L’oisiveté est la mère de tous les vices

Jean Marc Kerviche

 

Un cœur en détresse

Ou « L'oisiveté est la mère de tous les vices »

            Un vieux beau au charme incertain sirote un Perrier menthe assis à la terrasse du bar d'un grand hôtel. Un livre entre les mains il est plongé depuis un petit moment dans la lecture d'une nouvelle de Stefan Zweig intitulée « Le jeu dangereux ».

            Le texte parait l'avoir perturbé car une fois la nouvelle lue, reposant l'ouvrage, il devient pensif, s'observe lui-même et remarque qu'il est dans la même situation qu'un des protagonistes de l'histoire qu'il vient de lire.

            Il est seul au bord d'une plage de sable fin sur une terrasse de café qui domine, non le lac de Côme comme dans la nouvelle, mais l'Atlantique.  

            Nous sommes à La Baule dans un hôtel au charme suranné, probablement le plus grand hôtel de la ville édifié au siècle dernier.

            Après un coup d'œil autour de lui, il constate qu'évolue le même microcosme décrit dans la nouvelle quand bien même on peut observer un décalage énorme existant entre ces deux mondes ; les us et coutumes en 1931 n'étant plus d'actualité de nos jours, les mœurs ayant évolué à tel point qu'on serait à même de penser qu'il n'y a plus rien de comparable entre des situations et des comportements d'hier datant de la Belle Epoque et ceux rencontrés de nos jours. 

            Depuis son arrivée dans ce lieu, il y a seulement deux jours, il a eu tout loisir de rencontrer le même échantillon d'humanité que celui rencontré dans la nouvelle. Ces vacanciers, couples ou familles, personnes esseulées partageant le même espace et probablement les mêmes occupations entre farniente dans les transats disposés par le personnel de l'hôtel, jeux divers dans les salles prévues pour l'exercice, promenade le long de la plage, sorties programmées proposées par la direction sur divers sites architecturaux de la région ou curiosités à ne pas rater, ou encore bains de mer pour les plus jeunes ou rôtissoires sur des serviettes de plage pour corps dénudés tant décriées de nos jours par tous les dermatologues.

            Tout ce petit monde se retrouve aux heures des repas, du petit-déjeuner le matin au diner le soir, se congratule à chaque rencontre sans pour autant poser des questions et entrer dans des détails qui pourraient être dérangeants. On évoque le temps qu'il fait, qu'il a fait ou qu'il fera demain, ce sujet offrant suffisamment de quoi converser sans gêner, comme un sourire aux enfants, un compliment lancé au hasard pour faire plaisir et s'attirer une bienveillance alors qu'on est en fait indifférent aux autres. Chacun est à sa place, toujours la même, déterminée dès le début du séjour par l'ordonnateur qui n'est autre que le maître d'hôtel, comme l'est également l'attribution des chambres par le concierge.

            Que se passa-t-il alors dans la tête de cet homme aux cheveux grisonnants ? Cet être oisif libéré de toutes obligations et qui n'a d'autre occupation que celles auxquelles il s'adonne. Il pourrait être ailleurs, il est ici, il pourrait servir ou se rendre utile, il se sert et utilise les autres, il pourrait être constructif, il est aigri, s'ennuie et critique tout ce qui l'entoure. Il lit pour oublier, pour occuper des neurones inactifs. Oui, que se passa-t-il alors dans sa tête ? Reproduire le jeu décrit dans la nouvelle de Zweig en l'adaptant au lieu, aux circonstances de l'époque que nous vivons et bien évidemment aux réactions inopinées de la victime que l'exercice suscitera.

            Mais sa proie restait à trouver. Ici nulle jeune fille semblable à celle de la nouvelle et pas davantage de duègnes à l'horizon. Il allait devoir s'adapter avec ce qu'il avait sous les yeux.

            Déterminé à poursuivre son idée, il se leva et quitta l'hôtel.

            Il revint peu après ayant fait l'acquisition d'un nécessaire d'écriture, stylo à encre violette, papier à fleurs, délicatement et discrètement parfumé avec enveloppes assorties. Il monte dans sa chambre, dépose ses achats dans le tiroir de sa table de chevet puis il prend une douche rafraichissante et se change pour le diner.

            Il redescend bien avant l'heure pour être certain d'être le premier à table. Mais d'autres personnes l'ont devancé. Il prend place et ce qu'il n'avait pas vu jusqu'alors le surprend. Non loin de lui, juste en face de sa table, deux femmes dont l'une nettement plus âgée doit être la mère de l'autre, tellement elles ont un air de famille. Il en est certain et ne peut se tromper. Il s'étonne de ne pas les avoir remarquées avant tant elles lui paraissent parfaitement en accord pour l'exercice qu'il se destine à accomplir. Même s'il n'y avait pas pensé jusqu'alors, il est vrai qu'il n'avait pas cette idée en tête puisqu'il n'avait pas encore lu la nouvelle de Zweig.

            Il s'attarde dans un examen minutieux de la jeune femme qu'il estime avoir dans les quarante, quarante-cinq ans tout au plus. Elle est brune avec des accroche-cœurs, possède un joli visage, souriante sans excès et vraiment très agréable à voir, un port de tête souple et léger. Continuant son examen pour constater que le reste n'est pas mal non plus. Il s'oblige à rester bien qu'il ait fini son repas pour la voir se lever afin de trouver l'inspiration comme il l'avait dans sa prime jeunesse quand il dévisageait les femmes et devinait leurs formes. Qu'y-a-t-il en effet de mieux pour stimuler une imagination endormie et réveiller une libido éteinte depuis près d'un quart de siècle ?

            La preuve obtenue par cet ultime examen probatoire l'incita à poursuivre son projet.

            Il se réfugia dans sa chambre et commença sa lettre.

            Et après plusieurs essais infructueux, il recopia le mieux qu'il put le petit mot qu'il lui destinait :

« Mademoiselle, depuis que je vous ai aperçue l'autre soir, je ne pense plus qu'à vous. Vous habitez mes rêves, et il me tarde tant que le matin se lève pour qu'à nouveau je puisse retrouver votre doux sourire qui m'émeut… »

            Il ferma soigneusement le pli, l'inséra dans l'enveloppe parfumée qu'il posa sur sa table de chevet et durant toute la nuit, il ne pensa plus qu'à cette nouvelle frasque.

            Il se leva aux aurores, descendit les escaliers afin de ne rencontrer personne et conforté par la constatation que toutes les tables du petit déjeuner était dressées depuis la veille, en hésitant comme un débutant, il glissa sa lettre sous la serviette de table de la jeune femme puis il s'éclipsa bien avant que les premiers clients n'arrivent.

            Et restant à l'écart, tout près de l'accueil dans l'examen des prospectus que l'hôtel met à la disposition de ses pensionnaires, il surveillait de loin la salle de restaurant qui commençait à se remplir. Il allait jusqu'à s'impatienter car ne les voyant toujours pas descendre, il imagina un instant qu'elles avaient peut-être quitté l'hôtel.

            Mais il n'en fut rien. Il les vit soudain surgir derrière lui.

            Sans pour autant lui prêter d'attention particulière, elles le dépassèrent, mais le voyant manifester un étonnement qu'il ne pouvait feindre et qu'elles interprétèrent comme une prévenance à leur égard, elles lui adressèrent pour la première fois en guise de bonjour un signe de tête appuyé.

            Embarrassé par son trouble qui risquait de le trahir, il leur répondit par une ostensible inclination du buste, puis pour donner le change, il se remit à fouiller dans les prospectus et s'obligea à en choisir quelques-uns pour les consulter pendant son petit déjeuner. Il les suivit de près vers la salle de restaurant en se demandant bien ce qu'elles pouvaient faire si tôt à l'extérieur de l'hôtel et une question inquiétante commençait à le tarauder : L'avaient-elles vu déposer la lettre ?

            Au moment, où il s'assit, il vit la jeune femme ouvrir sa serviette pour la disposer sur ses genoux et la lettre dissimulée chuta au sol lui apportant aussitôt une réponse négative à sa question. Promptement, un garçon qui passait la ramassa pour la lui tendre. Elle l'escamota sur ses genoux avant que sa mère s'en aperçoive.

            Il n'avait nullement prévu ce geste de la jeune femme et s'étonna de la réaction de celle-ci.

            Oui, elle aurait dû s'étonner de recevoir ce pli, manifester une surprise et décacheter la lettre devant sa mère, sans scrupule, sans atermoiement jusqu'à la lui faire lire et l'histoire que projetait le vieux beau aurait définitivement avorté. Mais il n'en fut rien.

            Que cachait-elle donc à sa mère ? S'attendait-elle à recevoir la missive d'un petit ami ? Un petit ami dans ce même hôtel dont la présence était tenue secrète afin que sa mère n‘en soit point affectée ?

            Ce n'était plus une question qu'il se posait, mais une kyrielle d'interrogations enchevêtrées les unes conséquemment aux autres.

            Se félicitant malgré tout d'avoir bien choisi sa cible, il passa la matinée comme il en avait maintenant l'habitude depuis le début de son séjour sur un transat à l'ombre d'un pin maritime avec un nouveau livre, mais il n'était pas tout à fait à sa lecture. Une seule pensée l'occupait désormais, le tenait éveillé et soucieux : « Faustine »

            Il avait par un subterfuge prit également connaissance de son nom qui avait une consonance italienne, Balamo ou Balsamo, il avait omis de l'écrire et curieusement ne se souvenait plus si c'était l'un ou l'autre. Il savait également qu'elle était la chambre que celle-ci occupait avec sa mère.

            Ah, s'il avait eu l'âge de cette jeune femme, encore aurait-il pu tenter quelque approche. Faustine avait un joli minois, son abord était agréable, elle était souriante tout en étant réservée et sans faire montre de lubricité outrancière on pouvait dire qu'elle était appétissante dans tous les sens du terme.

            Il était en pleine réflexion quand il vit à nouveau la mère et la fille arpenter les planches qui mènent à la plage. Plongé dans la lecture de son livre qui ne l'intéressait que pour lui faire avoir une contenance, il les observait de loin. Elles disparurent de sa vue en obliquant vers la grève et probablement remontèrent par les quais.

            Midi arriva. Il s'installa comme à son habitude et n'eut pas à attendre pour les voir toutes deux à nouveau devant lui.

            Il remarqua que quelque chose avait changé chez Faustine. Elle paraissait plus lumineuse, souriante et détendue, ayant même été jusqu'à mettre du rose aux joues et du rouge aux lèvres. Un détail que les personnes présentes ne manquèrent pas de remarquer.

            Face à elles, il notait qu'elle ne cessait de tourner la tête, explorant toutes les tables, dans l'espérance d'un regard à croiser. Il la vit se tourner vers lui à plusieurs reprises, mais elle ne pouvait le soupçonner, non seulement il n'avait pas à tourner la tête ayant leur table dans l'axe de sa sienne, mais comment aurait-elle pu le soupçonner ? Il était si vieux…


Signaler ce texte