l'ombre blanche
miyukisan
Les jours sans lui sont passés avec une crispante lenteur, comme la rugueuse caresse d’une craie blanche sur un tableau noir. C’est aujourd’hui qu’il arrive. Il quitte sa terre pour entrer dans la mienne. Pour l’occasion et les besoins du concert qui se déroule à deux heures de route de chez moi, j’ai demandé un congé de quelques heures à ma direction, lui spécifiant que je les rattraperai très vite en restant plus tard plusieurs soirs durant. Et je l’attend, accoudée à ma fenêtre de cuisine, accompagnée du goût légèrement suret de ma cigarette dont les volutes s’échappent au dehors. L’air est tiède, pas encore piquant, le soleil est encore là pour le réchauffer. Mes pensées pour lui s’évadent au rythme de mes bouffées bleutées. Il ne va pas tarder. Il ne me reste de lui que le doux souvenir de cette étreinte tourmentée. Les traits de son visage se sont déjà presque effacés, comme une empreinte de pied léchée par les vaguelettes de la marée. Je ne possède de lui que des images qui me donnent à voir ses traits figés en une expression suspendue dans le temps. Sa beauté est à peine palpable. Elle séjourne là, lovée dans une mimique éphémère, une allure, dans sa façon d’emplir l’espace. Elle est si subtile. Il faut la capter, non avec les yeux, mais avec le coeur, et s’emplir de son filet d’air parfumé. Rien, de visuel, rien qui puisse être capturé par une image pétrifiée de papier glacé. Mais dès qu’il apparaitra à l’angle de la rue, je le reconnaitrai entre mille, c’est ce qui me rassure et me comble, pour le moment.
Le téléphone, dans la pièce d’à côté raisonne d’une joyeuse et vibrante sonnerie. Je courre à lui et m’en empare, d’un geste impatient.
Il est arrivé.
Je retourne à la fenêtre de la cuisine, j’ai envie de le contempler, marchant vers moi d’un pas résolument nonchalant, comme s’il voulait retarder l’instant délicieux des retrouvailles, faire des dernières minutes de l’insupportable attente, une douleur douce et masochiste.
Enfin, il apparaît à l’angle du trottoir, affublé d’un grand sac à dos à peine plein. Il avance, baigné de ce soleil rasant qui confère aux ardoises des toits, un éclat métallique saupoudré d’or. Ses cheveux s’embrasent de reflets auburn. Je descends en trombe les quinze dernières marches qui nous séparent. J’ouvre brusquement l’entrée, ultime obstacle. Il m’apparait, accompagné de cette subtile beauté qui le caractérise. Sa silhouette ombrée se découpe dans l’embrasure de la porte blanche. Elle m’offre un tableau de grand maître de l’âge d’or hollandais, à contre jour dans le soleil couchant, un profil en dégradé de brun Van Dick tirant sur l’ocre rouge. Une huile sur toile, parfaite d’un glacis augmentant sa profondeur, peinte, de la main invisible d’un céleste Rembrandt, qui, d’un trait de pinceau magistral et précis, dessine l’énigmatique ombre blanche, soulignant et magnifiant ainsi le contour de son nez, légèrement busqué.