L'homme et la bête

stockholmsyndrom

Dolly





Tu fixes ton reflet dans le miroir. Tes traits sont lourds, tes émotions vides, c'est à peine si tu parais en vie. L'espace d'un instant, tu crois voir le fantôme de ton père, le costume qu'il portait le jour de l'enterrement de ta mère, ce visage fixe, cet air meurtri, éteint, le même qu'il avait adopté durant toute sa vie après ça jusqu'à sa propre mort, celui du désespoir, celui qui dit: "achevez moi".


Achevez moi.



Tu te passes de l'eau sur le visage. Tes doigts te font encore mal, mais t'as apprivoisé la douleur, comme si cette dernière, physique et en chair, était rétrogradée au second rang par rapport à celle qui te ronge les tripes.


De l'eau avait coulé sous les ponts depuis l'incident au parc.

On avait suspendu ton insigne, tu t'étais remis à boire, à doubler ta consommation de cocaïne pour pouvoir boire plus. Et puis Dolly t'avais quitté.

Ça t'avais déchiré le cœur mais elle avait fait ça dans les règles de l'art féminines: les reproches, l'ultimatum, puis la rupture. Tu ne lui en avait pas voulu. Tu l'aimais. Rien de cela n'avait changé.



Dolly.



Quelque chose se rétracte au fond de toi. Un léger goût de bile s'empare de ta trachée, l'air semble s'évaporer. Deux syllabes, et tous leurs poids dans tes chuchotements faibles s'écrasant sur le lavabo.Une larme orpheline s'extirpe tant bien que mal de l'un de tes orbites et fini par s'échapper sur ta pommette. Deux syllabes.



Dolly.




Pendant ce temps, le loup solitaire avait continué de dévorer les brebis devant tes yeux impuissants et tu t'étais laissé grignoter par une lente et silencieuse dépression. Parkaman avait fini par retirer sa plainte pour coups et blessures sous la pression d'un chantage oppressant commandité par tes collègues. Le grand oiseau de nuit s'était ce soir là dans le parc fait arraché le visage mais on l'avait cueilli au sol avec en sa possession quelques grammes de méthamphétamine. A partir de là, deux choix s'offraient à lui: la liberté ou la taule. Il avait patienté quelques temps avant de délibérer, s'était pris un avocat, un jeune coq hautain répondant au nom de Ronald Hardy, puis avait finalement laissé tombé les poursuites et choisit la liberté.

Tu te souviens de la confrontation avec Hardy, connu pour son ardeur à poursuivre les flics qui franchissent les limites: 


Accuser autrui d'être ce que vous êtes au fond n'est ce pas, je suppose que ça vous aide à vous regarder dans un miroir... Les signes ne trompent pas Murphy (en mimant grossièrement des inspirations nasales bruyantes). Vous êtes hors jeu. Quittez la danse. T'avais il lâché avec mépris en ponctuant sa phrase par un rictus malveillant.

Croulant sous le poids des mots, tu avais éclaté en sanglots devant tout le corps policier. Le point de non retour. C'était officiel, Murph' avait perdu les pédales. Tu étais alors devenu un flic bancal et dépassé.

Mais pas un assassin, grâce a Collins.

Ce soir là il t'as raccompagné chez toi, et plus tard aucunes poursuites n'ont été engagées contre toi.


Après cette annonce, t'as pu reprendre le boulot.

De retour au bureau, un collègue à toi, Morgan Stern, avait alors dit: Aye Murph', on peux pas vraiment dire que tu l'as amoché le gars, j'veux dire, c'était déjà Éléphant Man. Et les gars s'étaient mis à rire. C'était sa manière de vouloir te réconforter. Sombre fils de pute.

Le gars en question, l'homme au parka s'était peu après ce bref échange présenté à toi sous forme de dossier judiciaire via un ordinateur de la police. Et c'était vrai, Curtis James Anderson, c'était son nom, paraissait sur les photos du dossier avoir une tête et des traits de visage difformes. À l'interrogatoire auquel tes collègues avaient procédé, il avait justifié sa tenue, sa longue parka et sa capuche ne laissant entrevoir qu'un furtif regard, par le fait qu'il avait honte de dévoiler ce qu'il était à la face du monde. Comme si tous les gars en imperméable étaient des violeurs de femmes, tu t'étais dis en lisant le compte rendu de l'interrogatoire, et la réponse de Curtis, gêné et meurtri, se débattant encore un peu plus dans le torrent merdique plein d'infortune qu'était sa vie, avait brisé ton cœur rongé par la culpabilité.

Tu appris peu de temps après que Curtis était malade depuis sa naissance. Syndrome de protée. Éléphant Man donc. Comme s'il fallait des surnoms pour tous les mecs qu'on menotte.


Le boss t'avait restitué ton insigne en mains propres et tu revenais dans la danse. Ça t'as permis de remonter un peu la pente, le travail te rendait paranoïaque, tout autant que lorsque tu restais cloîtré dans la noirceur de ton appartement, mais te prenait du temps, t'empêchant de te défoncer H24.

Dolly avait fini par reprendre de tes nouvelles, se réjouissant que tu ailles mieux. Le ciel obscur semblait laisser passer des éclats de luminosité et tu jouissais parfois d'un sentiment divin de résurrection.

De retour dans l'équipe pour chasser le loup, tu t'étais surpris en retrouvant des forces et du courage. Tu t'étais souvenu pourquoi toi, l'enfant blessé de Boston, avait voulu faire ce métier. T'es reparti sur la tombe de tes parents, t'as retrouvé la force qui te semblait pouvoir mettre à exécution ta promesse.


Je les arrêteraient tous papa.


Le loup enfilait les mortes comme des perles avec toujours autant de minutie, l'appétit d'un ogre, la présence d'un fantôme. Toutes ces cataractes de sang, ces morceaux de chair éparpillées, ces visions pourpres, et la blancheur écarlate, la propreté chirurgicale du savant fou, froid et inhumain. T'étais sur tous les fronts, le flic le plus impliqué de la ville, sacrifiant sommeil et temps libre pour arriver à tes fins. Le boss a fini par te rendre les clés du camion, t'es redevenu le chef des opérations, la main divine du corps armé et tous les flics ainsi que les habitants de L.A étaient derrière toi, soutenant à l'unisson ta croisade contre les monstres.

Le loup sentant vraisemblablement une pression s'exercer sur ses activités a commencé à se faire de plus en plus rare et discret, on retrouvait moins de cadavres dans la nature et dans les couloirs de la police criminelle on osait croire que la bête s'essoufflait.

Mais toujours pas le moindre indice sur le tueur a morsure.


C'est un soir en rentrant tard chez toi qu'un tout premier contact entre lui et toi fut établi.


La boîte aux lettres qui contenait le courrier des trois derniers jours était pleine à ras bord, témoignage de la négligence exercée envers l'aspect ménager de ta vie. Quelques publicités, deux trois factures éparpillées dans le tas de paperasses, et ce bout de papier qui en était tombé au moment où tu avais tout balancé sur le canapé. Dessus, il était écrit à la main ce qui ressemblait à un message codé. Une série de chiffres et de lettres finissant par un point, suivi du mot "onion". 

Le doute s'est installé en toi, il n'avait jusqu'alors jamais donné signes de vie mais tu as de suite pensé a ce fumier que tu traquais.

Ton premier réflexe a été de taper le code sur le web.

Rien ne s'est passé.

Tu es parti au bureau en pleine nuit en passant un coup de fil à l'un des agents de la cybercriminalité de ton équipe et vous avez plongé dans les abysses du web profond, sans te douter de ce que tu allais découvrir.



C'est cette nuit là que la vie a choisit pour réveiller tes pires cauchemars.


Dolly.




Tu la revois, fraîche comme une fleur à ses plus beaux printemps.

Elle se dresse devant toi comme un cobra. Pas bien grande, le buste d'une poupée.

C'est l'aurore, ses tétons pointent. Ses jolis petits seins tu les a pétris des milliers de fois, tu connais les effluves édulcorées qui s'en dégagent, le tendre goût de sa peau de bébé.

Elle a lâché ses longs cheveux.

Sur sa chute de reins coule une cascade d'or, elle sait que tu aimes ça, les chutes de reins, les cascades et l'or. Elle sait que ce que tu aimes plus que tout, c'est quand elle remonte doucement du pied du lit jusqu'a ton entrejambe dans les douceurs matinales, quand les pointes de ses longues mèches en bataille viennent effleurer tes jambes jusqu'à les faire trembler.

Elle sait qu'il n'est pas trop tard.

Elle se cambre et remonte doucement dans une mouvance féline. Tu lui caresse les cheveux, contemple son dos. Tu voudrais que le temps s'arrête pour de bon. Tu voudrais rester là, avec elle, et ne plus sortir dehors, ne plus entendre le vacarme du monde.

Tu fermes les yeux et inspire avant de les rouvrir.


L'atmosphère paraît s'alourdir brusquement. Un souffle froid et métallique te glace soudainement le cou. La lumière perd de son intensité. Une ombre spectrale vient travestir les rayons du soleil matinal et se déposer sur les dessins des omoplates de ta promise. Le restant de son corps semble succomber lentement aux ténèbres, et c'est maintenant toute la pièce qui se rempli d'une noirceur malveillante.

Tu regardes tes mains sur ses mêches blondes. Elles tremblent, les veines se gonflent dans une crispation incontrôlable, semblant pousser les os a faire craquer ton épiderme. Dans un élan allucinant de puissance, elles semblent lentement se transformer dans la douleur avant de se travestir en poignards aiguisés brillant dans l'obscurité, le sang coule sur ta peau ouverte, tu demeures attiré et térifié. En l'espace d'un instant, elles deviennent incontrôlables et tu lui enfonce froidement tes deux lames dans l'épine dorsale. La peau se déchire, le sang en jaillit, Dolly lève la tête et te regardes sans une once d'humanité dans les yeux, elle paraît vide et éteinte comme un abajour débranché en peau humaine. Tu lui replante tes mains dans la chair, elle ne réagi toujours pas, garante d'un silence lourd qui écrase la pièce. Tu continues à charcuter son dos, les coups deviennent plus rapides, quelque chose d'inexplicable t'emporte dans un torrent de violence et d'horreur, les draps du lit se couvrent de cataractes pourpres. Tu frappes, encore et encore, cisaille la chair qui disparaît sous des mares de sang, le sol se recouvre d'hémoglobine et la vue de ce spectacle semble cyniquement t'exciter, Dolly demeure inerte, muette, pendant que sous l'emprise de ta propre folie tu viens fendre le silence en deux en criant les râles de l'enfer. Tu frappes, frappes, frappes, encore et encore, les lames transpercent son corps et viennent trouer ton propre estomac, te mutilant dans un élan effroyable de rage, les lames tombent frénétiquement comme une sentence irrévocable, encore et toujours, jusqu'au bout d'un acharnement épileptique, jusqu'à ce que la pièce entière soit remplie de sang et que Dolly et ton propre ventre soient troués de toutes parts.

Ta vision devient entièrement rouge.


Tu es allongé sur le lit.


Dolly s'éleve comme une possédée et flotte sous le plafond.


Le fond sonore d'un profond océan de sang humain vient bourdonner dans tes oreilles.

Tu la regarde, le temps semble tourner au ralenti.

Elle te regarde aussi, te supplie des yeux.

Elle tend doucement sa main vers toi, implorant ton aide. Tu voudrais la sauver, mais tu demeures immobile, plus aucuns de tes membres ne répondent.

Tu es trop loin.

Un sentiment d'une horreur innommable te traverse, tordant violemment tes nerfs et ta chair, tu voudrais la sauver mais demeure impuissant, la panique s'empare de ton esprit, la fatalité d'une horreur inimaginable te compresse la boîte crânienne, l'agonie de tes cris résonne dans un bocal mortifère.



DOLLY!



Tu comprends alors que tu ne la sauvera pas.

La pièce se rétracte, semble vouloir t'écrabouiller. Les murs tremblent, ta vision se brouille, tu secoue la tête, te débat, prisonnier de ta propre enveloppe charnelle, tu cries son nom dans les profondeurs d'un monde terrifiant où personne ne semble pouvoir t'entendre. Tout est devenu noir autour de toi, seul le bourdonnement incessant dans tes oreilles et le rythme de coups saccadés au loin semblent réels. Quelqu'un crie ton nom.

MURPHY!

Un violent bruit vient mettre fin à la fanfare et la lumière refait subitement surface.


Tu ouvres les yeux.


Collins est debout devant toi.


Tu regardes autour de toi et reviens peu à peu à la réalité.

Ton costume est trempe, tu es en sueur, gîsant sur le carrelage, semi conscient.


Ça va aller Murph'.


Il te prend dans ses bras et tu éclates en sanglots.

Ça va aller.

Il relève ta carcasse inerte et sans forces.


Il faut qu'on y aille.


Te sors des toilettes et t'accompagne jusqu'au hall d'entrée. Il est orné de fleurs multicolores et de gens vêtus de noir.

Les employés du funérarium passent devant vous avec le cercueil avant de le charger dans le corbillard.


Tu voudrais te réveiller.


À coté des chrysanthèmes trône un avis d'obsèques:

Nous éprouvons l'immense et inconsolable douleur de vous annoncer la perte cruelle et soudaine de notre fille, petite fille, soeur, tante et cousine, Eva Dolores Young, nous ayant quitter le... attestant d'une réalité accablante.


Tu es debout.


En plein cauchemar.



Tu te revois gamin sous la neige de Boston, sur le parvis d'une église nappée d'un blanc pur et apaisant.


Tu te revois gamin, au milieu d'un cortège qui pleure, et te sens terriblement seul.



Seul au milieu de la foule.



Le cauchemar de la réalité.


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