LIGNES DE FEU - Chapitres 1-13

Christophe Dugave

Ce texte est extrait du thriller "Lignes de feu" réédité par Lignes Imaginaires (ISBN 978-2-9523340-2-0), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.

Jeudi 6 septembre

 

1

 

La sonnerie du téléphone déchira le silence pour la quatrième fois ce soir-là. Nathalie décrocha, inquiète, espérant que c'était Djihad qui cherchait à la joindre depuis l'université. Elle attendit en vain une parole rassurante. A l'autre bout de la ligne soufflait le tempo lent d'une respiration. La nuit tombait sur la ville de Sherbrooke. Elle était seule à la maison, une fois encore aux prises avec ce mauvais plaisant qui téléphonait régulièrement depuis près de deux semaines.

Elle raccrocha le combiné, serra les dents pour réprimer une vague d'angoisse et fixa son propre visage qui se dupliquait dans la baie vitrée du salon. Elle avait besoin d'entendre la voix de son mari, qu'il l'écoute et l'apaise.

Tandis qu'elle composait le numéro du département de chimie, Nathalie perçut le ronronnement familier de la vieille Jeep Cherokee sur la rue Jeanne d'Arc et, rassurée, raccrocha. Elle ouvrit la porte alors que Djihad escaladait le perron de bois et l'accueillit avec un sourire crispé.

‒ Hello ! dit-il joyeusement en l'embrassant.

Elle lui rendit son baiser avec retenue, le regard plein d'inquiétude et de reproches.

‒ Ça n'a pas l'air d'aller… Je ne rentre pourtant pas si tard !

‒ On a encore eu des coups de téléphone, quatre ce soir, à une demi-heure d'intervalle, répondit-elle d'une voix angoissée.

‒ Peut-être quelqu'un qui se trompe…

‒ Ne dis pas ça, Djihad ! Tu sais très bien que ce n'est pas une erreur. Ça fait plus de deux semaines que ça dure, plusieurs fois par soirée. Aujourd'hui, c'est le record !

‒ C'est sûrement une personne qui cherche à nous joindre ; il y a sans doute un problème sur la ligne…

‒ Non !

Nathalie fit un effort pour recouvrer son calme et murmura d'une voix tremblante :

‒ Marie a réussi à me joindre hier vers 5 heures, et aucun de ceux qui voulaient nous contacter ne s'est plaint d'un dysfonctionnement quelconque. C'est un malade, Djihad, ou alors quelqu'un qui nous en veut !

Djihad Hassad prit sa femme dans ses bras et la serra contre lui, enserrant sa tête dans un geste tendre et protecteur.

‒ Ecoute, Bébé, personne ne nous veut du mal. C'est peut-être un gamin ou un type solitaire qui prend plaisir à effrayer les femmes seules.

‒ Je commence à avoir vraiment peur. Je t'en prie, fais quelque chose !

‒ Laisse sonner, branche le répondeur…

‒ C'est ce que je fais la plupart du temps, mais je ne peux pas vivre cachée derrière ta voix ! Et puis si tu veux vraiment me joindre…

Son timbre n'était plus qu'un murmure tremblant. Il la sentait tendue, glacée, prête à céder à la panique.

‒  Je t'en prie Djihad, faisons appel à la police…

Il lui opposa un sourire indulgent :

‒ La police ? C'est peut-être un peu excessif, non ? Ecoute, je contacterai "Bell Téléphone" pour essayer de savoir d'où viennent ces coups de fil.

‒ Quand ?

‒ Demain, promis, je m'en occupe dès que j'aurais un moment.

Le sourire, à peine esquissé, se gomma soudainement.

‒ Non, Djihad, pas dès que tu auras un moment, sinon tu ne le feras jamais.

Il prit un air penaud, persuadé qu'elle avait raison.

‒ D'accord, murmura-t-il. Alors demain matin, sans faute.

A nouveau, il serra Nathalie contre lui et elle se détendit un peu entre ses bras.

‒ Je t'aime, murmura-t-il dans le creux de son oreille.

‒ Je t'aime aussi… Avec toi, je n'ai plus peur.

Mais elle mentait. Elle avait une impression déchirante et tenace, un mélange d'angoisse et de désespoir, comme si l'hiver venait soudain de prendre possession de son cœur.


 

Vendredi 7 septembre

 

2

 

Brigitte perçut la rumeur d'une dispute depuis son laboratoire : Djihad avec sa voix bien posée, et celle plus rauque de Reza. Au premier abord, cela n'avait rien d'inhabituel ; Djihad Hassad et Reza Ajlani se querellaient régulièrement. Elle était même surprise de ne pas entendre Saïd Felouk qui, d'ordinaire, prenait le parti de Reza. Aujourd'hui pourtant, la discussion semblait plus sérieuse ; quelque chose dans l'intonation de Reza indiquait que le sujet était grave, le ton plus passionné. Les voix enflèrent sur la passerelle qui joignait les départements de chimie et de biologie jusqu'à résonner dans le couloir tout proche. Malgré la porte fermée, le bruit des hottes aspirantes et des pompes, Brigitte pouvait suivre la polémique sans avoir à tendre l'oreille.

‒ Je ne veux rien savoir de tout ça, cela ne me concerne pas, disait Djihad.

Reza Ajlani criait à présent lui aussi.

‒ Ça te concerne au contraire. Tu es Arabe toi aussi, tu ne peux pas rester neutre.

‒ Je ne suis pas Arabe ! Je suis Français et seul mon père était Syrien. Maintenant, je suis résident permanent au Québec et en instance de devenir citoyen Canadien. Je ne vois donc pas pourquoi je me mêlerais de tout ça !

‒ Que tu le veuilles ou non, le sang arabe coule dans tes veines ! Ton père est musulman, ne l'oublie pas…

Djihad laissa échapper un petit rire :

‒ Mon père est musulman parce qu'il a commercé avec les pays du Golfe. S'il avait visé des marchés au Tibet, il se serait fait bouddhiste !

‒ Il pratique, il respecte le Coran, c'est toi-même qui nous l'a dit.

‒ C'est sa culture, Reza ! Il est né en Syrie. Ma culture est française et je suis athée. Je ne vois pas comment je pourrais défendre Allah !

‒ Djihad, ça veut dire "Guerre Sainte" ; tu le sais, n'est-ce pas ?

‒ De guerrier, je n'ai que le nom et ce nom je ne l'ai pas choisi. Ce qui m'intéresse, c'est la Science, pas la religion ou la politique !

Le ton retomba soudain.

‒ Tout est lié Djihad. Tu joues les créateurs pour ta propre gloire et tu ne veux plus entendre parler de celui qui t'a tout donné. Si tu oublies Allah, Allah t'oubliera également. Tu ne peux pas ignorer ce qui se passe, tu ne peux pas rester à l'écart…

Il y eut un silence puis la voix de Djihad monta comme un vent de tempête :

‒ Ecoute-moi bien, Reza. Je sais ce qui se passe dans ton pays et ailleurs, mais je n'y peux rien. J'en ai déjà trop fait, malgré moi !

‒ Tu te voiles la face, mais pourras-tu te cacher longtemps dans ton laboratoire ?

‒ Retourne donc à tes chères études et laisse-moi tranquille !

Reza Ajlani répondit alors quelque chose, en arabe sans doute, que Brigitte ne comprit pas. Elle savait que Djihad ne parlait pas cette langue mais en comprenait quelques mots. Sa réaction ne se fit pas attendre :

‒ Reza, je t'ai dit que j'étais un modéré et un homme pacifique, mais je pourrais bien perdre patience si tu ne retournes pas tout de suite dans ton labo ! Je ne sais pas dans quelle langue je devrai te le dire : l'Islam ne m'intéresse pas. Je ne veux plus en entendre parler ! Et passe le message à tes amis ! Par contre, si tu veux discuter de chimie, tu seras le bienvenu…

Il y eut un claquement de porte puis un bruit de pas pressés. Dans le couloir tout près, quelques paroles à voix plus modérée meublèrent le calme revenu. Au bout d'une dizaine de minutes, Djihad Hassad entra dans le laboratoire, une tasse de café à la main. Un sourire, adressé à Brigitte, illumina son visage à la peau mate et aux traits réguliers, surmonté de cheveux drus où quelques mèches blanches annonçaient déjà l'âge de la maturité. La jeune femme lui rendit son sourire, mais elle sentit nettement que son directeur de thèse était tendu et contrarié. Il discuta un court instant avec François Lambert puis, déposant son mug sur la paillasse, s'approcha d'elle.

‒ Alors, ça va comme tu veux ? demanda-t-il d'une voix qu'il voulait calme.

‒ C'est pas pire, là ! répondit-elle. Je crois que ça a marché, mais je n'ai pas encore retraité tous les spectres…

‒ On voit ça demain alors ?

Brigitte esquissa un sourire gêné et baissa les yeux en murmurant :

‒ Tu sais bien que demain c'est le mariage de ma cousine…

‒ Alors, je vais devoir me ronger les sangs toute la fin de semaine ! blagua Djihad.

Il retrouva son sérieux et annonça :

‒ Je vais en profiter pour faire cette fameuse manip que je remets depuis un mois.

‒ Celle avec le triméthylaluminium ? demanda la jeune femme.

Djihad acquiesça.

‒ Tu es certain de ne pas avoir besoin d'aide ?

‒ Non, répondit-il en haussant les épaules. Julie a déjà fait cette réaction en utilisant vingt millilitres de réactif. Faire des prélèvements répétés est presque plus dangereux que d'utiliser toute la bouteille. Et puis, si ça tourne mal, j'aime autant qu'il n'y ait personne à proximité…

Il balaya la pièce du regard et toisa les bouteilles vides qui traînaient autour du poste de distillation.

‒ L'important est que tous les solvants inflammables soient entreposés dans l'armoire blindée ; comme ça, si la réaction s'emballe et prend feu, ça ne portera pas à conséquence.

Brigitte fit une moue dubitative.

‒ Tu vas utiliser de grandes quantités de THF, c'est risqué…

‒ S'il est parfaitement sec, il n'y aura aucun problème. Je viendrai tôt pour commencer la distillation et je préviendrai la sécurité.

Djihad aperçut Pierre Leroy qui passait la tête par la porte entrebâillée. Il lui fit un signe amical.

‒ Je suis à toi tout de suite, Pierre…

Puis, désignant un plateau métallique à larges bords, il ajouta :

‒ J'utiliserai un bac de rétention, comme ça, en cas de problème, le feu ne se propagera pas.

Brigitte sembla se détendre.

‒ Comme tu veux, dit-elle. J'espère que tout ira bien…

‒ Tout ira bien, assura Djihad sur un ton moqueur. Je n'ai pas encore complètement perdu la main et atteint le niveau d'incompétence maximale !

Brigitte éclata de rire à son tour. Ses yeux bleus pétillèrent. Elle allait renchérir mais se sentit soudain toute gauche et s'abstint. Après lui avoir souhaité un bon week-end, elle regarda Djihad rejoindre Pierre Leroy qui l'attendait. L'homme le saisit par les épaules dans un geste paternel en déclarant : « On peut discuter ? J'ai une bonne nouvelle… »

Le reste de la conversation se perdit dans le brouhaha du laboratoire lorsque le groom automatique referma lentement la porte. Brigitte faillit crier à Djihad qu'il avait oublié sa tasse, mais elle se ravisa. Cela lui ferait une bonne raison de le revoir…

Elle s'assit à son bureau et soupira : elle aimait sa démarche féline, ses larges épaules, ses yeux de chat et surtout sa voix chaude et tendre. Elle aurait aimé lui dire ce qu'elle ressentait, mais il y avait Nathalie. Bien sûr, elle avait peut-être ses chances. Il y avait eu… Et puis, à quoi bon y penser, elle n'en était même pas certaine. Que pouvait-elle faire, petite cruche ? Elle avait tenté de lui envoyer un courriel, mais la messagerie électronique semblait si impersonnelle, si peu appropriée à ce genre d'aveu. Devant lui, elle était fascinée, tétanisée, impuissante. Alors elle essayait au téléphone, sans jamais oser vraiment…

 

3

 

A la sortie de la prière du vendredi soir au centre culturel islamique de la rue Massé, Reza Ajlani et Saïd Felouk rejoignirent Muhamad Fadel. Ensemble, ils se dirigèrent à pied vers le logement que Reza occupait dans un des immeubles de la rue Drouillette, pratiquement face aux pistes de ski de fond du Mont Bellevue. Une fois la porte refermée, ils expliquèrent la situation à Muhamad. De dix ans leur aîné, celui-ci les écouta avec calme.

‒ Et alors, dit-il en arabe, il ne veut pas collaborer ! C'est dommage, car son aide aurait été précieuse pour le réseau. C'est un professeur, il est reconnu et a de l'influence. Mais je ne suis pas inquiet : il a conscience des risques ; il ne parlera pas.

‒ Comment peux-tu en être certain ? demanda Reza. S'il le fait, tu sais bien qu'il mettra tout le monde en danger.

Muhamad regarda pensivement les bois qui s'étendaient au-delà de la route et passa distraitement la main dans sa moustache noire de jais.

‒ Il faut faire quelque chose, déclara Saïd en tapant du pied.

Muhamad lui imposa le silence d'un ample geste de la main.

‒ Ayons confiance en Dieu. Loué soit le Prophète !

Reza ne releva pas. Il baissa les yeux en songeant qu'il avait fait le nécessaire.

 


Samedi 8 septembre

 


4

 

Lorsque Djihad sortit de sa Jeep, le soleil pointait au-dessus du Mont Bellevue dont le relief érodé dominait l'université. Il n'était pas 7 heures du matin, mais l'air déjà vibrant annonçait une journée chaude et claire. L'été jouait les prolongations. Djihad espérait que le beau temps durerait car il avait promis à Nathalie qu'ils iraient piqueniquer sur la plage du lac Stukely. Un instant, il contempla le large bâtiment à trois niveaux avec ses parements verts et sa passerelle vitrée qui le reliait au département de biologie. Les laboratoires désertés étaient sombres.

Il déverrouilla la porte principale et entra. A l'intérieur, on n'entendait que le ronronnement des ventilations. Il monta quatre à quatre les marches qui menaient au premier étage et s'engagea vers la passerelle en direction de son laboratoire, enclavé dans le domaine des biologistes, un peu à l'écart de ses collègues. Un parfum agressif de solvants et de réactifs régnait dans tout l'étage, mais Djihad ne détestait pas ces odeurs familières qui signaient l'univers de la chimie.

Un instant, il songea qu'il devait prévenir la sécurité de sa présence et téléphoner au service client de Bell. Il avait omis de le faire la veille, troublé par son altercation avec Reza Ajlani. Il décida néanmoins de démarrer la distillation avant toute chose. Il téléphonerait depuis le laboratoire en surveillant le déroulement des opérations. Le gros ballon tricol en verre contenait plus de six litres de THF, une sorte d'éther particulièrement inflammable. Bien que la distillation fonctionnât pratiquement en permanence au cours de la semaine, c'était sans nul doute un poste de travail à risque qui réclamait du soin et de la vigilance. Nombre de laboratoires de chimie étaient partis en fumée parce que ce genre de distillation avait échappé à tout contrôle, et les anecdotes de catastrophes évitées de justesse ne se comptaient plus.

En arrivant dans le laboratoire, Djihad fit une grimace : les abords de la hotte étaient encore encombrés par des bouteilles de solvants. Il maugréa en constatant que Brigitte n'avait pas dégagé le passage comme il le lui avait demandé la veille et n'avait pas non plus transmis la consigne à Laurent et François. C'était étonnant de sa part, elle qui était d'ordinaire si sérieuse. Il fronça les sourcils en s'apercevant qu'il s'agissait de bouteilles pleines : qui donc pouvait avoir fait de telles réserves ? L'armoire ignifugée était également bourrée de solvants inflammables. Décidément, les étudiants prennent vraiment des libertés avec la sécurité ! songea-t-il. Un moment, il hésita à déménager les flacons inutiles mais, pensant que cela lui demanderait trop de temps, renonça. Il réunirait son équipe et ferait un rappel sur la sécurité dès lundi.

En s'approchant, Djihad constata avec un certain plaisir que le montage de distillation avait été récemment nettoyé. Il sourit : Brigitte n'avait peut-être pas pris le temps de ranger les bouteilles mais elle lui avait facilité la tâche en préparant une nouvelle distillation. Il ajouta tout d'abord une généreuse portion de benzophénone, un additif utilisé comme indicateur coloré, puis sortit le bloc de sodium de son bain de kérosène qui le protégeait de l'humidité extérieure. Les mains gantées de latex, Djihad entreprit de tailler de larges copeaux dans le métal mou et malléable à l'aide d'un couteau. Sitôt exposées à l'air, les fines tranches argentées tournaient rapidement au gris mat, illustrant l'extrême réactivité du sodium qui s'oxydait à vue d'œil. Sans attendre, il rassembla les copeaux sur un papier d'aluminium plié en gouttière et, retirant l'un des bouchons du large tricol, fit dégringoler les morceaux de métal dans le THF. L'odeur entêtante du solvant lui chatouilla les narines malgré l'appel d'air créé par la hotte aspirante qui fonctionnait à plein régime. Il y décela aussi une autre odeur, piquante, suffocante et comprit soudain avec un pincement au cœur que quelque chose allait de travers. Il se recula précipitamment.

Dans le ballon, un chuintement inquiétant s'amplifia tandis que le liquide se mettait à bouillonner. Une longue flamme jaillit, hésita un instant puis bondit hors de la hotte. Le tricol éclata, laissant se développer une grosse boule de feu qui franchit allègrement les limites de la sorbonne. Incapable de baisser le panneau de protection destiné à contenir l'incendie, Djihad n'eut que le temps de s'écarter. Ses pieds s'emmêlèrent dans les bouteilles, ses bras battirent l'air, et il s'étala de tout son long ; le bruit de verre brisé fut couvert par le ronflement des flammes qui montaient maintenant sans retenue jusqu'au plafond, tandis qu'une fumée âcre se répandait dans toute la pièce. Le contact glacé du liquide lui gelait le dos mais son visage exposé au feu lui brûlait. Il comprit qu'il avait cassé des bouteilles de solvant inflammable qui ne tarderait pas à s'embraser à son tour. L'alarme incendie se déclencha, dérisoire.

Djihad tenta de se relever, mais dérapa sur le sol mouillé et couvert de débris, et s'affala lourdement sur le carrelage au milieu des tessons de bouteilles. Il hurla, les yeux écarquillés par la terreur, tandis que le feu prenait son élan. Son cri se perdit dans le souffle de l'explosion qui projeta, en tous sens, des morceaux de verre et des gerbes incandescentes.

 

5

 

José Lebeau, de l'équipe de sécurité de nuit, achevait sa dernière ronde dans le département de biologie lorsqu'il perçut un bruit de verre brisé bientôt suivi par la sonnerie de l'alarme incendie. Il courut jusqu'au bout du couloir qui menait au département de chimie. A travers la porte du dernier laboratoire, au bord de la passerelle, la lucarne filtrait une lueur dansante orangée : aucun doute, ce n'était pas une fausse alerte. José arracha le micro de sa radio et contacta le central. L'opérateur lui confirma que le sinistre avait été pris en compte :

‒ Les secours sont prévenus. On t'envoie des renforts, prends pas de chance !

‒ J'm'en vas checker si ya pas quelqu'un ! cria José.

Le vigile s'empara d'un extincteur et s'approcha prudemment : le ronflement de l'incendie et le tintement de la verrerie qui éclatait sous l'effet de la chaleur devenaient plus distincts au fur et à mesure qu'il se rapprochait. Soudain, il y eut un éclair et la vitre de la porte vola en éclats, projetant un jet de flammes qui vinrent lécher le plafond du couloir. Par réflexe, José Lebeau protégea son visage, mais il perçut nettement le souffle brûlant de la déflagration. Un instant, les flammes semblèrent refluer à l'intérieur de la pièce et, en s'approchant, l'homme réussit à jeter un regard par la lucarne pulvérisée. Déjà, la porte commençait à se consumer.

A l'intérieur, le spectacle était dantesque. Les flammes tourbillonnaient, sans cesse alimentées par de nouvelles bouteilles de solvant qui éclataient sous l'effet de la chaleur. Les hottes aspirantes, les paillasses, les étagères chargées de produits chimiques n'apparaissaient plus qu'à travers un brouillard mouvant de feu. L'air s'engouffrait par l'ouverture de la porte comme dans un aspirateur, attisant le foyer. José Lebeau savait que ce n'était sans doute que provisoire et qu'un retour de flamme embraserait peut-être bientôt le faux plafond du couloir. Il s'apprêtait donc à se reculer lorsque son regard fut attiré par une forme allongée qui se tordait dans le brasier. Il n'eut aucune peine à reconnaître un corps humain et sa gorge se serra.

Sans hésiter, il ouvrit la porte, laissant échapper un cri : la poignée était brûlante. Il grimaça en regardant sa main d'où irradiait une effroyable douleur. Protégeant son visage avec le revers du bras, il repoussa le battant d'un violent coup de pied puis, de sa main valide, dégoupilla l'extincteur qu'il avait traîné jusque-là. C'était une arme ridicule face à la puissance de l'incendie, mais il n'avait rien d'autre à sa disposition. Sans hésiter, il dirigea le jet d'eau pulvérisée en direction de la malheureuse victime, alors qu'une cavalcade résonnait dans le couloir. Il entendit trop tard le cri de ses collègues :

‒ Non José, pas celui-là !

Il eut à peine le temps de comprendre qu'il avait fait une erreur en utilisant un extincteur à eau. Ce fut comme si le feu, aiguillonné par cette attaque dérisoire, retournait toute sa rage contre le gardien. L'haleine brûlante de l'incendie le submergea, enflammant ses cheveux et ses vêtements. Il plongea sur le sol et tenta d'éteindre les flammes en se roulant par terre. Un flot de solvant enflammé se répandit dans le couloir, obligeant ses collègues à reculer. L'un d'eux parvint néanmoins à agripper José Lebeau et à le tirer hors de l'enfer. Un autre agent de la sécurité, armé d'une couverture ignifugée, se jeta sur lui et réussit à étouffer les flammes. Les deux hommes joignirent leurs efforts pour transporter le blessé à l'abri en attendant les secours.

— Tabarnak ! murmura le plus petit des deux en regardant le visage rouge et boursouflé de José Lebeau qui fumait encore, comme une pièce de viande tout juste sortie du grill.

L'autre cria dans sa radio :

‒ Blessé grave par brûlures, second niveau du département de chimie, sur la passerelle !

Puis les hommes s'accroupirent aux côtés du blessé qui gémissait faiblement.

‒ Tabarnak !  répéta l'homme en secouant la tête.

Derrière eux, insatiable, l'incendie avait franchi les limites du couloir et commençait à dévorer les bureaux et le laboratoire voisin. Tandis que d'autres hommes de la sécurité les rejoignaient, les lointains s'allumèrent du scintillement des gyrophares alors que montait le hurlement lugubre des sirènes et le mugissement des avertisseurs.

 

6

 

Nathalie s'étira et observa, encore ensommeillée, le soleil qui jouait dans les rideaux et inondait le plafond de la chambre d'une belle lumière douce et chaude. Depuis une heure déjà, le radioréveil diffusait un fond de musique régulièrement interrompu par un flash météo ou des bulletins d'information sur la circulation. Elle roula sur le côté, à la place qu'avait occupée Djihad. Son parfum imprégnait encore les draps. Il y avait aussi une autre odeur qui planait dans la maison, mais elle ne parvenait pas à l'identifier.

Nathalie sourit et rassembla ses idées. Elle était à présent de bien meilleure humeur. La veille, un nouveau coup de téléphone anonyme était venu perturber leur souper et Djihad avait réglé le problème en débranchant l'appareil, mais Nathalie ne s'était pas satisfaite de cette demi-mesure. Elle lui avait amèrement reproché de ne pas avoir contacté le service clientèle de Bell comme il le lui avait promis, et avait été de mauvaise humeur tout le restant de la soirée. Elle se sentait quand même un peu coupable de ne pas lui avoir fait la surprise comme elle l'avait projeté, mais son exaspération avait pris le pas sur l'excitation. Elle lui annoncerait la grande nouvelle à son retour…

Djihad l'avait assurée qu'il reviendrait en fin de matinée, dès qu'il aurait lancé cette fameuse expérience qui ne pouvait pas attendre. Nathalie n'avait pas bien compris ses explications, mais elle soupçonnait qu'il s'agissait d'une réaction chimique dangereuse qu'il voulait réaliser au calme. Qu'y avait-il donc de si important pour qu'il se remette à manipuler, lui qui était professeur et directeur d'un laboratoire actif et prospère ? Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver de l'inquiétude car, en cas de problème, personne ne serait là pour aider son mari. Elle avait hâte de le voir revenir. Pourtant, elle n'avait pas osé le dissuader d'aller au laboratoire.

Depuis quelque temps, elle sentait Djihad tendu, mal à l'aise, et il avait parfois des réactions brutales qui ne lui ressemblaient pas. Avait-il des problèmes à l'Université ? Ses projets semblaient pourtant avancer et le montage de la start-up prenait forme. Pierre Leroy avait réuni les investisseurs et les négociations allaient bon train : ils pouvaient dès à présent disposer d'un joli capital et la finalisation de l'achat du terrain où s'implanterait Catachimia n'était plus qu'une question de semaines. L'université, la ville de Sherbrooke et le gouvernement provincial apportaient également leurs contributions. Une telle collaboration ne pouvait pas se mettre en place en quelques jours seulement. Mais Djihad était un homme pressé… Etait-ce pour cela qu'il paraissait soucieux, parce que les choses n'allaient pas assez vite ?

Nathalie prit une douche et avala un bol de céréales, des toasts ainsi que du café que Djihad avait laissé au chaud, puis elle prépara un piquenique qu'ils emporteraient au parc du Mont Orford : viande fumée, jambon, œufs durs, salade de maïs et poivrons feraient l'affaire. Il était 9 heures passé lorsqu'elle enfila un T-shirt et un short par-dessus son maillot de bain : c'était sans doute l'une des dernières occasions avant l'hiver de se prélasser au soleil et de se baigner dans les eaux tièdes du lac Stukely. Déjà, les feuillages commençaient à se parer de couleurs merveilleuses ; les matinées fraîchissaient et le soleil se couchait sensiblement plus tôt.

Nathalie ouvrit en grand les doubles rideaux de la chambre à coucher et ce qu'elle découvrit la figea de stupeur. D'où elle était, elle n'apercevait pas les bâtiments de l'université, mais elle ne pouvait ignorer l'épais panache roussâtre qui voilait à présent le soleil. Il y avait un incendie, quelque part sur le campus ou à proximité, aux résidences "Le Montagnais" peut-être. Elle se souvint tout à coup que le mugissement des sirènes l'avait réveillée une heure plus tôt, mais elle n'y avait alors pas prêté attention, encore égarée dans un demi-sommeil. Son cœur se serra et après avoir dévalé les escaliers, elle courut vers le téléphone. Elle ragea en constatant que le combiné était toujours débranché : Djihad l'avait déconnecté la veille, après ce nouvel appel anonyme. Elle le reconnecta et composa hâtivement le numéro : la ligne de son laboratoire était occupée ; sans doute était-il lui-même en communication… Elle se morigéna et se força à reprendre son calme.

A nouveau, elle regarda par la fenêtre et renonça à l'ouvrir car l'odeur de brûlé était de plus en plus présente, même si le vent ne chassait pas la fumée en direction de la ville. On devinait la pulsation des gyrophares bleus et rouges à travers les arbres : la police devait bloquer le boulevard de l'Université. Un moment, elle espéra que c'était une voiture qui avait pris feu mais songea que ce devait être plus grave. Ses mains se mirent à trembler sous le coup de l'émotion et, fébrilement, elle alluma le poste de radio. On y parlait de sport et de politique, mais il n'était nulle part fait mention d'un incendie à l'université de Sherbrooke.

Sans cesser d'écouter les informations, Nathalie rangea le piquenique dans le réfrigérateur et tenta, une nouvelle fois, de joindre Djihad : c'était toujours le même bipbip lancinant… Elle songea soudain que s'il était arrivé quelque chose de grave, les lignes téléphoniques de l'UdS avaient été certainement coupées pour ne pas interférer avec les demandes de secours. L'explication la rassura un peu, mais elle se demanda aussitôt pourquoi Djihad n'avait pas utilisé son téléphone cellulaire. L'appel sur son mobile débouchait obstinément sur sa messagerie. Elle vérifia qu'il ne l'avait pas oublié dans l'entrée et ne le trouva nulle part.

Le téléphone sonna enfin. Elle se rua sur le combiné qu'elle faillit lâcher dans la précipitation. Son "Allo" se perdit dans le brouhaha des annuaires et des pots à crayons renversés.

‒ Nath ? demanda une voix familière.

C'était Raphaël Landry, un des journalistes de "La Tribune", le principal quotidien de l'Estrie pour lequel Nathalie travaillait comme documentaliste.

‒ Ton mari travaille bien au département de chimie de l'UdS ? continua l'homme.

‒ Oui, répondit-elle d'une voix enrouée par l'émotion.

‒ Peux-tu me le passer ? Il y a un gros feu dans un des laboratoires.

‒ Que se passe-t-il exactement ? balbutia Nathalie. Il est parti travailler ce matin…

Son correspondant marqua une hésitation.

‒ Enfin, je ne sais pas… C'était pour lui demander des précisions… Je croyais qu'il était au courant…

Gêné, Raphaël Landry mit rapidement fin à la conversation, non sans avoir cependant tenté de rassurer la jeune femme.

‒ Inquiète-toi pas. C'est normal qu'y donne pas de nouvelles ; toute doit être bloqué avec les secours…

Nathalie raccrocha, tremblante comme une feuille dans la bise et tenta vainement de recouvrer son calme. De retour dans la chambre, elle s'assit sur le lit, et les mains posées à plat sur les cuisses, écouta la radio en fixant le ciel d'un regard implorant.

 

7

 

Pierre Leroy descendit de voiture et se couvrit immédiatement la bouche et le nez avec un mouchoir. Même à cette distance, l'odeur était difficilement supportable et, bien qu'il avançât dans le vent, on percevait nettement la senteur âcre des produits chimiques.

Jacques-André Hamel, le directeur du département de chimie, l'avait prévenu chez lui une demi-heure plus tôt et il s'était immédiatement précipité vers l'université. Il avait eu beaucoup de difficultés à se frayer un chemin car la police barrait tous les accès en direction de la rive sud de la rivière Magog. A chaque fois, il avait dû justifier son identité et attendre que les policiers se soient renseignés sur son compte. Malgré l'heure matinale ‒ il était 8 heures ce samedi matin ‒ la rue King-Ouest était totalement bloquée. De l'autre côté du pont Jacques Cartier, au contraire, c'était le no man's land. Les feux continuaient de régler une circulation inexistante et l'on devinait les habitants inquiets, retranchés derrière leurs fenêtres. Des véhicules de la Police Municipale et de la Sûreté du Québec sillonnaient lentement le boulevard de l'Université et les rues alentour. Un hélicoptère tournoyait au-dessus du brasier. En quittant sa maison de Fleurimont, Pierre Leroy avait entendu à la radio l'appel du directeur de la Sûreté Municipale qui invitait les habitants à rester calfeutrés chez eux. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'on avait besoin de lui : évaluer le risque chimique était une priorité, même si le vent poussait heureusement la fumée vers les bois plutôt que sur la ville.

Vu depuis le boulevard Jacques Cartier, le spectacle était impressionnant, bien qu'éloigné de plus d'un kilomètre : l'université était dominée par un immense champignon roussâtre qui masquait le soleil avant de se diluer paresseusement dans l'azur. D'où il était, Pierre Leroy pouvait apercevoir une large cicatrice charbonneuse, vomissant une fumée dense, qui amputait l'extrémité Est du département de biologie. En se rapprochant, il fut soulagé de constater que le département de chimie ne semblait pas trop touché mais grimaça soudain en réalisant que le feu dévorait le laboratoire de Djihad. L'incendie n'était pas encore maîtrisé car on pouvait deviner des flammes au dernier étage lorsque le vent houspillait l'épaisse fumée.

Après avoir franchi le dernier barrage de police qui interdisait l'accès à l'université, Pierre Leroy se fraya un passage au milieu des camions de pompiers. Plusieurs centres de secours des localités environnantes avaient été appelés en renfort car on craignait sans doute que les laboratoires voisins ne s'embrasent à leur tour. Heureusement, le bâtiment était séparé du sinistre par une passerelle d'une vingtaine de mètres, libre de tous matériaux combustibles, et les flammes n'avaient pu atteindre les laboratoires de synthèse qui contenaient d'importantes quantités de solvants inflammables.

A sa descente de voiture, Pierre Leroy se présenta immédiatement au policier le plus proche. Celui-ci le conduisit sans délai auprès d'un petit groupe d'hommes qui conversaient en contrebas du parking où lui-même avait coutume de stationner son véhicule. De là, on avait une vue imprenable sur le sinistre qui consumait tout le niveau supérieur du bâtiment. Au premier étage, en revanche, les pompiers semblaient contrôler la situation.

Les hommes le saluèrent rapidement. Il y avait des officiers de police, des pompiers, le responsable de la sécurité et plusieurs membres du conseil de direction de l'université. Parmi eux, Pierre Leroy remarqua une jeune femme à l'allure sportive et énergique qui portait une tenue d'intervention au feu : elle lui fut présentée comme étant Maryse Tremblay, inspectrice-enquêtrice auprès des Services d'Incendie de la MRC de Sherbrooke.

‒ Professeur Leroy, j'ai besoin d'évaluer le risque chimique et la charge combustible encore présente dans les locaux à proximité du sinistre, dit-elle sans préambule. Les services de sécurité de l'UdS m'ont affirmé que vous étiez le plus à même de nous fournir ces informations.

‒ Heureusement, répondit-il, le principal risque provient du département de chimie situé de l'autre bord de la passerelle. Nous utilisons tous les solvants organiques auxquels on peut avoir recours en synthèse : hydrocarbures, éthers, esters, solvants chlorés… Beaucoup de réactifs dangereux aussi, mais en plus petites quantités. A mon avis, le principal danger provient des solvants, surtout des éthers et du THF, car ils peuvent former des peroxydes explosifs.

Lorsqu'elle eut achevé de griffonner quelques notes sur un calepin, Maryse Tremblay demanda :

‒ Quelle quantité de solvants était présente dans le laboratoire du professeur Hassad ?

‒ Je ne sais pas exactement, mais je dirais autour de 20 ou 30 litres au total. La plupart bien sûr devaient être enfermée dans une armoire ignifugée.

‒ Il semble que cela n'ait pas été le cas, lâcha la jeune femme.

‒ Que voulez-vous dire ?

‒ D'après l'expérience que j'ai des incendies, il semble qu'il y ait eu beaucoup plus que 20 ou 30 litres de solvant accessible aux flammes.

Elle désigna le bâtiment. L'incendie diminuait d'intensité et semblait totalement circonscrit à l'étage inférieur.

‒ Il y a moins d'une demi-heure, c'était l'enfer là-dedans et, pour que le sinistre ait pu se propager à une telle vitesse, il fallait au moins 100 litres de combustible laissés sans protection particulière dans le laboratoire. Les témoins rapportent que le feu s'est étendu très rapidement.

‒ Il devait y avoir une bouteille d'oxygène dans le labo. Cela a certainement activé la combustion…

‒ Il y avait des bouteilles de gaz, c'est certain, confirma l'enquêtrice. Nous avons dû élargir le périmètre de sécurité parce que des bombonnes éclataient sous l'effet de la chaleur…

‒ Heureusement, précisa Pierre Leroy, la bouteille d'hydrogène se trouvait dans l'autre aile du bâtiment.

‒ Par contre, j'ai de bonnes raisons de penser qu'il y avait des métaux alcalins comme du sodium, expliqua Maryse Tremblay. Un agent de sécurité a tenté d'intervenir et il a utilisé un extincteur à eau, ce qui n'a fait qu'attiser le sinistre.

Pierre Leroy réfléchit en se mordant les lèvres.

‒ Je suis rentré dans le laboratoire de Djihad Hassad hier au soir ; je devais discuter avec lui de divers problèmes. C'est vrai qu'il y avait beaucoup de bouteilles à terre, mais ça ne m'a pas surpris. Il y avait un poste de distillation dans cette pièce et il n'est pas rare qu'en fin de semaine les bouteilles vides s'entassent. Nous nous en servions, nous aussi, parce que ce laboratoire disposait d'une hotte aspirante qui permettait d'installer des montages de grande taille. C'était plus pratique et plus sécuritaire

‒ Il semble en effet que le sinistre a débuté à ce niveau.

‒ Ce peut être la distillation de THF alors… hasarda Leroy. Ce solvant est un éther très utilisé en synthèse organique, mais comme je vous le disais, il forme très facilement des peroxydes explosifs. Les accidents sont rares mais toujours dévastateurs.

‒ Vous voulez parler du tétrahydrofuranne, n'est-ce pas ?

‒ Oui, le THF pour nous chimistes.

Pierre Leroy regarda en direction des laboratoires. D'épais panaches de vapeur grisâtre s'échappaient des fenêtres pulvérisées à travers lesquelles on devinait le faux plafond effondré. L'intérieur du bâtiment semblait totalement calciné.

‒ Il faudrait demander à Djihad Hassad. C'était son laboratoire. Je suppose que vous l'avez prévenu…

Personne ne répondit et Pierre Leroy ajouta :

‒ Je n'ai pas réussi à le joindre sur son portable, ça ne répondait pas chez lui non plus. Je ne suis pas passé le chercher car je supposais qu'il était déjà sur place…

Les officiers des services de secours se regardèrent en silence puis fixèrent la pointe de leurs bottes. Le chef des pompiers, un grand gaillard au regard clair et triste, toussota avant de déclarer :

‒ C'est aussi pour cela que nous vous avons fait venir, Professeur Leroy…

‒ Que voulez-vous dire ? demanda le chimiste avec inquiétude.

‒ Il y avait quelqu'un dans le laboratoire.

‒ Qui ? Qui est-ce ? s'écria Pierre Leroy. Est-il blessé ?

‒ L'agent de la sécurité qui est intervenu dans les premières minutes a repéré un corps dans le brasier. Il a tenté de le sauver, mais il a été lui-même gravement brûlé…

‒ Vous voulez dire que quelqu'un est mort ? Quelqu'un qui se trouvait dans le laboratoire au moment de l'accident ?

­‒ Malheureusement, nous sommes arrivés trop tard. Le corps est totalement carbonisé. D'après sa taille, on peut supposer qu'il s'agissait d'un individu de sexe masculin…

‒ Pierre, murmura Jacques-André Hamel, nous avons de bonnes raisons de craindre que Djihad soit mort dans l'incendie…

‒ Djihad ! Djihad Hassad… Pauvre Nathalie, Mon Dieu, j'aurais dû y penser !

‒ Comment cela ? demanda un officier de la Police Municipale qui arborait une large moustache.

‒ En entrant dans son laboratoire hier, je l'ai entendu discuter avec une de ses étudiantes en thèse de doctorat. Il parlait de venir travailler cette fin de semaine, mais ça m'était sorti de la tête…

‒ Je suis désolé, Monsieur Leroy, dit le policier, mais je vais avoir besoin de vous poser quelques questions afin de l'identifier. Comme vous pouvez imaginer, nous préférons ne pas imposer cela à son épouse.

‒ Je comprends…

‒ Nous avons aussi trouvé son auto sur le stationnement…

L'officier de police désignait une Jeep Cherokee rouge d'un modèle ancien, encaissée entre deux véhicules de secours. Pierre Leroy sembla se tasser sur lui-même; il paraissait encore plus petit, plus fragile.

‒ C'est bien la sienne, Ça ne fait aucun doute.

Le policier confirma l'identification du véhicule.

‒ La plaque d'immatriculation a été établie au nom de Djihad Hassad, résidant permanent au Canada, domicilié 3128 rue Jeanne d'Arc à Sherbrooke.

‒ Croyez bien que je compatis, Professeur Leroy, déclara Maryse Tremblay sur un ton grave. Avez-vous une idée de la raison qui aurait pu pousser Djihad Hassad à venir travailler à une heure aussi matinale ?

Pierre Leroy esquissa un rictus sinistre.

‒ Djihad était un jeune professeur passionné qui vivait pour la recherche. Nous nous étions d'ailleurs associés dans un projet de grande envergure et les crédits qu'il avait obtenus étaient très importants. Cela lui permettait d'accueillir des étudiants en thèse de doctorat et des chercheurs étrangers tels que Wei Li, Quan Chung et François Lambert et divers autres stagiaires. Malgré ses responsabilités et sa charge de cours à l'université, il travaillait occasionnellement à la paillasse, chose qu'on ne fait plus guère à son niveau…

Pierre Leroy était manifestement très ému. Il prit sur lui pour continuer.

‒ Un nouvel assistant de recherches devait arriver de l'université d'Edmonton et, dans la disposition actuelle des locaux, Djihad n'aurait plus eu de place pour manipuler. Sans doute voulait-il tester quelques idées nouvelles avant son installation.

‒ Avait-il une raison quelconque de distiller un solvant ? demanda l'experte du service d'incendie.

Pierre Leroy réfléchit quelques secondes puis soupira :

‒ Beaucoup de réactions chimiques sont réalisées dans des solvants repurifiés au laboratoire. C'est sans doute pour cette raison qu'il distillait du THF…

Le policier insista.

‒ Avait-il un signe particulier ?

‒ Il était marié… Il avait une alliance à l'annulaire.

‒ Il semble l'avoir perdue, peut-être a-t-elle fondu…

Pierre Leroy resta hébété. Il finit par murmurer :

‒ Je crois qu'il porte encore une broche au tibia gauche… Il avait fait une mauvaise chute en ski il y a une couple d'années, une fracture ouverte je crois, mais je n'en suis pas certain. C'était avant son arrivée au Québec. Il l'avait mentionnée une fois qu'il était tombé dans les escaliers car il avait peur de s'être à nouveau brisé la jambe.

Il sourit tristement au souvenir de ces péripéties qui marquaient un temps à présent révolu.

‒ C'était un garçon athlétique, dynamique, toujours pressé. Il montait et descendait les escaliers à toute vitesse.

‒ Peut-être pourriez-vous nous procurer des radios… demanda le policier. Cela accélèrera l'identification.

Le vieux chimiste hocha tristement la tête et lui adressa un regard bleu embué de larmes.

‒ Où est-il ?

L'homme désigna une ambulance qui attendait, tous feux éteints.

‒ Je veux le voir !

Un silence gêné accueillit la requête.  Leroy insista :

‒ Préférez-vous que ce soit sa femme ?

‒ L'identification visuelle ne sera pas nécessaire, Professeur Leroy, objecta Maryse Tremblay. Le corps a été totalement carbonisé …

‒ Je veux le voir !

L'experte et l'officier de police échangèrent un regard douloureux. L'homme mâchonnait ses bacchantes avec embarras.

‒ Je dois vous prévenir que ce sera un moment très difficile, Monsieur Leroy, finit-il par annoncer en faisant signe de le suivre.

En contournant le véhicule, Pierre Leroy découvrit une civière sur laquelle était étalée une enveloppe noire en plastique épais, scellée de tout son long par une fermeture Eclair. Ils s'approchèrent et le policier de faction s'écarta. Le sac semblait curieusement aplati, comme vide de contenu, à l'exception d'un unique renflement à une extrémité.

Lorsque l'un des infirmiers ouvrit la glissière, le vieux professeur rassembla tout son courage. Le contenu était aussi sombre que le sac de l'identité judiciaire. Puis il devina la forme. Moins que le spectacle, c'était le souvenir de son ami qui le glaçait d'effroi. De Djihad Hassad, il ne restait plus qu'une momie carbonisée à l'expression cauchemardesque. Ses cheveux, ses vêtements avaient totalement brûlé, rendant impossible toute identification superficielle. Une odeur indescriptible émanait du cadavre calciné.

‒ Difficile à dire, souffla-t-il. C'est affreux.

‒ Le corps est de grande taille… fit remarquer l'un des policiers.

‒ Djihad mesurait plus de 6 pieds de haut. Les deux étudiants qui travaillaient dans cette pièce, François Lambert et Laurent Maltais, sont plus petits. Laurent ne venait que rarement au laboratoire les fins de semaines. Quant à François, il ne devait pas être beaucoup plus grand que moi…

Nul ne protesta. Pierre Leroy ne devait manifestement pas sa notoriété à son physique : petit, malingre, il avait un regard délavé et des rides déjà trop marquées pour son âge, mais ses yeux pétillaient d'intelligence et, malgré l'émotion qui l'étreignait, il ne manquait pas de prestance et avait un charisme indéniable.

Il détourna le regard. Dans le bâtiment, les lances d'incendie avaient noyé les flammes. L'eau mousseuse chargée d'agents retardateurs ruisselait sur la route comme dans le lit d'un torrent. Tous pleuraient sous l'effet des vapeurs irritantes que le vent changeant rabattait maintenant vers eux. Des groupes de pompiers équipés de systèmes autonomes de respiration se pressaient vers l'entrée du département.

‒ Nous allons envoyer le corps à Montréal pour autopsie et analyse… de ce qui en reste, précisa le policier. Sans doute l'examen dentaire nous donnera-t-il une réponse définitive.

‒ Je ne me fais plus aucune illusion sur ce point, murmura Pierre Leroy.

Il ajouta en secouant la tête :

‒ C'est une mort tellement affreuse !

Fixant à nouveau l'officier de police, il soupira :

‒ J'imagine que vous attendez aussi de moi que je prévienne sa femme…

‒ Vous étiez son ami… Je crois que c'est votre triste privilège, en effet.

Le vieux professeur tourna les talons et se dirigea lentement vers sa voiture avec des gestes d'automate.

‒ Nous vous contacterons lorsque nous aurons davantage d'éléments, Professeur Leroy, lui cria Maryse Tremblay.

Pierre Leroy ne se retourna pas.

En chemin, il croisa le recteur de l'université qui lui adressa un regard affolé, mais il ignora ses interrogations et continua sa route. Il retournait la terrible nouvelle dans sa tête et ne savait pas comment l'annoncer à Nathalie. Il téléphona à son épouse qui était souffrante. Lui parler lui redonna un peu de courage. Pourtant, dès qu'il se retrouva seul aux commandes de son véhicule, il prit conscience qu'il allait faire l'une des choses les plus difficiles de sa vie. Plus difficile encore parce que, d'une certaine manière, il en était responsable.

 

8

 

Nathalie posa son front contre le vitrage et crispa les poings jusqu'à ce que ses ongles meurtrissent ses chairs. Elle n'avait cessé de zapper jusqu'à ce que la chaîne de télévision communautaire confirme qu'un incendie avait éclaté au département de chimie de l'UdS. Les informations n'étaient que fragmentaires et la situation paraissait assez confuse. En dehors des hauts responsables alertés pour la circonstance, le personnel du département n'avait pas été autorisé à s'approcher, pas plus que les journalistes. Un hélicoptère passait et repassait sans cesse au-dessus du quartier dans un battement de pales assourdissant, à tel point que Nathalie devait alors se rapprocher de la télévision pour capter les détails. On parlait d'évacuer une partie de la ville ainsi que l'Ouest d'Ascot et le Nord de Rock-Forest en raison des vapeurs toxiques émises par l'incendie, mais le vent semblait changer de direction et le sinistre était sur le point d'être maîtrisé. Les riverains avaient néanmoins été priés de rester chez eux jusqu'à nouvel ordre.

Nathalie avait hésité à sortir, déchirée entre l'espérance d'un coup de téléphone qui la rassurerait et le besoin impérieux d'aller aux nouvelles. Mais à quoi bon quitter la maison ? C'était ici que Djihad devait revenir. De toute manière, on ne la laisserait sans doute pas approcher du brasier. Depuis l'appel de Landry, le téléphone était resté muet, comme s'il hésitait à transmettre une mauvaise nouvelle. Dix fois, elle avait tenté de joindre Pierre Leroy et chaque fois, elle était tombée sur le répondeur. Toutes les cinq minutes, elle composait le numéro du portable de Djihad mais c'était sa boîte vocale qui l'accueillait… L'avait-il abandonné dans son bureau en évacuant les locaux ? L'attente était intolérable et elle n'avait personne pour la renseigner. Elle n'avait pas les coordonnées de ses étudiants et pour certains, elle ne connaissait même pas leurs noms de famille. Et puis à quoi bon ? En sauraient-ils davantage sur les évènements ?

Une fois encore, Nathalie jeta un coup d'œil par la fenêtre : sur la hauteur, le panache de fumée semblait avoir diminué d'importance et les volutes de vapeur grise avaient supplanté le lourd champignon sombre qui s'étalait sur un ciel sans nuage. Son attention fut soudain attirée par une voiture noire décorée d'aigles gris qui venait se ranger le long du trottoir, juste devant la maison. Elle reconnut immédiatement le gros véhicule tout-terrain de Pierre Leroy et eut un mauvais pressentiment : s'il ne l'avait pas appelée, c'est qu'il était arrivé quelque chose de grave. En s'avançant sur l'allée, il regarda dans sa direction et ne lui rendit pas le signe amical qu'elle lui adressait comme pour conjurer le mauvais sort. Elle comprit soudain et une détresse infinie s'insinua en elle.

Les jambes flageolantes, Nathalie dégringola l'escalier qui menait dans l'entrée et ouvrit la porte, chancelante. Dans le petit vestibule où l'on rangeait les bottes et les manteaux d'hiver, elle eut un étourdissement et faillit tomber. Elle s'accrocha à la porte qui pivota violemment sur ses gonds. Pierre Leroy se tenait sur le perron, les yeux rougis, le dos voûté, comme écrasé par le destin.

‒ Non, non ! implora Nathalie en se jetant dans ses bras, le faisant trébucher. Elle martela ses épaules de ses poings fermés et le petit homme recula sous l'effet de cette charge désespérée qui le repoussa sur l'allée.

‒ Je suis désolé, Nathalie, dit-il d'une voix blanche. Il y a eu un accident…

‒ Il est … ?

‒ Il était seul, poursuivit-il, brisé par l'émotion. Il y a eu un problème, on ne sait pas encore de quelle nature… Une explosion suivie d'un incendie. Il n'a pas pu sortir.

Nathalie lâcha la chemise de Pierre Leroy et se laissa glisser à terre en hurlant. Emma Robitaille, qui habitait le pavillon voisin, sortit de chez elle pour venir aux nouvelles. Elle n'avait entendu les informations que tardivement et ne s'était pas inquiétée car elle n'avait pas imaginé un seul instant que Djihad puisse se trouver sur place. En voyant Nathalie à genoux, les épaules secouées par les sanglots, elle sut qu'il était arrivé un malheur. Pierre Leroy, le visage décomposé, creusé de rides profondes, tentait de relever la jeune femme en lui murmurant des mots de réconfort qu'elle refusait en criant et en se débattant. Emma s'approcha, entourant Nathalie avec la douceur d'une mère et aida le vieux professeur à transporter la malheureuse dans le salon.

 

9

 

Laurent Maltais regardait le spectacle depuis la fenêtre du deux et demi qu'il louait dans un immeuble de la rue Kingston. D'où il était, il ne voyait pas grand-chose mais, rien qu'à la taille du nuage de fumée qui roulait dans sa direction et oblitérait le ciel, il devinait que l'incendie était terrible. Il grimaça en apercevant le reflet roux des flammes qui illuminaient  périodiquement les volutes sombres. Cent fois il avait imaginé le jour où le laboratoire s'embraserait, mais il n'avait jamais vu les choses de cette manière. C'était plus sale que dans ses rêves, lorsque, parvenu au bout de son courage et de sa bouteille de scotch bas de gamme, il s'écroulait en échafaudant sa vengeance.

 

10

 

Maryse Tremblay n'avait jamais apprécié Denis Ouellet et ce fut sans le moindre plaisir qu'elle le vit émerger de sa Lumina bleu nuit. Dès leur première rencontre, alors qu'il venait d'intégrer la Police Municipale, elle l'avait jugé imbu de lui-même et dénué de toute humanité. Il était de plus horriblement macho. En dépit d'un physique plutôt attrayant, grand et bien bâti avec de longs cheveux bruns rassemblés par un catogan, il avait un regard soupçonneux et méprisant et des traits un peu grossiers. Malgré cela, il avait tenté de la séduire à plusieurs reprises et avait mal encaissé ses rebuffades successives. Depuis, leurs rapports étaient tendus et elle ne l'estimait guère que pour ses compétences et sa ténacité.

Le policier lui adressa un vague signe de tête qui fit voler sa queue de cheval avant de saluer plus franchement l'assistance masculine. En tant qu'experte auprès des services d'incendies, Maryse Tremblay était une interlocutrice incontournable, mais il prenait un malin plaisir à l'ignorer ostensiblement. Comme elle enlevait son équipement près de sa voiture d'intervention, il alluma un cigarillo et s'approcha d'elle :

‒ Alors, Maryse, ça va-tu ? Quoi de neuf chez vous ?

‒ Tu le vois toi-même, dit-elle en désignant les décombres fumants vers lesquels s'avançait une nouvelle équipe de pompiers harnachés de systèmes respiratoires.

‒ Quand me feras-tu la visite guidée ?

‒ Pas avant demain, dit-elle en passant la main dans ses cheveux plaqués avec une lassitude feinte. Je suis allée sur la passerelle et la chaleur était à peine supportable. On ne pourra pas accéder librement aux locaux avant plusieurs heures, des jours peut-être, à cause des vapeurs toxiques et des risques de reprise.

‒ As-tu une idée de la cause ? interrogea le policier.

‒ Un problème sur une distillation de solvant… répondit-elle laconiquement.

‒ Un problème ? Quel genre de problème ?

‒ Je n'en sais rien pour le moment. A priori, c'est un accident…

‒ Un accident…répéta Ouellet avec une moue dubitative. Il semble y avoir eu pas mal d'accidents à l'université ces dernières années…

‒ Présentement, nous n'avons aucune raison de suspecter un acte criminel, affirma l'experte en refermant le haillon de son break de fonction.

‒ Présentement, il y a déjà un mort et un membre du service de sécurité qu'à l'air d'un mort deboute. Certains disent que sa messe est dite ! rétorqua Ouellet en se plaçant sur le chemin de Maryse Tremblay qui cherchait à lui fausser compagnie.

‒ Ce sera au coroner d'ouvrir une enquête pour homicide s'il le juge utile…

‒ C'est pour ça que je suis là. J'aime prendre les choses au commencement. La meilleure façon de ne pas avoir de retard, c'est d'anticiper !

Maryse esquissa un sourire ironique.

‒ Alors rendez-vous demain matin à 8 heures. Pour le moment, no way ! A ma demande, les pompiers ont cessé d'arroser pour ne pas détruire tous les indices et ils resteront en veille toute la fin de journée et toute la nuit prochaine, en cas de nouveau départ de feu.

‒ Va pour 8 heures. C'est un plaisir de travailler avec toi, Maryse. J'adore ton amabilité… et ta nouvelle coupe de cheveux !

‒ Je donne autant que je reçois…

Elle ajouta sur le ton de la boutade :

‒ Je ne te propose pas de dîner avec moi…

‒ Si tu es prise à dîner, peut-être seras-tu libre pour souper un de ces soirs, répondit l'enquêteur du tac au tac.

Elle ne releva pas et, tout en se coulant dans son véhicule, se contenta de lui faire un signe de la main qu'il aurait très bien pu interpréter comme une invitation à dégager de sa vue.

‒ Maudite fimelle ! maugréa Ouellet en la regardant s'éloigner en direction des bâtiments de la sécurité.

Puis percevant le regard moqueur d'un policier en uniforme qui s'était approché et devait avoir tout entendu de la conversation, il s'écria à son intention :

‒ Va chier, toé !

 

11

 

Prostrée sur le canapé, Nathalie retardait le plus possible le moment où elle devrait ouvrir les yeux. Elle sentait une présence tout près d'elle, des mouvements, une odeur de café chaud, mais elle s'efforçait de les ignorer. Les larmes roulaient sous ses paupières closes et sa main droite se crispait sur son mouchoir, mais elle se refusait à bouger. Elle aurait voulu ne penser à rien mais c'était impossible. Dans son esprit, les souvenirs étaient confus. Elle se rappelait seulement que Pierre Leroy et Emma Robitaille l'avaient transportée dans le grand canapé du salon lorsqu'elle s'était écroulée, en état de choc. Elle avait trouvé assez de force pour les dissuader d'appeler une ambulance : elle voulait rester chez elle si jamais…

Elle ne parvenait pas à croire à la mort de Djihad ; elle refusait de se persuader que tout était fini. Pourtant, elle savait bien que les faits s'imposeraient à elle lorsqu'elle ouvrirait les yeux, qu'elle découvrirait le doux et triste sourire d'Emma, le visage ravagé de Pierre Leroy, les vêtements, les bibelots, le piquenique … Le téléphone avait sonné tant de fois ce matin. Même si les médias n'avaient pas encore annoncé la disparition de Djihad, les amis, les connaissances venaient aux nouvelles. Pierre répondait au téléphone tandis qu'Emma restait près d'elle, prévenante, maternelle. Nathalie savait combien elle lui devait.

Epouse d'un agent de la Sûreté du Québec décédé deux ans après son départ en retraite, Emma n'avait jamais pu avoir d'enfant et débordait d'affection et de compassion. Petite dame replète et sémillante, elle avait tout de la grand-mère gâteau. Elle avait aidé le jeune couple émigrant à s'acclimater à sa nouvelle vie et s'était plus particulièrement liée d'amitié avec Nathalie qui retrouvait un peu en elle la mère qu'elle n'avait jamais vraiment connue. Les deux femmes se voyaient presque quotidiennement et sa présence réconfortante aidait la jeune Française à supporter les soirées solitaires et les fins de semaines que Djihad passait dans son laboratoire. Il travaillait tellement ! Une nouvelle fois, Nathalie tenta de repousser les souvenirs qui affluaient, implacables.

Emma Robitaille s'approcha de la jeune veuve et caressa ses longs cheveux bruns.

‒ Il faut manger quelque chose, Nathalie, murmura-t-elle doucement.

La jeune femme ouvrit les yeux et se redressa à demi puis se força à avaler le liquide brûlant à petites gorgées, mais ne toucha pas aux gâteaux qu'Emma avait apportés. Pierre Leroy s'approcha à son tour.

‒ Merci, sanglota Nathalie, merci de me soutenir.

‒ C'est le moins que je puisse faire, répondit-il avec une certaine gêne.

Elle les regarda tour à tour et tenta d'esquisser un sourire, mais son visage se chiffonna comme celui d'une vieille femme. A nouveau, les larmes roulèrent sur ses joues. Pierre Leroy la prit dans ses bras jusqu'à ce que les pleurs cessent de secouer son corps frêle.

‒ Ça va aller maintenant… dit-elle en se dégageant. Je crois que je vais dormir.

‒ Es-tu certaine ? s'inquiéta Emma.

‒ Oui, je ne suis bonne à rien. Je ne peux prendre aucune décision, je n'arrive même plus à penser ! J'ai besoin d'être seule…

‒ Je ne peux pas te laisser dans un moment pareil ! protesta la vieille dame.

Pierre Leroy insista à son tour, mais Nathalie ne voulut rien savoir. A cours d'arguments, elle bredouilla d'un air implorant :

‒ Je vous en prie…

Emma Robitaille et Pierre Leroy échangèrent un regard consterné.

‒ Je comprends, dit le vieux professeur, inquiet.

Il embrassa affectueusement Nathalie et murmura :

‒ J'ai longuement parlé au téléphone avec Marie. Elle est effondrée et me demande de te faire part de toute son affection. Elle passera te voir demain car sa santé n'est pas très bonne en ce moment.

Nathalie le remercia.

‒ Mets le répondeur ou bien débranche ton téléphone, conseilla Emma. De plus en plus de gens vont apprendre l'accident et ils voudront te joindre.

Nathalie se leva, chancelante, et activa la messagerie.

‒ Le plus dur sera de l'apprendre à ses parents…

‒ Tu es sûre que tu n'as besoin de rien ?

La jeune femme posa la main sur l'épaule charnue de sa voisine.

‒ Ça va aller, répondit-t-elle sans conviction.

‒ Nathalie, murmura Pierre Leroy avec un air penaud. Je sais que le moment est mal choisi, mais le bureau du coroner demande des radios de Djihad pour l'identification… Aurais-tu, par exemple, des clichés dentaires ou la radio de sa jambe lorsqu'il avait eu son accident ?

Nathalie réfléchit un moment puis hocha la tête et disparut dans l'escalier. Au bout d'une ou deux minutes, elle revint avec une large enveloppe et une autre de taille plus réduite.  Elle les lui remit. Les larmes avaient laissé des traces luisantes sur ses joues : sans doute avait-elle pleuré de nouveau en retrouvant tout ce qui avait fait sa vie commune avec son époux défunt.

‒ Elles datent de l'année dernière, lorsqu'il est tombé dans l'escalier au Département. Le médecin craignait qu'il ne se soit fait une fêlure et avait demandé une radio. Les autres, ce sont des radios plus anciennes, à cause de ses dents de sagesse…

Tandis que Pierre Leroy ouvrait la porte et qu'Emma Robitaille s'apprêtait à sortir à son tour, Nathalie demanda :

‒ Pierre, sais-tu ce qui s'est passé ?

L'homme hésita :

‒ Il va y avoir enquête pour déterminer la cause exacte de l'accident. Tout ce qu'on sait pour le moment, c'est que Djihad distillait un solvant, du THF peut-être, un liquide très inflammable. On le fait à chaque jour mais cette fois-ci, quelque chose a blasté

La jeune femme acquiesça. Elle renonça à demander s'il avait souffert ; elle en était certaine. Elle eut un haut-le-corps et annonça d'une voix tremblante :

‒ Il allait être papa. Ce n'était pas prévu et je n'ai pas eu le temps de lui dire… Je voulais lui faire la surprise ce midi, quand il rentrerait. Nous devions partir en piquenique…

 

12

 

Marie Lombart regarda son époux avec une tendresse mêlée de compassion. Il semblait anéanti par la disparition de son ami. Elle était dévastée elle aussi car elle éprouvait beaucoup de sympathie pour le jeune couple français. C'était une perte d'autant plus effroyable que, comme venait de le lui apprendre Pierre, Nathalie était enceinte.

‒ Que va-t-elle faire maintenant ? Retourner chez elle, en France ? demanda-t-elle en lui tendant un verre de Cherry.

Elle n'aimait pas qu'il boive ; il aimait bien l'alcool et ne savait pas toujours s'arrêter. A son âge, sa santé commençait à s'en ressentir. Pourtant, ce soir, Marie lui avait servi un verre de bonne grâce et elle entreprit d'en préparer un autre pour elle, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Comme il ne répondait pas, elle répéta sa question.

‒ C'est ici chez elle, tu ne crois pas ? grogna-t-il.

Il leva vers elle son regard clair : il avait l'air perdu. Avec Djihad disparaissait un ami mais aussi un collaborateur de grande valeur.

D'un air absent, il expliqua :

‒ Nathalie n'a pas de famille directe en France. D'après ce que m'avait dit Djihad, son père et sa mère étaient tous deux enfants uniques comme elle. Evidemment, elle ne parlait pas volontiers de cet accident de voiture dont elle avait miraculeusement réchappé ! Te rends-tu compte, orpheline !

‒ Et de nouveau seule au monde… murmura Marie Lombart.

‒ Elle nous a ! Nous comptons pour elle et elle compte aussi pour nous !

Marie esquissa un sourire, agréablement surprise par cette réaction compatissante. Son mari, malgré son abord chaleureux, n'était pas un sentimental. Il avait plus d'ennemis que d'amis mais il était fidèle à ces rares amitiés. Djihad était plus qu'un simple collègue avec qui il collaborait étroitement. Ils se connaissaient depuis maintenant sept ans.

 Après avoir soutenu son doctorat de chimie en France, Djihad était venu travailler pendant deux années dans le laboratoire de Pierre Leroy puis avait obtenu un poste de professeur associé à l'UdS. Pierre Leroy l'avait soutenu : Djihad avait été un étudiant brillant et il semblait promis à un grand avenir en tant que chercheur. Il avait développé ses idées avec brio et les résultats ne s'étaient pas fait attendre : publications dans des revues prestigieuses, prises de brevets, jusqu'à lancer un grand projet de start-up soutenu conjointement par l'université et les instances régionales et provinciales. La veille, Pierre était revenu tout excité parce qu'il venait d'apprendre que le gouvernement fédéral apporterait lui aussi une contribution non négligeable pour l'implantation d'un grand pôle de chimie fine en Estrie.

Marie se gratta la gorge.

‒ Je sais que ce n'est pas trop le temps d'en parler mais, pour le projet… Crois-tu que cela va changer quelque chose ?

Pierre Leroy la foudroya du regard mais retint une réponse déplaisante.

‒ Djihad était une des clés de voûte, c'est certain, mais les brevets sont déposés et il avait déjà écrit une grande partie des publications. Le feu a sans doute détruit les cahiers de laboratoire et les ordinateurs, mais pas tout le réseau informatique. Les données étaient sauvegardées quotidiennement : les pertes seront limitées… Bien sûr, sa disparition va demander une réorganisation des projets et va retarder la mise en activité de la compagnie mais pas de manière vraiment significative. Nul n'est irremplaçable et je serais étonné que le moindre investisseur se retire à cause de sa disparition maintenant que les choses sont aussi avancées. Les plus mal lotis seront sans doute ses étudiants… Ils dépendaient directement de lui. Et si tu te demandes si Nathalie peut revendre les parts qui lui reviennent, la réponse est non. En revanche, elle recevra un pourcentage des bénéfices, quand il y en aura… Nous avions prévu des clauses très restrictives pour parer à toute éventualité.

Il soupira.

‒ Tu vois, même si je venais à disparaître, Catachimia survivrait…

Marie Lombart détourna le regard et changea de sujet.

‒ La pauvre Nathalie, toute seule avec son petit !

‒ Je crois que c'est au contraire une chance pour elle. La connaissant, je ne suis pas certain qu'elle aurait pu refaire sa vie. Elle était très amoureuse. Elle aura une raison de continuer maintenant.

Pierre Leroy se leva et regarda le jardin où la végétation commençait à se teinter de rouge et de jaune. Le ciel était d'un bleu presque métallique et aucun souffle de vent ne venait plus agiter les feuillages. Tout cela semblait annoncer le début d'un automne qui aurait dû être merveilleux.

‒ Je t'avoue que, dans un certain sens, j'ai été heureux d'apprendre la nouvelle de sa grossesse… heureux et soulagé. J'étais un peu inquiet de la laisser seule cet après-midi, mais la sachant enceinte, je savais qu'elle ne ferait pas de bêtises.

 

13

 

En arrivant dans la chambre, Nathalie regarda par la fenêtre, presque par réflexe. Le soleil s'était couché, mais, dans le halo des projecteurs qui éclairaient sans doute les travaux de déblaiement, on devinait que les décombres fumaient encore. Elle regarda le lit d'un air effrayé : plus jamais elle ne parviendrait à dormir là, toute seule. Le ronflement des pelleteuses et des bulldozers résonnait dans la nuit, avec de temps à autre le fracas des gravats qui s'effondraient. Dans la soirée, Emma lui avait téléphoné en lui demandant de la rappeler si elle ne parvenait pas à dormir et elle lui avait proposé de venir passer la nuit chez elle. Nathalie avait refusé la proposition de même qu'elle n'avait pas suivi son conseil de faire venir un médecin. Dans son état, une si violente émotion pouvait avoir des conséquences catastrophiques. Pourtant, elle s'était opposée à cette idée sans oser avouer qu'elle redoutait cette entrevue…

Elle avait occupé la fin de la journée à regarder des photos : leur mariage, en comité restreint avec les parents de Djihad, un grand Syrien à la noble figure et une jolie femme blonde qui portait gaillardement sa cinquantaine toute fraîche ; leur voyage de noce en Guadeloupe ; le quotidien de leur vie à Paris puis, après que Djihad ait soutenu sa thèse de doctorat, le départ pour le Québec. Ces années de vie maritale mais non commune avaient été une galère : ne pouvant travailler au Québec, Nathalie avait dû rester en France, ne traversant l'Atlantique qu'à chaque fin de trimestre. A son arrivée dans la Belle Province, certificat de résidente permanente en poche, elle avait cru que tout serait plus facile. Elle avait dû déchanter : son poste de documentaliste à La Tribune, le journal local, ne la satisfaisait qu'à moitié, elle qui avait été journaliste au magazine "Que Choisir". Djihad, surchargé de travail, la délaissait pour son laboratoire. Pourtant, avec des revenus confortables ‒ Djihad gagnait alors beaucoup plus qu'un simple assistant de recherches ‒ ils avaient pu louer une jolie maison rue Jeanne D'Arc, dans un quartier tranquille en contrebas de l'université, et avaient fini par l'acheter pour un bon prix. La vie était devenue plus facile ; la jeune femme s'était fait des amis, pratiquait la gymnastique, la natation et le ski en hiver. Elle rejoignait parfois Djihad dans ses congrès lorsqu'il trouvait le temps de prolonger le séjour par quelques jours de vacances. Ils étaient ainsi allés dans l'ouest canadien et plusieurs fois aux Etats-Unis et au Mexique. Ce n'était pas toujours simple, mais elle avait réussi à accepter de partager son mari avec cette maîtresse platonique mais exigeante qu'était la Science. Depuis quelque temps, la situation avait pourtant empiré : Djihad avait des horaires de fou, quittant la maison à 6 heures du matin pour revenir le soir, souvent après 10 heures. Le week-end, il apportait toujours du travail et s'enfermait dans le bureau lorsqu'il ne se rendait pas au Département. C'était leur principale cause de dispute. Il l'avait assurée que ce n'était que transitoire, et lui avait promis qu'il ralentirait lorsque la start-up serait lancée, mais Nathalie savait bien qu'il ne tiendrait pas sa promesse… Ils étaient riches, lui disait-il. Virtuellement riches ! Leur portefeuille ne vaudrait pas un dollar avant les premiers résultats et la cotation en bourse… Ce n'était d'ailleurs pas ce qui le motivait et, pour lui, elle supportait tout : elle était follement éprise et savait déjà à quoi s'en tenir lorsqu'elle l'avait épousé.

En reposant le dernier album, elle aperçut une pochette de photos déposée à la hâte. Elle les avait fait développer en début de semaine et les clichés les plus récents dataient de 15 jours à peine lorsqu'elle avait réussi à entraîner Djihad sur les pentes du Mont Washington aux Etats-Unis. Elle caressa le papier glacé d'un mouvement presque sensuel. « C'est impossible, il ne peut pas être mort ! » répéta-t-elle d'une voix hachée par les sanglots. Il paraissait si vivant, si présent, debout sur son rocher moussu, tel un conquérant !

En pleurs, elle redescendit au rez-de-chaussée et se réfugia dans la cuisine. Elle fit chauffer de l'eau pour se préparer un thé et tenta de manger quelques bouchées de pain de mie qu'elle vomit aussitôt. Un instant, elle crut que la vie allait la quitter. Elle se sentait si mal, si froide, morte déjà. Puis elle toucha son ventre douloureux et songea à l'enfant qu'elle portait en elle. C'était le dernier cadeau qu'il lui avait fait, le plus beau, le plus précieux. Elle se devait de vivre pour lui. Ce n'était pas vraiment prévu : elle prenait la pilule, mais elle avait été malade peu avant qu'ils passent quelques jours aux USA cet été. C'était sans doute à cette occasion…

Son regard encore voilé par les larmes s'arrêta sur le briquet abandonné dans un coin du plan de travail. Il ne servait à rien car ici, tout était électrique, depuis le chauffage jusqu'à la cuisinière. Elle ignorait pourquoi Djihad l'avait laissé traîner et ne s'expliquait même pas sa présence. Etait-ce un signe ? Le feu, c'était ce qui les reliait désormais.

Nathalie s'empara du briquet et l'alluma. L'odeur particulière du gaz brûlé lui rappela les cigarettes qu'elle grillait en cachette lorsqu'elle était adolescente. Depuis, elle avait cessé de fumer. Elle releva sa manche et regarda les petites cicatrices brunes qui s'étalaient sur son avant-bras : le souvenir de ces mutilations volontaires lui avait toujours été pénible et elle en avait caché la vraie raison à Djihad. Pourtant, elle se rappelait ce qu'elle avait ressenti à l'époque lorsque Loïc l'avait abandonnée… Pour combattre la souffrance morale, elle était allée jusqu'à se brûler avec des mégots incandescents. Elle préférait alors occuper son esprit avec une douleur physique plutôt que de s'abandonner à cet insupportable désespoir. Aujourd'hui, c'était Djihad qui l'avait laissée seule et, même si les circonstances étaient différentes, le résultat était le même. Une vague de haine la submergea, la dressant contre le monde entier. Elle s'en voulut aussi, terriblement. L'espace d'une seconde, la tentation d'en finir s'immisça dans son esprit. Et puis elle pensa de nouveau au bébé…

Une seconde fois, elle actionna la molette. Lentement, Nathalie approcha sa main gauche et la maintint au-dessus de la flamme longue et claire. La peau se mit à chuinter dans le silence tandis qu'une odeur de chair brûlée se répandait dans la pièce. Et la douleur monta, insupportable, lui arrachant un long hurlement qui résonna dans le silence de la maison vide.


A suivre...


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