L'évasion

pauline-m

Le récit d'un voyage.



Il m'a proposé un voyage pour tenter de nous sauver. Mais je savais que notre amour allait définitivement se dissoudre dans la ville aquatique qu'est Venise. J'ai tout de même décidé de partir pour changer d'air. Peut- être qu'en choisissant cette destination symbolique, il croyait que la vision de couples enlacés dans des gondoles allait rallumer le désir passé.

Il avait réservé une chambre dans une auberge de jeunesse au bord du Grand Canal. De la fenêtre la vue était trop belle pour être honnête, l'impression d'un décor de cinéma bâtit pour épater l'essaim de touristes. Les gondoliers me faisait penser à des robots humanoïdes, programmés pour glisser inlassablement sur l'eau, serinant des chansons italiennes.

La chambre était sinistre, elle semblait, comme moi, vouloir partir. Ses murs jaunes se déshabillaient laissant apparaître une tapisserie fleurie d'un autre temps.  Une odeur de nicotine transpirait des rideaux bleus en lambeaux, des cendres peuplaient un tapis poilu. Une toile d'araignée décorait le plafond parsemé de cicatrices noires, un élevage de poussière recouvrait les tables de nuit en bois laqué. En face du lit, un petit tableau accrocha mon regard. C'était une aquarelle représentant une femme en robe rouge assise au bord de l'eau, la nuit.

Nos affaires jetées dans l'armoire bancale, nous avons diné dans un restaurant qui sentait le basilic et l'huile d'olive. Une petite gondole couverte d'une planche de bois faisait office de table. La pizza servie, je m'amusais à étendre la mozarella fondue jusqu'à ce qu'elle se métamorphose en un mince fil blanc que j'enroulais autour de ma fourchette.

Nous étions silencieux, aucun mot ne voulait prendre la peine de sortir. Sur une estrade au centre de la pièce, une vieille femme aux cheveux rouillés chantait  d'une voix éraillée. Ses mains rallongées par des griffes rouges dansaient autour du micro. Elle fermait ses yeux pailletés, immergée dans un autre espace qui m'était inaccessible. J'aurai aimé qu'elle ma raconte les amours de sa vie.

Nous avons attendu que la petite bougie posée sur la table gondole fonde totalement pour quitter les lieux, la voix de la vieille chanteuse s'accrochant dans nos oreilles pour s'y graver.

Une fois entré dans la chambre, il s'est endormi comme hypnotisé par une force invisible. Assise sur le lit délabré, j'ai longuement fixé l'aquarelle pendue qui faisait naître dans mes pensées des envies d'évasion. Partir. Le quitter pour de bon. Visiter la ville. Seule.

J'ai ramassé silencieusement mes affaires. Je faisais confiance au sommeil imperturbable de cet amant déjà oublié. Sac sur le dos comme une carapace sur mon corps de tortue, j'ai fermé la porte, après avoir déposé des mots sur la table :

Ne me cherche plus je suis partie.

Les noctambules bourdonnaient dans les rues étroites, personne ne semblait vouloir rejoindre Morphée.

Devant moi, un vaporetto se balançait sur l'eau. Son moteur pareil à un chant de syrène m'envoutait. Je suis monté à bord, voulant m'arrêter au terminus.

Venise était belle la nuit, fragmentée par le clair-obscur, les lumières jaunes s'étiraient dans l'eau vibrante.

Mon voyage prenait fin. Terminus. Tout le monde descend. J'arrivais sur l'île de Santelena, habitée par des arbres squelettiques et une église trouée.

L'unique lampadaire essayait de m'éclairer, mais son ampoule convulsait pour finalement s'éteindre.

J'avançais donc dans l'obscurité, les bras tendus pour me guider. Mes doigts ont touchés un porte en bois caillé, je l'ai ouverte.

Des cierges fondaient nonchalamment, l'odeur de fumée me rappelait celle des bougies plantées sur mes gâteaux d'anniversaire. Une croix en or était accrochée sur l'un des murs en pierres roses. De longs bancs gravés de noms italiens divisaient le sol. Costagiromo, Antonioni, Rosselini. Je les ai prononcés à voix haute comme pour les inviter à me rejoindre, mais personne ne s'est manifesté.

Les figures religieuses représentées sur les vitraux devenaient des formes abstraites, abimées par l'absence de restauration. Une odeur d'hostie désagréable qui me remémora leur goût de carton m'a contrainte à sortir.

La lune s'était allumée, j'ai ainsi pu discerner au loin une fine bande sable, vers laquelle je me suis dirigée. Un hibou prononçait quelques mots dans un langage que j'aurai aimé comprendre. Des centaines de coquillages attendaient d'être ramassés. Nacrés, étincelants, vestiges plus ou moins anciens porteur d'éternité. Je me suis allongée, recouverte de sable, je voulais descendre jusqu'au noyau interne de la terre.

Soudain, une main fraîche m'a secoué l'épaule. Elle appartenait à une femme en robe rouge qui me regardait. Des mots italiens sortaient de sa bouche

Chi non fa ,non sbaglia

Celui qui ne fait rien ne se trompe jamais

Je l'ai reconnue, c'était la femme de l'aquarelle, qui s'est échappé de la chambre. Ses mots résonnèrent dans mes pensées, limpides, dégageaient le cumulus d'angoisse. Ils me rassurèrent. L'amour illimité que je croyais ressentir pour le garçon dans la chambre n'était qu'un leurre. Désormais, plus rien ne nous reliait, je devais recréer une vie sans lui.

J'ai laissé la femme à sa contemplation aqueuse pour m'endormir.

Le lendemain matin, réveillée par le cri d'une mouette au bec scintillant comme une calcite, le monde me paraissait surexposé. Ciel bleu fluorescent. Soleil jaune citron. Mer orange vif. Paysage arrosé d'une lumière quasi divine. La femme en rouge s'était évaporée laissant sur le sable l'empreinte de son corps.

J'ai plongé dans l'eau brillante pour m'envelopper des rayons lumineux. Un banc de petits poissons s'est rassemblé sous mon corps pour m'aider à avancer. Ils ont fini par se disperser. Un albatros s'est esquissé dans le ciel, l'ombre se ses ailes m'a invitée à le rejoindre. Je me suis alors envolée vers un autre pays, libérée d'un amour échoué parmi les épaves du grand canal.

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