L'harmonie d'une fausse note

nimi

Nouvelle écrite il y a deux ans, destinée à un concours de nouvelles dont le thème choisi était "carnaval".

  Des milliers de couleurs se chevauchaient sans que je puisse en distinguer une seule. Des masques virevoltaient, certains piétinés par la foule méconnaissable qui dansait au son des tambours. Des costumes d'un autre temps, nous transportant aux côtés du roi et de sa cour. Pour quelle occasion pouvions-nous exprimer ainsi notre gaieté ? C'était un événement plutôt surprenant, malgré les trombes qui s'abattaient, le défilé ne pouvait cesser. Sous la pluie, les costumes avaient délaissé leur caractère scintillant et pourtant, ils en devenaient encore plus rayonnants.

  Au milieu de toute cette joie,  je demeurais là. Mon vêtement gris soulignant mon dépit. Mais par quelle circonstance m'étais-je retrouvé dans ce spectacle, à mes yeux, sans importance ? Visages masqués, camouflant la réalité. Sourires en façades, dissimulant des traits maussades. Pourtant, je faisais partie de cette fête infinie. Que se serait-il passé si je n'y avais pas participé ?

  L'après-midi débutait à peine, et, déjà, je m'ennuyais. Ballotté en tout sens par une foule inconsciente, j'avais l'impression d'être le seul qui ne prenait pas part à toute cette joie. Je me sentais oppressé par tous ces étrangers, derrière ces masques, je ne distinguais aucun regard qui m'était familier. Aucun de ces-derniers ne m'était d'ailleurs adressé, aucun ne m'avait remarqué, aucun ne s'était jeté sur moi, ma transparence allait finalement au-delà de mes espérances.

  La sombre pluie laissa bientôt place à un lumineux ciel bleu. La foule, obnubilée par ce défilé, n'avait même pas remarqué l'arrivée du soleil. Cet esprit de feu démoniaque m'épiait, et, je le sentais, se réjouissait de mon calvaire. En dépit de la musique tonitruante qui assommait mes tempes, c'était la chaleur qui m'insupportais le plus. Le sol italien, parsemé de confettis dorés auxquels venait s'ajouter mon abondante suée.

  Il me semblait que tous les habitants étaient présents à cet événement. Cela faisait des années que Rome n'avait pas abrité autant de gaieté. Des rires fusaient de tous les côtés, les retraités avaient fait l'effort de sortir de leur maisonnée, les parents portaient à bout de bras leurs enfants, tous semblaient soudés et hypnotisés par ce spectacle coloré. Finalement, en cet après-midi ensoleillé, il n'y avait que moi qui n'avais pas le cœur à m'amuser.

  J'enviais et haïssais leur joie, derrière leurs masques ils dissimulaient leurs identités, afin, le temps d'une journée, pouvoir oublier leur passé. Le mien, quant à lui, était figé depuis des années. Depuis cette fameuse nuit, je survivais avec lenteur en proie à de multiples insomnies.

  Au milieu de toute cette foule, je devenais fou : j'avais envie de hurler son prénom au monde entier, de montrer qu'après toutes ces années, je ne pouvais l'oublier. Comment oublier celle qui, de nouveau, m'avait fait aimer, avant de tragiquement s'en être allée ?

  Au milieu de tout ce vacarme, je continuais d'avancer, quand, soudainement au milieu du bruissement des robes et des chants, elle m'apparut. La musique s'éteignit et la rue se transforma en une chambre d'enfant. Je me pensais seul, quand soudain, des petits pas se firent entendre derrière moi. Des larmes perlèrent sur mes joues, je voulais savourer ce moment avant de me retourner et de réaliser à ma plus grande déception que ce n'était que l'œuvre de mon imagination. L'instant s'étendit pour mon plus grand plaisir, et c'est alors qu'Amanda me fit face, tout sourire. Celui-ci réveilla chaque émotion en moi, il me rappela mes joies d'autrefois.

  A cet instant, elle devait avoir trois ans. Sa tête blondinette lui donnait une allure de princesse.

  Un son qui me transperça tout entier, auquel je n'étais plus habitué, sortit tout naturellement de ce petit être que j'aimais tant. De sa voix aiguë, malgré les gouttelettes qui obscurcissaient ma vue, j'entendis un « papa » qui me bouleversa.

  L'instant suivant, je percevais de nouveau cette musique tonitruante mélangée aux rires incessants d'une foule émerveillée. En l'espace de quelques secondes, j'avais traversé une époque oubliée, j'avais rencontré une nouvelle fois son visage, un visage qui jamais, pas même une seconde, n'avait délaissé mes pensées. J'avais entendu une voix que je pensais éternellement tue.

   Je me sentais comme vieilli par ce souvenir, je sentais que le poids de la vie s'était amassé sur mes épaules à une vitesse fulgurante. L'espoir, créé par ma mémoire, m'avait ravagé et pire que tout, m'avait fait croire à la possibilité qu'elle soit vivante.

  Les hommes jouaient à présent au plus fort, à celui qui serait le moins vite ivre mort. Devant ce spectacle effrayant, les parents rentrèrent leurs enfants. Ce n'était plus une fête colorée maintenant que la nuit était arrivée. La musique entraînante avait laissé place à une ambiance décadente. Les mégots avaient à présent remplacé les confettis qui jonchaient le sol précédemment.

  Dans cette rue devenue moins exiguë par la disparition de la foule, j'étais plus perdu que jamais. Je souhaitais errer là jusqu'à atterrir devant chez moi. En proie à un passé ravivé par un souvenir oublié, je marchais sans but précis, espérant inconsciemment la retrouver. Dans mes pensées se succédaient des images qui, depuis six années, ne cessaient de me torturer.

  Dans mon petit appartement, nous étions simplement heureux, je pensais lui offrir pour toujours la sécurité, peut-être n'avais-je pas été assez méfiant. Alors, cette fameuse nuit, au creux de mon lit, je n'entendis pas ses cris.

  Après l'avoir couvert de baisers et l'avoir rassurée, voilà que je dormais à poings fermés lorsque le pire se déroulait dans la chambre d'à côté.

  Ce fut le soleil qui me réveilla et non pas Amanda comme à son habitude. Je trouvai cela plus qu'étrange, mais j'étais loin d'imaginer en quittant mes rêves d'enfants, vivre, éveillé, un cauchemar effrayant. Quittant mes rêves imaginés par ses contes de fées, je fis face à cette réalité : sa chambre jusqu'alors emplie de gaieté était vidée de toute la chaleur solaire de son être.

  Amanda n'était plus.

  Je ne me souviens plus de mes pensées qui suivirent. Je me rappelle seulement m'être effondré devant ce lit vacant, je n'ai pas crié, ni pleuré, j'ai seulement cessé d'exister.

  Une douleur fulgurante me réveilla soudainement, les lumières vacillantes réussirent à m'éblouir pourtant.

  Que faisais-je ainsi, à moitié endormi ? Allongé sur les pavés des rues romaines, avais-je trébuché ? Un tel retour en arrière pouvait-il sans que je m'en rende compte, me mettre à terre ?

  C'est ainsi affalé, que pour la première fois je pleurais sa disparition. C'est sans aucune intimité, que je me mis à pleurer cette damnation.

  Dans cette rue si piteusement éclairée, je me demandai si je n'allais pas dormir à même les pavés. Bercé par des songes plutôt sombres, le sommeil commençait à me gagner lorsqu'un rire éclata dans la pénombre. Je me sentis agressé : je pensais que cette moquerie m'était adressée.

  Je me redressai afin de voir d'où ce joyeux cri provenait. La faible lumière diffusée par les lampadaires clignotants me permit tout de même de distinguer une silhouette plutôt fluette.

  Une seconde personne la suivait, je réalisai alors que c'était un homme, qu'il lui parlait et qu'elle riait de plus belle. Ce n'était pas moi dont elle riait, je ne sais pourquoi, mais cela me rassurait. Ce jeune couple n'avait pas l'air de me remarquer, dans ce coin où je m'étais terré.

  Lorsque la femme se retourna, mon cœur palpita. A la vue de sa chevelure blonde, je faillis m'écrouler, non, je ne pouvais me tromper. Mon corps tremblait tandis que mon esprit chavirait. Ses prunelles bleues me rappelaient en tout point ses yeux.

  La réalité me fouetta avec acidité : c'était elle.

  Amanda était là, devant moi. Durant des années, je n'avais cessé de la chercher, pendant qu'elle, visiblement, m'avait littéralement oublié. Je ne pus me contenter de l'appeler, alors emporté par cette folle soirée d'été, je courus. Je courus pour enfin, après tant d'années, la retrouver.

  Je m'arrêtai quand je vis qu'Amanda ne réagissait pas. Elle n'avait pas même cillé, continuant de fixer l'obscurité, comme si rien n'avait bougé, comme si je n'avais pas bougé.

  Je compris qu'elle ne me voyait pas, alors, tremblant d'excitation, je prononçai tout bas, comme des années auparavant, elle avait fait ; « Amanda ». Mon excitation retomba aussitôt puisqu'à ma plus grande déception, elle n'eut aucune réaction.


  Elle balaya une dernière fois la ruelle du regard, et, à aucun moment, ce-dernier ne croisa le mien. Pire que tout, c'est dans les paroles d'Amanda que tout se révéla, lorsqu'elle s'exclama : « Partons, cette rue vide ne m'augure rien de bon. »                                                        

  Le sol se retourna sur la puissance de ces mots qui ne cessèrent de résonner en moi depuis qu'elle les avait prononcés.

  Cette rue vide. Vide.

  Alors tout se déclencha en moi, et je compris. Je compris que cette nuit, je venais de rompre le déni. Je compris que depuis des années, mon esprit errait dans cette maison vide de vie.

  Je compris qu'Amanda avait déserté son père incapable de se réveiller.

  Je compris que j'étais seul, et que mon corps à l'autre bout, demeurait dans mon cercueil.


  • Quel texte, et la fin est surprenante ! A t-il plu au jury ?

    · Il y a presque 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci beaucoup pour ton avis! Je pense oui, j'ai eu la chance de remporter le troisième prix !

      · Il y a presque 7 ans ·
      Large

      nimi

    • C'était mérité, bravo ! Pourtant c'est difficile un concours !

      · Il y a presque 7 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • Merci encore ! C'était un petit concours aha!

      · Il y a presque 7 ans ·
      Large

      nimi

Signaler ce texte