LORIE KELLER

A dix sept ans, je voulais épouser Lorie Keller. Nous avancions côté à côté refaisant chaque jour le trajet qui nous menait au lycée. Elle me parlait, elle me souriait, je la regardais. L'histoire de nos existences bien courtes encore, n'était guère passionnante mais Lorie Keller peuplait tous mes univers : mes rêves, mes jeux, mes livres, mes cahiers. Mon avenir n'aurait pas pu se jouer selon moi, loin de Lorie Keller, sans Lorie Keller. Entendre sa voix, regarder bouger ses mains, voir les traits de son visage s'animer soudainement d'un sourire, suffisait à me renverser d'une joie et d'un bonheur que je ne saurais décrire. Mon cœur alors se mettait à battre et mon sang s'agitait dans mon corps comme l'eau dans une bouilloire oubliée sur le feu. Je croyais que je ne pourrais pas retenir les mots qui me venaient à l'esprit pour lui dire de mille façons, à quel point je l'aimais. Mais en fait, rien ne parvenait à atteindre mes lèvres, tout s'enferrait secrètement dans mon âme. Je supposais que l'air que me donnait la bouilloire à ce moment devait lui paraître stupide et c'est pour cela qu'il valait mieux remettre toutes mes déclarations d'amour au lendemain. On n'est pas un homme très impressionnant pour les femmes à dix sept ans et le courage nous manque par peur d'être rejeté. Je n'étais qu'un copain de classe, le fils de madame Russeily, une amie de sa tante Margareth. Lorie Keller habitait une maison de pierre à l'angle de ma rue. Sa tante l'avait accueilli. Je les voyais de ma fenêtre de chambre dans leur jardin et j'étais fou et furieux après moi de ne pas avoir fait encore le premier pas, de ne pas avoir prononcé le premier mot. J'attendais toute la semaine le cours de théâtre pour pouvoir jouer avec Lorie Keller. J'aimais son regard qui prenait tant d'autres expressions quand elle jouait un rôle avec moi ; quand j'étais un chêne, quand j'étais son ennemi, quand j'étais un roi, quand j'étais son amant.

Les hommes sont inconséquents, infidèles, ils ne tiennent pas leurs promesses, un désir en chasse un autre et le temps passe, mais à vingt ans, j'aurai voulu avoir le courage de dire à Lorie Keller :

— Lorie, est-ce que tu crois qu'un jour on pourrait se marier toi et moi ?

Bien sur je n'ai jamais osé le lui dire. Nous avons continué de marcher côte à côté à cette époque, sans que je lui avoue jamais, combien je l'aimais sincèrement.

J'écris à Lorie Keller que malgré les années qui se sont écoulées, je ne l'ai jamais oublié, elle fait toujours partie de moi. Je voudrais pouvoir lui dire aujourd'hui :

— Lorie, je regrette de ne pas t'avoir dit.

Dans cette vie tumultueuse où tout le monde court après l'heure, où les objets, les apparences, sont devenus plus importants que les personnes, plus chers que l'amour même, je dois dire que la seule chose qui me fascine encore, ce sont ces couples qui, après avoir divorcé, réalisent qu'ils se sont trompés et se remettent ensemble envers et contre les autres, par amour véritable.

Si j'avais divorcé de Lorie Keller, j'aurais sûrement fait comme eux, pour être à nouveau avec Lorie Keller.

J'aurais détesté vivre seul pour être à la mode.

J'aurais voulu être heureux de voir le sourire de Margareth à l'église, le jour de notre mariage.

Mais moi, je suis seulement allé jeter une poignée de terre sur le cercueil de Lorie Keller, quelques années après que nous ayons eu quitté le lycée.

Moi, j'ai simplement serré la main de Margareth et je l'ai regardé pleurer, sans trouver un mot à lui dire, pour qu'il nous soit possible à tous les deux, un jour, d'oublier Lorie Keller.

Le Gallicaire Fantaisiste