompagnement naturel...ce que j'appelle de l'écriture...Merci Madame une épaisseur rare...Amicalement jm

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Snapshot 20120624

    Jean Marc Frelier

  • c'est une seconde Hymne à LAY'A! c'est un coup de coeur Ysa....du fond de mes tripes. Wouala. Tout est dit...la seconde, de celle qui dure, érode, limaille et tenace.....je sais je sais...mais il est des mots à bringuebaler dans leur nudité d'être... Tudieu!

    · Il y a plus de 12 ans ·
    545579 3657952887767 1403693905 n

    sally-helliot

  • Faut oser, dans un monde "où les émotions se communiquent à l'instant où elles naissent", et disparaissent aussitôt, emportées par de nouvelles, publier une lettre de quatre pages qui parle philo.
    Bravo donc pour ce texte qui porte intelligemment les idées que vous voulez exprimer.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Omicron 1 orig

    Christophe Dessaux

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