Les dormeurs (3) - l'histoire d'Abel

Giorgio Buitoni

Deuxième chapitre de mon roman " Les dormeurs "

Cette histoire commence il y a bien longtemps. Bien avant que ce jeune imbécile d' Abel adopte la déplorable habitude d'entamer chacune de ses phrases par :

«  Oui, mais non. En quelque sorte. »

En ces temps lointains, le jeune garçon avait l'apparence d'un banal petit merdaillon chétif. La maigreur de ses bras et de ses jambes rappelait un arbrisseau surpris par les premières neiges. Ses cheveux carotte, presque indomptables malgré les tentatives de sa pauvre mère pour les coiffer, lui donnait l'allure d'un poussin hirsute. Son visage maigre, moucheté de tâches de rousseurs était fendus de deux grands yeux bleus de chiens de traineaux hérissés de longs cils translucides. Deux hublots humides de petite fille pleureuse issue d'un manga, à demi recouverts par des paupières tombantes qui lui conférait l'air endormi du chat Garfield. En proportion de ces grands yeux mi-clos, son nez donnait l'impression d'un minuscule tremplin de chair blanche tachetée de rouille et percés de deux petits trous noirs. Ses lèvres se résumaient à une fine incise rose pâle. Au regard de cette allure grotesque, rien ne laissait présager un destin grandiose à cette petite mauviette.

Oui, mais non. En quelque sorte.

Comme le misérable petit résidu de capote qu'il était, Abel ne su faire du vélo sur deux roues qu'à un âge avancé. Malgré les encouragements de son père à coup de pompes dans le derrière, cette anomalie hirsute aux cheveux de rouille et aux yeux de petite fille persistait à appuyer sur les deux pédales simultanément et chutait à chaque tentative. A la grande honte des ses parents, il se balada sur un ridicule tricycle de bébé jusqu'à l'âge de sept ans. Pire, ce jeune imbécile était incapable de lire l'heure sur une montre à cadran.  Il confondait l'aiguille des minutes avec celle des heures, et rentrait souvent du bac à sable en retard sur l'horaire indiqué par sa mère. Du bureau de tabac, il rapportait des cigarettes sans filtres, quand bien même sa maman lui montrait le paquet désiré en exemple avant de le charger de la course - des gauloises AVEC filtre. Il lui arrivait même d'égarer la monnaie du billet confié par sa génitrice sur le chemin du retour.

Oui, mais non. En quelque sorte.

Il y avait aussi des moments heureux dans la vie d'Abel. Par exemple lorsque sa mère préparait le diner. Abel était assis à la table de la cuisine, accoudé, le visage en appui sur ses poings. Ses petites jambes en brindilles balançaient sous la chaise. Ses grands yeux endormis fixait la maigre silhouette de sa maman vêtue d'un poncho délavé aux motifs fleuris. Entourée de nombreux ramequins et de récipients remplis de poudre ocre et jaune, d'herbes séchées et de graines multicolores, elle touillait dans une casserole un gruau d'avoine fumant à l'aide d'une cuillère en bois. Une cigarette pendait à ses lèvres gercées et elle disait :

« Abel, mon petit têtard, répète après moi : l'homme est un loup pour l'homme. »

Et ce petit corniaud répétait :

« L'homme est un loup pour l'homme. »

Sa mère penchait son visage parcouru de couperose au dessus de la casserole d'où s'échappait des rouleaux de vapeur ; elle reniflait, fronçait les sourcils et piochait une pincé de poudre verte dans l'un des récipients. Elle saupoudrait une pluie de paillettes vertes sur la bouillie blanche et chuchotait :

« Orties contre la constipation. »

Abel répétait tout bas :

" Osties pour la contraception. "

Sa maman remuait à nouveau le contenu bouillonnant de la casserole, puis elle demandait :

« Maintenant, jeune homme, dis-moi quels sont les quatre aliments à ne jamais consommer. »

Abel tortillait ses petits doigts, levait ses grands yeux bleus endormis vers le plafond, et cette petite courge récitait :

« Le Coca cola, le Nutella, les chips et le foie gras... »

- C'est bien, mon chéri. Et sais-tu pourquoi il est interdit de consommer du foie gras ? Maman t'a-t-elle déjà raconté comment on le fabrique ? »

Sa maman cessait un instant de touiller la mixture couleur de bile qui bouillonnait dans la casserole, tirait une bouffée sur sa cigarette et posait son regard de reine égyptienne, surligné de Kohl épais et surplombé d'une longue frange de cheveux corbeaux, sur Abel. Ce stupide petit garçon secouait la tête et ses longues paupières clignaient sur ses prunelles bleus d'héroïne japonaise.

« Eh bien, c'est simple, mon chéri, expliquait sa maman en continuant de remuer la bouillie dans la casserole. A l'éclosion des oisillons, on commence par séparer les mâles des femelles. On ne conserve que les petits garçons canards. Les canetons femelles ont le foie trop innervé pour être utile à la concoction de cet aliment répugnant. »

Sa mère ajoutait à la mixture fumante un ingrédient qui ressemblait à un petit rameau de sapin. Ses cheveux noirs et emmêlés se balançaient au dessus de la casserole. Sa longue frange frémissait, a demi-voilée derrière la colonne de vapeur qui tourbillonnait vers le plafond. Sous le regard fasciné de son fils, elle chuchotait :

« Romarin pour stimuler la fonction hépatique. »

Et Abel murmurait :

« Gros marin pour simuler la fonction herpétique. »

Le visage de sa maman s'échappait du couloir de vapeur. Elle rallumait sa cigarette éteinte, tirait une bouffée et tournait son visage vers son fils en crachant la fumée :

« Et tu sais ce qui arrive aux bébés canards filles inutiles, mon chéri ? »

Ce petit avorton secouait la tête et mangeait du regard sa ch'tite maman adorée.  Elle tendait alors sa main à cigarette vers le sommet du mixer à légume et appuyait dessus. Abel sursautait quand le bruit caractéristique de l'appareil en fonctionnement retentissait brièvement dans la petite cuisine.

« On les broie vivantes, mon chéri. On les passe au mixer à viande parce qu'elles sont nées femelles. C'est ainsi que 23 millions de petits canetons filles sont éliminés chaque année rien que dans notre pays. »

Sa maman ajoutait dans la casserole une pincée verdâtre d'il ne savait quoi. Et elle murmurait pour elle même :

« Thym pour stimuler la fonction respiratoire. »

Abel répétait tout bas :

« Thym pour fistuler la fonction aspiratoire. »

Sa mère poursuivait :

« Pendant ce temps, les canetons garçons, arrivés à l'âge adulte, sont gavés d'une bouillie hypercalorique de maïs et d'eau. Pour ce faire, on leur enfonce dans la gorge un tuyau relié à une pompe hydraulique qui pulse la bouillie dans leur jabot. On les nourrit ainsi plusieurs fois par jour afin que leur foie grossisse et atteigne environ dix fois son volume normal. Si bien que les gentils canards peinent à marcher et à respirer. Leurs poumons sont comprimés par leur foie malade hypertrophié. Ils subissent ce gavage pendant une douzaine de jours avant d'être éventrés, et leur foie est changé est en ce truc répugnant que les gens achètent au prix de l'or aux fêtes de Noël. »

Puis sa maman approchait des lèvres de ce petit geignard la cuillère en bois, remplie d'une goulée de bouillie fumante.

« Goûte, mon chéri. »

D'un geste éclair, elle lui pinçait le nez et l'obligeait à lever le menton vers le plafond. Et comme de bien entendu, sa petite mauviette hirsute de fils finissait par ouvrir grand la bouche pour respirer. A ce moment-là, sa maman enfonçait profondément la cuillère dans sa gorge et déversait la bouillie amère et brûlante, au goût d'herbe coupée ; ce petit asticot était victime d'une fausse route et se mettait aussitôt à tousser. Sa maman libérait ses narines, retirait la cuillère de sa bouche, et retournait touiller le contenu bileux de la casserole.

« Maintenant, tu sais l'effet que produit le gavage, mon chéri. »

Abel toussait si fort que son visage prenait une teinte coquelicot. De ses fines narines s'écoulait le jus blanchâtre du contenu de la cuillère en bois. Malgré tout, ce jeune crétin était reconnaissant envers sa maman de lui apprendre toutes ces choses utiles. Sa maman lui tendait une feuille de papier essuie-tout pour se moucher et demandait :

« Sais-tu de quelle manière on tuait les renards pour leur fourrure, autrefois ? »

Abel se mouchait et disait :

« Hun hun. »

Et sa maman lui racontait comment on enfichait une électrode dans l'anus des renards, tout en leur en faisant mordre une seconde, pour les électrocuter. Ce petit chouchou à sa maman continuait à tousser et à cligner de ses grandes paupières mi-closes, en hochant la tête. Sa mère plaçait ensuite son mégot fumant en équilibre sur le rebord du plan de travail, versait une décoction rouge dans la casserole, puis y ajoutait une poignée de graines noires ; une odeur piquante et soufrée s'échappait de la bouillie en ébullition. 

« Poivrons pour l'oxygénation du sang. »

« Graines de chia pour renforcer la fonction cardiaque. »

Abel chuchotait :

« Poivrons pour les nations du sang. »

« Graines de chiasse pour renforcer la fonction merdique. »

Sa maman goutait une cuillerée de bouillie ; un rare sourire illuminait son visage maigre.

« C'est près, mon têtard. »

Elle versait l'épais vomi rouge dans une assiette à soupe et déposait l'assiette fumante sur la table devant son jeune couillon de fils. L'odeur lui piquait les narines. Ses grands yeux de fillette endormie détaillaient les petits grains noirs et les pigments verts qui affleuraient à la surface bulleuse de la mixture rouge. Ça ressemblait au sol martien, se disait Abel. Ou peut-être à des millions de bébés canards filles passés au hachoir à viande. Sa mère lui tendait une cuillère à soupe, puis la brandissait au dessus de son épaule au moment où il s'apprêtait à la saisir.

« Avant de manger, donne moi le nom de trois perturbateurs endocriniens mortels contenus dans des pesticides et figurant sur la liste officielle de l'OMS. »

Les petites jambes maigres de ce stupide furet rouquin se balançaient sous sa chaise et il récitait :

« DDT, HCH et PCDD.

- Bravo, mon petit têtard ! Et tu te souviens pourquoi il ne faut pas manger les fruits et les légumes empoisonnés par ces produits ? »

Abel secouait la tête et sa mère le giflait. Le petit mollasson baissait ses yeux embués sur son assiette fumante et les frottait du dos de la main. Sa mère se penchait alors vers lui, sa frange chatouillait le front de son fils.

« Concentre-toi, mon chéri. Sinon c'est inutile que ta maman se tue à te donner une éducation. Comment comptes-tu survivre dans ce monde si tu n'écoutes pas ? »

Abel hochait la tête. Des larmes ruisselaient sur ses joues couvertes de tâches de rousseurs. Sa maman frictionnait ses cheveux carotte et décoiffés et disait :

« Ta maman ne t'a pas expliqué comment papi aspergeait sa vigne de ces polluants mortels et ce qui est arrivé ensuite ? »

Abel restait silencieux et immobile. Il contemplait son assiette de bouillie, de crainte d'une nouvelle gifle. Et soudain, un éclair de lucidité traversait ses grands yeux de fillette endormie. Il murmurait :

« Papi et toi vous êtes tombés malade.

- C'est ça, mon têtard, Papi et moi avons contracté la sarcoïdose. »

Et ce jeune idiot répétait tout bas :

« Sarcoïtose. »

Sa maman tirait une cigarette de son paquet et l'allumait. Elle soufflait la fumée vers le plafond et tendait la cuillère à soupe à son fils.

« Mange ta soupe, maintenant, mon chéri. Elle ne contient que des bonnes choses . "

La bouillie avait un goût à la fois terreux, mentholé, amer et piquant.

Oui, mais non. En quelque sorte.

« N'oublie pas, Abel, ajoutait sa mère, derrière les produits que la plupart des gens appellent " aliments " se cache un poison mortel ou un animal torturé. C'est cela que nous appelons la civilisation. C'est ainsi que l'homme utilise sa supériorité intellectuelle sur le reste du monde vivant. C'est cela la grande dégueulasserie des humains. Le monde dans lequel tu vivras jusqu'à ta mort. »

Et ce jeune imbécile, soufflait sur sa cuillère et avalait la bouillie tiédie. Puis il répétait tout bas :

« La grande dégueulasserie. »

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