L'invention de l'écriture

nyckie-alause

D'abord, souviens-t'en, il y avait cette poignée de cartes, comme un jeu de 7 familles dont on ne savait pas qui jouait le rôle du père de la mère, de la fille du garçon… Et puis, celle où était imprimé ce garçon joufflu, une joue plus rouge que l'autre, la bouche décorée d'un rictus. Ses yeux bleus ouvert sans ciller et ce foulard noué au-dessus de sa tête, ceinturant son visage de manière un peu comique : Gustave ! L'initiale en caractère gras  et rouge comme la couleur du foulard, suivant presque le même tracé, « G », et en jolies lettres cursives une petite ligne «  a mal aux dents ». Gustave a mal aux dents…

Cette carte-là nous nous la disputions, mais ce n'était pas la seule à attirer nos convoitise. Il y avait aussi celle du serpent. Une bestiole à la langue bifide, à l'œil cruel, prêt à bondir. « S » serpent à sonnette ! Quelqu'un, était-ce toi, avait dessiné une petite cloche comme une clarine sous son menton inexistant.

Pour la lettre « V » aucun problème. Elle était illustrée par une immense vague que plus tard je reconnu dans les estampes de Hokusai. Cette image m'hypnotisait. Je guettais dans son écume l'apparition d'un poisson volant ou d'un dragon… Aussi, j'ai oublié la petite phrase qui suivait le mot vague. Tu avais peur de l'eau, des vagues, du bruit sur les galets. Rien que pour toi, notre mère avait créé une carte spéciale, un gros nuage aussi joufflu que Gustave qui soufflait de toute ses force un jet aussi puissant qu'une tornade « V » le vent souffle en rafale. Juste à droite, sous le nuage, une vache ébauchée souriait comme celle du fromage, minuscule dans son pré fleuri.

Les voyelles étaient moins disputées ; « A » pour Alphabet, « E » pour Etoile, « I » pour Igloo, « O » pour Otarie, « U » pour Urubu (le mot était joli, l'animal inconnu et laid). Pour le « Y » nous étions en plein exotisme avec le mot Kayak. Cette dernière, j'aimais à l'associer avec l'indien porteur d'un anorak sur la lettre « K ». Enfin, ce que je veux t'avouer, c'est que les voyelles, tu ne pouvais même pas les espérer. Quand il fallait remettre toutes les cartes dans la boîte, je les cachais sous la notice et n'avais plus qu'à me les ré-approprier au jeu suivant.

Les premières associations que je réalisais en plaçant les cartes dans un ordre précis n'avaient qu'un objectif, te raconter des histoires.

Il arrivait, quelques fois, que le héros en soit Gustave, embarqué sur un navire  contre son gré. Le vent et les vagues font chavirer l'embarcation. s'ensuit un naufrage au pôle Nord puis son sauvetage par un indien providentiel qui lui cède son anorak le temps qu'il rejoignent l'igloo, non sans avoir croisé Ours blanc et Otarie. Toutes les variantes étaient rendues possibles en changeant une carte ou deux, en intervertissant le début et la fin. Une somme d'histoires inépuisable.

Notre mère nous laissait en jouer librement, en général. De temps à autre nous subissions quand même un petit examen « Et celle-ci ? Et celle-là ?» demandait-elle. Et d'une même voix nous répondions, égrenant l'alphabet dans le désordre. 

La carte « A » était l'unique, la seule qui ne nous servait à rien. Alphabet, comment aurais-je pu placer ce mot dans mes histoires ? J'aurais pour cela dû alphabétiser tout le pôle Nord, l'Afrique, La Chine et le Japon. Les indigènes seraient devenus comme nous, deux petites filles en tablier sur leurs jupes plissées, gentiment assises autour de la table du salon sans se chamailler, sans faire trop de bruit pour ne pas déranger. L'air empli de naufrages, de tempêtes, de cris et de rugissements — sans compter le chant de l'Urubu aussi laid que sa tête de vautour — aurait laissé la place aux notes de musique en sourdine du poste de radio. Le « A »? Sans autre intérêt que d'être le premier.

Les semaines et les mois ont passé pour nous emmener jusqu'au printemps. Nous récitions à présent l'alphabet dans l'ordre et l'ordre inverse. Une compétition de vitesse qu'aucune de nous ne gagnait et puis…

Ce jour d'anniversaire où, t'en souviens-tu, la boîte d'alphabet nous a été échangée contre deux boîtes, une pour chacune. A l'intérieur, quantité de petits carrés de carton imprimés, côté rouge la majuscule, côté bleu la même lettre en minuscule. 120 lettres pour chacune. 

Assises face à face, nous avons renversé les petites pièces devant nous. Tu as choisi la face bleue et moi la rouge. Nous ne savions que faire. Une tentative de classement alphabétique mais il y avait cinq A, deux Z sans les zèbres, deux « K ». Il me faudrait choisir entre le kayak qui prendrait tout et l'anorak qui m'en laisserait un dont je ne saurais que faire. Toi et moi nous jetions des regards entre espoir et regret, déception et désir, incompréhension et gratitude. Voilà tu te rappelles de ce jour, je le vois dans tes yeux. J'ai écrit Kayak et toi Anorak, nous n'avons pas commencé par les mots les plus faciles. Tu as mélangé, j'ai fait de même. « Vent » as-tu lancé, « Vague » ai-je répondu. « Gustave a vu un urubu sur la lune. Donne-moi vite un « U » ou deux sinon je ne peux pas finir! » 

Tu m'as répondu que sur la lune il n'allait jamais d'urubu car cet oiseau est vraiment trop moche alors que la lune est si jolie. Et que c'est pour ça que les « U » tu ne me les prêterais pas, car il y a des mots qu'il vaut mieux éviter.

Alors j'ai écrit « vague tempête serpent » devant toi au milieu de la table et en soufflant très fort je t'ai envoyé tous les mots, toutes ces lettres à la figures. Je crois que j'ai crié et que tu as eu peur. 

— Bravo les filles, vous savez lire et écrire.

Ça, ça nous a calmées. Nous nous sommes regardées et nos mains repoussaient toutes les petites lettres en un seul tas de mots mêlés, une petite colline d'où a glissé le « W » sans le wagon qui l'accompagnait d'habitude. Il a fait la culbute et j'ai pensé qu'en cas de besoin il pourrait servir de « M ». On a fouillé dans l'alphabet et chacune à écrit en cachant derrière sa main la phrase décisive et indispensable « Merci Maman ». Pour essayer j'ai mis le « w » en plein centre et c'était fort joli.

C'est ce jour d'anniversaire qui a vu la disparition définitive de Gustave. Avec mon alphabet j'ai pu choisir Louis ou François comme victime du naufrage. Quoique pour François, j'ai dû apporter au stylo une petite modification, un petit bout de cinq pendu sous l'arc du « C », la cédille. Des filles sont venues participer aux aventures, Michelle, Sophie, Chloé et aussi Françoise puisque j'avais le « Ç ». Le temps passant elles ont découvert des contrées inexplorées, se sont égarées et ont été sauvées,  sont tombées amoureuses, au pôle Nord, sur un navire, Au Tibet, au Japon, en Afrique au Pérou… Elles en ont fait des tours du Monde.  Elles sont devenues adultes. Françoise a créé une association de protection des vautours et autres Urubus qui de nos jours encore continuent d'être mal aimés. Quant à Chloé, elle écrit des histoires, des histoires de petites filles qui découvrent le monde.

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