MA CAVE

ahqepha

Essayons de raconter quelque chose de différent :)

Ma femme me harcèle depuis deux jours pour que je descende dans la cave lui chercher son carton. Celui où elle a mis ses vêtements de la précédente grossesse. Connaissant ma réticence pour y aller, il faut dire qu'elle a commencé à m'y préparer psychologiquement depuis le début de la semaine. Elle a évoqué la cherté des vêtements des femmes enceintes, et l'urgence de son cas, puisqu'elle ne tient plus dans ses vêtements d'habitude.

Je n'aime pas les caves. Mais au bout d'une semaine, j'ai fini par ressembler mon courage et y descendre. Psychanalytiquement, mon cas est normal. Les hommes ont souvent peur de faire face à tous les symboles du passé qu'une cave peut renfermer. Les cadeaux qui ont eu des résultats inverses aux espoirs, les meubles mal choisis, les vestiges qu'on a essayé de cacher au fil des ans, les achats frénétiques de tout genre… A part la phobie du lieu qui représente la mort, et le traumatisme pressenti de tomber sur des rats et des araignées. Mais rien de tout ça ne pourrait servir d'alibi face aux supplications d'une femme enceinte.

J'ai changé les piles de ma lampe torche et je suis donc descendu.

Ma cave est plutôt encombrée. Impossible d'y avancer sans la vider au fur et à mesure.

J'ai d'abord sorti les cartons lourds d'un ami Brézilien vivant clandestinement à Paris. Il m'a laissé aussi sa guitare, puisqu'il ne pouvait plus chanter en public. Enfin, je ne l'ai jamais vu frotter les cordes d'une guitare. Je me doute qu'il l'utilisait surtout pour tomber des jolis cœurs. Mais en approchant la guitare, il m'a semblé entendre les échos d'une chanson d'amour inconnue. Et j'ai entendu un petit bruit d'un animal essayant de fuir, mais je n'ai pas osé ouvrir l'étui de la guitare pour vérifier. Je n'ai jamais osé appeler l'ami pour avoir de ses nouvelles, non-plus.

Ensuite, j'ai sorti mon appareil de sport. J'ai regardé ma bedaine flasque et j'ai rigolé. Je me suis consolé en me disant que c'est un grand coussin d'amour.

Il y avait aussi mes instruments de bricolage. Une scie pour couper rapidement de la marque "Dexter", un marteau pour casser des pierres, une chignole pour faire des trous n'importe où, un masque à gaz insonorisé, des lacets pour serrer des bouts de bois, ou menotter des mains, des fraises en boules, pouvant servir de baillons…

Au fond de la cave, il y a aussi l'horloge que j'avais emmené d'Istanbul. Un horloge dont jamais je n'ai compris le principe de fonctionnement. Les aiguilles des heures et des minutes étaient des sculptures de belles jambes féminines, avec des épines. A chaque croisement de jambes, les épines se frottaient et grinçaient, donnant lieu à des mélodies distordues.

Le vieux Turc barbu qui me l'a vendu m'a raconté que l'horloge était la prison éternelle d'une Djinn femelle qui a osé désobéir à son Roi, parce qu'elle voulait épouser un Djinn mâle d'une autre caste… Le vieux barbu était connu pour être un descendant de maîtres soufis, c'est notre guide Bouraq qui nous l'a dit. Il faut dire que quand il m'a vu entrer dans sa boutique d'antiquités, le vieux a tout fait pour me montrer l'horloge et m'emmener à l'acheter. Il m'a proposé un prix exorbitant au départ. Alors j'avais bien négocié, et j'étais très content d'avoir l'horloge à 25% de sa valeur d'origine.

- Et le Djinn mâle, il est où ?

- Seul Allah le sait !

J'ai accroché l'horloge dans mon salon pendant deux ans. Il m'a semblé que certains soirs, vers 18h30', quand les jambes se croisaient vers le bas, avec les cuisses qui se serraient, entendre des gémissements féminins où se mêlaient jouissance et douleur.

J'ai mis mes hallucinations sur le compte de ma fantasmagorie sexuelle, et des mes lectures des milles et une nuit, jusqu'au jour où une fillette de l'un de nos invités Français, qui dînaient chez nous, a dit spontanément: "C'est quoi cette dame qui se plaint dans l'horloge ? Ouuuuuuuh, Iiiiiiiiih, Aaaah !". Elle l'a dit en se trémoussant. Et nos invités ont rougi d'un coup.

C'était très gênant. Alors d'un commun accord avec ma femme, j'ai descendu l'horloge dans la cave.

A côté de l'horloge, il y avait un lézard dont les yeux brillaient. Avec une belle queue longue et fine, et des épines. Ils brillaient d'un beau vert fluorescent, qui éclairait presque toute la cave, une fois que j'avais enlevé tous les cumuls de ma mémoire fatiguée.

Putain, ce lézard. Je l'avais presque oublié !

Nous avions commandé une fois un Mergoume. C'est mon beau-frère, originaire du Sud Tunisien, qui nous l'a commandé lui-même chez des parentes de la même ville que lui. On était sûrs que ce tapis était fabriqué avec les mains expertes d'artisanes non-certifiées, mais authentiques.

Le fait est que, quand nous avons sorti le Mergoume de sa valise, nous avons vu tous les deux – moi et ma femme – un lézard, avec une queue souple, longue et fine, qui est sorti des plis du Mergoume et qui s'est enfui, à la vitesse de la lumière, quelque part… Nul part, en fait ! Nous ne l'avons jamais revu depuis.

J'ai quand-même pulvérisé des pesticides, des insecticides et des lézaricides, par précaution. J'ai ensuite mis cette vision sur le compte de mon imagination fertile, et de ma phobie des queues souples, longues et fines des lézards, qui ont l'air de pouvoir se faufiler partout, et qui continuent à frétiller, même quand elles sont coupées.

Scientifiquement, un lézard qui survit aux conditions de pression et de température d'un conteneur de marchandises, sur un vol Tunis-Air, c'est impossible. Scientifiquement, ce que nous avons vu ce jour-là, était une image de l'esprit. Par ailleurs, moi et ma femme, nous n'en avons jamais discuté ensuite. Au bout de deux ans, j'ai descendu le Mergoume dans la cave, puisque nous avons acheté un tapis avec une couleur mieux assortie au canapé.

Et voilà que je me trouve face à ce Lézard, dont j'avais presque oublié l'histoire.

Il a essayé de m'hypnotiser avec ses beaux yeux verts et il m'a dit:

"Oui, c'est moi ! Le Lézard que tu as emmené de Tunisie. Celui que tu t'efforces d'oublier. Je suis toujours là ! J'ai réussi à retrouver l'Horloge dans ta cave. Je suis l'Amant de ta Djinn femelle damnée. J'ai passé mille ans à la chercher… Le vol de la Tunis-Air n'était qu'un passage parmi d'autres. J'étais aussi au sommet de l'Everest, dans les glaciers de l'Antarctique, dans les Stratus du pacifique, et même à Chernobyl… Je l'ai retrouvée dans les dédales de ta mémoire. Parmi tes outils de bricolage-torture, de tes sex-toys vus seulement en publicité, tes romans inachevés, de ton tas d'amantes virtuelles, de tes complexes non résolus, des tes magazines non-lus, de tes enfants non-nés, de ta femme souffrante, de ta fille grandissant… Je suis-là. Je surveille mon Amante, emprisonnée de son horloge biologique. J'attends le premier frottement de 18H30', celui des préliminaires hésitants. Ensuite celui de 19H10', quand ça glisse et que le désir semble d'évaporer. Ensuite vient celui de 20h15', la pause de confidences intimes, comme les promesses non tenues. Vers 23h05' enfin, c'est le coup de l'extase, quand les résistances relâchent, en tenant compte de tout ce qui précède. C'est l'heure le plus féconde, le plus prometteuse. Celle de l'ouverture à ses désillusions, à ses échecs, à ses rêves de cuisses serrées, de trous non-comblés. Et aussi à ces rêves les plus doux, les plus câlins, les plus gentils…"

Je l'ai regardé avec un Calme Olympique:

"Tu te fous de ma gueule ou quoi, le Lézard ? Je cherche seulement les anciens vêtements de grossesse de ma femme ! Je t'emmerde pour le reste. Toi et ton maître prétendu-Soufi. Toi et mes angoisses, mes névroses d'entre-deux-mondes. Mes maîtresses qui s'ignorent et qui m'ont jeté dans l'oubli… Celles qui se sont nourries de mes regards et de mes phrases, avant de me balancer comme un bout insignifiant dans leur passage temporaire sur cette Terre. En oubliant qu'elles sont des hommes comme les autres?… Mais je leur pardonne. Je me suis nourri de leur hypocrisie et de leur fragilité pour autant. De leurs désirs de m'aimer ou de m'échapper. De leur libertinage et de leur rejet. J'en écris des poèmes et j'entérine ma douleur. Je les baise dans ma tête, mais elles sont toujours vierges. Il est où le carton avec les vêtements de grossesse ?"

Et le lézard qui me répond;

"Si tu touches à l'Horloge, je te tue !"

Il a clignoté de ses yeux verts deux fois, d'un air menaçant.

"Et si je ne trouve pas ce que je cherche, je vais louer les services d'une société de nettoyage chimique. Ils ont ce qu'il faut pour exterminer même les Djinns impies de ton état ! Mieux, il y a un marabout charlatan qui m'envoie ses publicités chaque mois… Ce n'est pas un hasard non plus ?"

Nous avons joué à "Je te tiens par la barbichette" quelques minutes. J'ai eu le dernier mot. Il a rigolé le premier.

"C'est à dire que… Eh ben, les vêtements de grossesse, c'est ma copine qui les a empruntés… Nous attendons un heureux événement pour la prochaine lune."

"Et celui qui est dans la guitare, c'était celui de la dernière lune ?"

"Douze fois par an, nous avons une chance d'avoir un enfant, mais il faut que j'essaie tous les soirs. La légende dit qu'au chiffre cabalistique du 39ième, nous serons libérés du sort qui nous a été jeté. Avant de nous perdre la dernière fois, nous en avons eu 38. Mais ils ont tous déguerpi… Chacun avec sa maîtresse ou son amant. Et une fois, nous en avons eu un qui n'avait pas de queue et qui se laissait faire comme un orvet. La honte! Alors, peut-être, cette fois dans ta cave, nous avons une petite chance si tu fermes bien la porte, et que tu oublies un peu cette histoire !?"

J'ai remis tout à sa place. J'ai fermé la porte et je suis monté voir ma femme, pour lui dire qu'il vaudra mieux acheter de nouveaux habits de grossesse, car j'ai trouvé des œufs de blatte et des déjections de rat dans les anciens.

  • Vous n'étiez décidément pas fait pour diriger Renault ni la Essehènecéheff !!! Dommage qu'il n' y est pas de corps des plumes et des contes à l'X (la seule école ayant choisi comme sigle, le croix de la signature des illettrés ! lol

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

    • Je suis très content que ça vous aie plu Michel (André). Merci encore.
      Effectivement, les belles plumes de l'X ne font pas légion. Il y a un titre qui a pourtant fait date : "La Mafia Polytechnicienne". Et il parait que celui qui l'a écrit s'est converti en pianiste...

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Muraco.nashoba

      ahqepha

    • Pour Renault ou la SNCF : j'y bosse ! Je ne perds pas espoir !

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Muraco.nashoba

      ahqepha

    • Pour ma part, je suis de la famille "agro" au sens large dans laquelle, on compte Houellebec et Butor

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Apphotologo

      Michel Chansiaux

  • Complètement psyché, bravo !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Pp2

    aeden

    • :) Merci jlp !

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Muraco.nashoba

      ahqepha

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