Mauvaise passe

Giorgio Buitoni

Extrait de mon roman en cours. La lecture (à quelques détails près) se fait très bien sans le reste du livre.

Le pire n'est jamais sûr, disait mon père.

C'est juste une mauvaise passe.

La nuit, je m'éveille et Amélie ne dort pas. Son empreinte est encore chaude sur le matelas. Je traîne les pieds sur le carrelage froid du couloir, et je la trouve assise dans son atelier de bijoux. L'écran de l'ordinateur est allumé dans l'obscurité et partage son visage façon Ying et Yang - ombre et lumière bleue. 

" Des insomnies, lapin?"

Je me penche par dessus la bretelle de son soutiens-gorge, sur l'écran, je lis :

Ingérer 20 grammes de noix de muscade suffit à entrainer la mort.

Je lis : gober dix-neuf comprimés d'aspirine également.

Avalez deux tasses à café de sel de table, et c'est le décès.

La même quantité d'alcool médical pur à quatre vingt dix pour cent produit un effet identique.

Le suicide, c'est comme la petite porte de secours dans les avions, peu d'entre nous l'utilisons, mais c'est rassurant de savoir qu'elle existe. Je ne dis pas cela à Amélie. Je ne lui dis pas qu'une autre méthode pour avoir la paix consiste à boire huit litres d'eau en moins d'une heure. Tout ça, c'est ma vie d'avant.

Le passé, il nous rattrape toujours, disait mon papa.

"Quand tu penses à tout ces gens qui avalent des somnifères, dit-elle, c'est quand même beaucoup plus cher et moins facile à trouver."

Non, tout ceci n'est pas en train d'arriver.

Ce ne sont pas les prémisses de l'éternel schéma bousilleur : amour-fusion, abandon-destruction.

C'est juste une fausse alerte de rien du tout.

Un sous-produit anxieux de ma dépendance affective.

Le lendemain, Amélie veut voir des loups. Elle m'emmène au zoo, et... Ce qu'il y a de drôle à propos de cette histoire de loups, c'est que si vous fouinez dans la salle de bain d'Amélie, vous trouverez quantité d'animaux morts. En tube. En flacon. En bâtonnet. Son mascara au lapin. Ses tubes de rouge au cadavre de cochon d'inde. Tout un génocide transformé en brillance capillaire et rouge carrosserie pour les lèvres. En fragrances-appâts pour hommes.

Amélie cotise à Greenpeace, mais vous ne la verrez pas séparer le verre du carton de ses ordures.

C'est tout le paradoxe à propos de notre monde, dit-elle. Nos parents nous enseignent a bien faire les choses, et ensuite un grand ponte dans un bureau pond une loi, ou le docteur machin-chose accouche d'une équation, et décide soudain que c'est mal. Que tout ce que tu as appris, c'est bon pour la corbeille. Et maintenant, un tas de coach en développement personnel possédaient des résidences secondaires en Floride et prétendaient apprendre aux gens à respirer par le ventre.

Devenez le meilleur de vous même.

Lâchez prise.

Écouter son enfant intérieur.

Brossez-vous les dents trois fois par jour.

Je connais cela par cœur.

Les gens ne savent plus pisser tout seul, dit Amélie. Même baiser demande une vidéo d'explication. Quoi que tu fasses, tu es coupable, beaucoup trop d'éléments ont migré de la colonne "qualités" vers la colonne "défauts". 

Même l'amour, Georges.

" C'est pour ça qu'on ne peut faire l'économie d'expérimenter par soi-même toutes ces petites choses interdites et tellement dangereuses."

Amélie voulait des naseaux fumants dans le froid et des yeux jaunes cruels brillants dans le jour pâle.  Quelque chose en quoi elle pouvait croire. Elle voulait du sang et de la bave. Quelque chose de vrai. 

J'ai dit qu'il suffisait de se rendre dans n'importe quelle galerie commerciale un premier jour de solde.

Nous sommes allés au zoo.

En vérité, les loups, c'était plutôt des gros chiens de traineaux. Des cousins Disney ventripotents et lointains de ceux aperçus sur la chaine Nature, tard le soir, dans mon appartement. Identiques dans leur allure à ces gros chats-poussah d'appartements incapables de bondir d'une chaise, qui répandent leur paresse sur le moindre coussin avant de crever du diabète. 

Les loups étaient allongés derrière les grilles, sur les hauteur d'un rocher, langue pendante, leur panse molle s'étalait comme un magma poilu sur la pierre. En contrebas, une louve avec ses louveteaux nous observait. La louve s'est avancée vers nous et à gratté le béton. Elle a gambadé le long de la fosse la séparant de la grille de protection. Et Amélie a dit :

" A ton avis, elle sait que nous aussi nous sommes enfermés dehors?"

Amélie voulait savoir.

Elle voulait quelque chose qui n'était pas propulsé à la une par des millions d'internautes. Elle voulait savoir ce qu'il en était de l'amour. Au delà des images d'Épinal. Des romans à l'eau de rose, des feuilletons du samedi soir et de la famille Kardashian.

La louve s'en foutait.

Elle trottinait, les pattes hautes. De droite à gauche. De gauche à droite. Tel un cheval de cirque. Puis elle s'est assise face à nous, au garde à vous. Elle nous zieutait par en dessous, couinait tout bas, et ses pattes blanches grattaient devant elle.

"Ses yeux, Georges, ses yeux..."

On aurait dit les miens reflétés dans le miroir des toilettes du C. . Quelque chose de mort et de vivant à la fois.

Puis j'ai vu la main bijoutée d'Amélie porter un coin de son écharpe à ses yeux. Le jus noir de tous ces lapins mort lui coulait du regard.

" Elle veut de la bouffe, Georges, elle nous fait son numéro d'aguicheuse. Elle mendie. Va faire un tour au guichet des impôts et du pôle emploi, tu verras des tas de gens affichant le même genre de regard. La domestication et la dépendance sont les pires chose qui puissent arriver à un être vivant."

Et elle a pleuré plus fort.

Amélie voulait des babines écumantes et des crocs déchiqueteurs. Elles voulait de la cruauté authentique comme dans les contes d'Andersen.  Elle voulait des petits louveteaux aux poils collés d'hémoglobine lapant la panse d'un cerf éventré. Mais ces loups-là,  a dit Amélie, c'était  juste des polos Lacoste chinois avec le crocodile cousu à l'envers.

Et moi, je me sentais idiot de ne pas pleurer. Mais, depuis longtemps, ma tristesse s'exprime par la constipation.

Ma mère disait, mets ta capuche quand il pleut, Georges.

Elle disait, tant va la cruche à l'eau qu'elle se casse.

Mon père disait : on ne peut voir sans être vu.

Petit, on m'a gavé d'antibio à chaque rhume que je chopais, et à présent, la télé me dit : "les antibiotiques, ce n'est pas automatique".

Rien de tout cela ne m'aide à la rendre heureuse.

Je suis seul dans le noir.

Alors j'ai raconté à Amélie la fois où mon père m'a emmené au zoo de Thouary. J'avais six ans, et mon père a dit, en regardant sa montre, que les loups appartenaient aux rares mammifères vivant en société. Comme les lions. Ou les humains. Mon père,  il savait quantité de chose dont personne n'aurait l'idée de se servir pour faire ses courses en ligne. C'était utile dans ses dîners d'affaire.

Je raconte ça à Amélie pour la consoler. Pour qu'elle cesse de pleurer. La retrouver comme avant. Mais, de nouveau, son regard reflète toute la glace du pôle sur ma silhouette. Elle répond que notre espèce est plus proche des bactéries ou du cancer.

Le soir même, nous roucoulons dans le salon - tortillons de cheveux et marshmallows, Amélie termine les comptes de ses ventes de la journée et me serre dans ses bras.

"Tu m'aimes, Georges?", elle demande.

A en mourir, je réponds.

Alors ses yeux prennent à nouveau cet aspect givré, sorbet à la menthe verte, ses bras me repoussent et elle s'enfuit en sous-vêtements vers la cuisine. Je la retrouve agenouillée devant le frigo ouvert, avec les vapeurs de froid flottant au dessus du carrelage, à dévorer des bâtonnets de surimi. Entre deux bouchées, elle scande comme un mantra indien :

"C'est même pas du vrai crabe. Rien n'est jamais ce qu'il a l'air d'être. C'est même pas du vrai cra.."

Et ça me rappelle ces parties de Cluedo en famille pendant les grandes vacances où je ne devinais jamais l'identité de l'assassin.

D'autre fois, le soir, Amélie et moi sommes lovés l'un contre l'autre, bercés par les remous de son waterbed-cadillac sous l'éclat rose bordel des néons de la chambre à coucher, et les avant bras d'Amélie portent les stigmates fins de quelques scarifications. Des lacérations fines comme des cheveux tracées bien parallèles sur sa peau. Probablement effectuées à la feuille de papier.

Tu t'es blessée? je demande, tandis que mon doigt effleure les fines lignes de croutes rugueuses sur son bras.

" Parfois pour ne pas souffrir, on se fait souffrir soi-même. Ne me prive pas du  monopole de ma douleur, lapin. Ne me prive pas de ma liberté."

Sur sa table de nuit, un livre est posé. La couverture dit : " Les célébrités mortes par amour."

Tout ceci est une coïncidence malheureuse. 

Sans doute un petit coup de blues passager. 

Genre dépression saisonnière.

Mon père disait : dans un triangle rectangle le carré de la longueur de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés. Alors je dis :

" Au moins, les coupures sont bien parallèles..."

Mais Amélie ronfle déjà. Et moi, mes yeux fixent le plafond jusqu'au matin suivant.

Parfois,  je nettoie l'atelier de toute poussière et autre toiles d'araignée. Je me pique les doigts à en saigner. Je rends tout bien propre, nickel, afin que mademoiselle puisse confectionner ces lucratifs tortillons de plastiques. Bien confortable. Bien propre. Elle se pointe dans l'encadrement de la porte, écarte le rideau à frange, et se carre la silhouette contre le chambranle. Sa langue claque ; je suis accroupi, et je lève un œil de mon balai. Vu d'en bas, son mini-short moulant Donald Duck lui fait comme une pêche fendue à l'entrejambe. Elle suce des bonbons gélatine en forme de petits oursons multicolores.

"T'en as pas marre de faire le larbin?", elle demande.

Ses yeux sont deux Remington verts braqués sur moi. Tout en elle exhale froideur de banquise. Glaçon. Glaçon. Extra-terrestre insensible.

" N'est-ce pas déjà ce que tu faisais avec ton petit patron précédent?"

Elle relève mon menton avec son pied nu et mastique à vous dégouter de manger.

"Hé! Je te parle." 

Ma mère disait : ne parle pas la bouche pleine.

"Faire la petite pute, je connais, lance Amélie. Et tu t'y prends très bien. Mais demain? Si je disparais, de qui lécheras-tu les bottes?"

N'est-elle pas satisfaite de mon travail, je demande? Les colis sont-ils mal emballés? Quelques erreurs dans l'envoie des commandes, peut-être?

Elle ricane, déglutit, et jette un autre ourson entre ses lèvres ventouses.

"Tu es trop dépendant de moi, Georges. Beaucoup trop."

Quelque chose en moi m'ordonne de la gifler, mais je ne peux pas.

"Oh ! Monsieur la lavette a envie de me frapper, pas vrai? Dis le que t'adorerais ça."

Retrouver son enfant intérieur.

Lui fracasser la tête sur l'angle de son établi.

Je ne peux pas.

Tout ceci n'est pas en train d'arriver.

Je continue à pousser les petits déchets de mademoiselle sur le lino avec le balai. Lorsque  je relève la tête de ma pelle à poussière, elle a disparu. Les franges du rideau frissonnent encore quand j'entends claquer la porte d'entrée.

A son retour, je n'ose demander une explication.

Hier soir, mademoiselle rentre tard et brandit une clé sous mon nez. A voir son sourire, c'est au moins la clé du paradis.

"C'est la clé du toit de l'immeuble."

Super, je dis.

Et quand je lui demande ce qu'elle compte en faire, et où elle se l'est procurée, un éclair fugitif de dents blanches fends à nouveau ses lèvres, et elle dit :

"C'est pour ouvrir l'accès au toit, nigaud."

Elle dit : "Embrasse-moi, Lapin."

Je l'embrasse ; ses lèvres sont gelées.

" Tu vois, on obtient facilement ce qu'on veut, Georges, il suffit de le demander gentiment..."

Et bien sûr, des images de mon Amélie inondée de sueur, accroupie sur le membre dur du concierge, défilent sous mes yeux.

Ce soir, Amélie a tout bonnement disparue.

La nuit tape aux carreaux de son palais à frou-frou au deuxième étage, je suis à balayer les échardes de cuivre dans notre atelier de bijoux, et je ne l'entends pas fourbisser ailleurs dans la ruche. J'empile les colis du jour par ordre de date de commande. La création "myrtille party" pour madame Machin. La création "Moby Dick" pour monsieur Truc, les merveilleuses petites verroteries flashy de ma chérie en vente sur sa boutique de bijoux en ligne. Et je crie à travers la cloison :

"On prends l'apéro, amour?"

Ma voit meurt contre le mur ; Amélie ne réponds pas.

Je range les pinces par modèle et ordre de taille dans leur logement, je collecte les perles de couleur laissées à trainer sur l'établi pour les placer dans leur boite respective. Je rebouche les tubes de colles restés ouverts - la colle epoxyde, la colle à cuir. Moi, la nouvelle petite abeille ouvrière besogneuse de la ruche satinée d'Amélie, je balaye le lino. Je pousse dans la pelle à poussière les esquilles de métal et les perles égarées. J'ôte les échardes de cuivre de sous mes ongles. Et je crie à nouveau à travers la cloison :

"Amour, tu ne devrais pas laisser tes tubes de colles ouverts comme ça!"

Je crie : "Un bon artisan qui fait fortune sait que chaque centime compte!"

Je tends l'oreille.

Les voitures et les tramway bourdonnent, deux étages plus bas, rue d'allonville - la bande son de ma vie d'avant, ma vie avec mon ex patron, Victor. Des petites fourmis-soldats qui pointent à l'heure et sourient à tout va, qui font tourner jour à après jour de minuscules engrenages, qui font tourner des petites roues entrainant des roues plus grandes, qui font tourner... Dieu sait quoi.

Amélie ne réponds pas. 

Je glisse sous la lumière des bougies vers l'entrée du palais, saupoudré de lueurs monastiques, et j'enfile mon imper, prêt à gravir les étages à sa recherche. A guetter derrière toutes les portes closes des gémissements de plaisir. Ou des éclats de sa voix légèrement grave discutant avec d'éventuels amants clandestins, que je m'entraine à étrangler en serrant les poings.

Et je le vois.

Un post-il collé sur la tête du bouddha en bronze assis face à la porte d'entrée, gribouillé de l'écriture d'enfant toute en rondeur d'Amélie :

"Georges, je suis au ciel. Tu peux me rejoindre, si tu veux, à tes risques et périls..."

Je repense à la clé du toit. Je gravis les marches quatre à quatre et quand j'arrive au dernier étage la porte d'accès est déverrouillée. J'ouvre et, bien sûr, elle est là. Mon amour, ma solution à tout. Au loin, son altesse madame mademoiselle Richard, reine de la ruche en chef, en train de se livrer à des acrobaties mortelles sur le parapet.

Oui, là, sur le toit.

J'avance au travers le chambranle de la porte. Me voilà, en charentaise et en imperméable, planté  dans les gravillons humides du toit, fouetté par le vent. Elle tourne la tête brièvement.

"Oh, tu es là, mon petit esclave? "

Ouais.

Ses moonboots bleu ciel s'alignent au petit bonheur le long de l'étroit parapet bordant le sommet de l'immeuble. Ses bras tendus en ailes d'avion la protègent d'une première page à la rubrique des faits divers.

" Hé, lapin, t'as vu? J'arrive à tenir longtemps sans tomber ! Ooops...  

- Fais pas l'andouille, bordel. Descend."

Ne pas penser aux mots : chute mortelle de dix étages.

Une jeune inconsciente tombe du toit d'un immeuble, son petit ami raconte.

" C'est juste que j'ai lu un truc sur internet,  je... Écoute plutôt. "

Je ne t'écoute pas.

"Ceci se passe en Amazonie Brésilienne, Georges."

Je ne te regarde même pas.

T'es même pas là.

Les jeunes garçons appartenant à la tribu des Satéré-Mawé enfilent des gants sur lesquels sont tissés des fourmis. Ces gosses sont âgés d'à peine treize ans, dit Amélie, ces fourmis s'appellent "fourmi balle de fusil"- des saletés préhistoriques gigantesques et particulièrement agressives.

Tout ceci n'est pas en train d'arriver.

Je fixe l'horizon.

Le jour est un néon mourant, pâle, pâle, pâle.  Les nuages planent au loin, telles de grandes ecchymoses gris-bleu, au dessus des petits rectangles jaunes illuminés de toutes ces cases cubiques tellement identiques où s'entassent les gens dits civilisés. Et un instant, j'oublie ce que serait ma vie sans elle. Je me demande si ce sont bien des nuages, ou des brumes de pollution issues du gros colon des voitures.

La silhouette d'Amélie passe et repasse dans mon champ de vision, au gré de ses voltefaces acrobatiques sur le parapet du toit.

Ce n'est que du Co2.

Ce ne sont que particules fines se fixant aux parois roses de nos poumons, engendrant des cancers à retardements. Ce ne sont que les glaces du pôles en train de fondre. Le monde s'asphyxiant peu à peu.

Ceci n'est rien du tout.

" Bien sûr, les fourmis sont tissées le dard vers l'intérieur du gant. Sinon, c'est pas drôle, Georges".

Son corps continue d'osciller entre la vie et la mort au rythme du mouvement pendulaire de ses jambes nues, ramenant ses pieds l'un devant l'autre. Pied droit. Pied gauche. Je déglutis, ma gorge rétrécit à la dimension d'une tête d'épingle.

"Ne peux-tu me raconter cette histoire de fourmis trou de balle à la maison, je demande.

- Pas trou de balle! C'est " balle de fusil ", Georges, les fourmis BALLE-DE- FUSIL. "

Ces fourmis sont aussi nommées Ticondera, précise Amélie, ce qui signifie : "qui font mal avec leur abdomen".

Je dis  : "Que cherches-tu à prouver ? Ne pouvons nous pas discuter de ça sur le canapé devant un apéritif ?

- J'ai besoin d'un p'tit effet mélodramatique pour illustrer mon propos, petit trouillard. Et puis, je ne suis même pas saoule. Regarde."

Non, je ne te regarde pas.

Je suis un oiseau planant au dessus des brumes de monoxyde d'azote.

Amélie lève la jambe, en équilibre sur un pied, passe le bras sous son genou et pique le bout de son nez avec son index peinturluré d'un dégradé doré. Imaginez une de ces divinités indienne à quatre bras.

"Tu vois ?

- Bordel, ce parapet n'est pas si large que ça. Arrête de faire le singe. "

Oiseau. Oiseau. Petit être à plume sans problèmes.

" Ces fourmis sont aussi nommés hormigas veinticuatro ou fourmi 24 heures, poursuit Amélie, selon la légende, c'est rapport à la durée de la douleur qu'elle t'inflige après une piqure."

Amélie reprend son tour de garde suicidaire. Elle lance une jambe en avant, tel un horseguard virant de bord à l'équerre, elle tourne à l'angle du toit. Et bien sûr, nous habitons un immeuble ancien. Bien sûr, c'est un de ces foutu parapet orné de créneau de châteaux forts et d'ogives. Et bien sûr, il faut qu'elle grimpe. Qu'elle fasse sa maligne. Regardez-la, le derrière à quatre pattes,  avec son imper ultra-court qui rebique au vent, là, sur fond de jour pâle et de flatulences de voiture amoncelées au ciel.

" Il y a une rediffusion de James Bond à la télé, je dis.

- Haut hisse, mon lapin, je grimpe ! Un-deux, un-deux ! C'est quand même plus drôle que James Bond, non ?"

Regardez-là, la langue pincée entre ses lèvres rouge-amour, regardez-là se hisser et triompher de l'obstacle au mépris de sa manucure de la gay pride. Au mépris de la grande bouche du vide prête à l'avaler au moindre faux pas. Admirez-là jouant des muscles de ses cuisses de bimbo des années 50, les bras écartés, pour se redresser au sommet. Et sa silhouette de chatte qui découpe l'horizon d'un X de la victoire.

" Plus fort que James Bond, Lapin !"

Je suis un oiseau.

Les oiseaux migrent vers le sud en hiver et nidifient au printemps. Les oiseaux se cognent contre les carreaux des buildings et meurent.

" Les fourmis sont endormies avec une sorte de mixture de plante avant d'être cousues sur les gants. Les gosses enfilent les gants, et lorsque les fourmis se réveillent, elles commencent à leur trouer la peau. "

Ces gosses ont treize ans.

Ces fourmis ont la taille d'un scarabée.

Tu dois conserver les gants dix minutes.

Crie ta douleur et tu es déshonoré.

Tu renfiles ces gants une vingtaine de fois en un mois avant que ton initiation soit terminée.

Elle dit : " Le venin, c'est de la poneratoxine, un peptide neurotoxique, et de l'acide formique. Ce truc te propage la douleur dans l'ensemble du membre atteint.

Je m'en fous.

Je m'en fous.

L'horizon.

Il fait nuit, les astérisques luisant des étoiles sont invisibles sous la couche de monoxyde de carbone, partout autour des oasis de lueurs bleues et changeantes aux fenêtres indiquent que tout à chacun est planté devant le téléviseur zappant de chaines en chaines à la recherche du somnifère le mieux adapté. Amélie est toujours perché sur le promontoire de béton, le vide dans son dos.

Donnez-moi, l'homme au pistolet d'or.

Donnez-moi, James bond contre Docteur No.

" Mais ce n'est pas la méthode que je préfère, Georges. Tu sais où se situe le Vanuatu ? "

Toi non plus, t'as même pas le brevet des collèges.

Amélie s'assied dos à moi au sommet de la marche en béton du parapet, ses moonboots battent dans le vide comme deux plâtres bleu ciel autour de ses pieds. Elle continue :

"C'est une île dans le pacifique sud, Georges."

Elle tourne la tête dans ma direction, une méduse de cheveux noirs fouette son visage.

" Pour ce rite de passage, les mômes  s'attachent à la cheville une liane de la longueur de leur choix. C'est comme ce foutu saut à l'élastique, lapin, sauf que... Les gosses sautent d'abord d'une hauteur de huit mètres. Lors de leur premier saut, les mères serrent contre elle un objet symbolisant l'enfance du gosse. Tu me suis ? "

Non, je ne te suis pas.

" Ceci s'appelle le saut du Gol. Plus ces gosses avancent en âge, puis ils doivent sauter de haut.  A la fin de leur initiation, ils se jettent d'une hauteur de 98 mètres... une erreur de dix centimètres sur la longueur de la liane, et splotch ! "

J'imagine la scène, mais ce n'est pas un indigène tombant à cent kilomètre heure vers le sol, c'est Amélie que je vois. Comme cela doit être doux. La pousser et ne plus avoir peur de la perdre. Parfois on provoque ce que l'on craint le plus, pour s'en débarrasser. 

Les jambes battant dans le vide, les coudes en appui sur sur l'étroit plot de bêton ; Amélie s'installe comme à la plage, lorsqu'on regarde l'horizon.

" 98 mètres, c'est plus du double de la hauteur qui me sépare de la rue, lapin."

Elle passe son menton par dessus son épaule, son visage est un ovale noir et sans regard dans la nuit, vaguement auréolé du jaune des lampadaires en contre-bas.

" Et toi, tes parents, ils ont fait quoi pour te changer en adulte ?

- Ma mère me cravachait et mon père m'a ouvert un compte bancaire ", je dis.

Elle glousse.

"Au moins, tu as de bonne raison de détester tes vieux, au moins tu peux tout leur foutre sur le dos. Moi, je n'ai pas de parents. "

C'est James Bond qui m'a élevé, Amélie. Mon père adorait James Bond. L'inspecteur Harry m'a enseigné tout ce que je sais à propos du fait d'être un homme. Tout ces programmes de pompes et d'abdominaux dénichés sur internet sont ce que je sais au sujet de la masculinité. Le vide qui bat sous tes jambes résume l'étendue de mes connaissances de la paternité. Mais je sais rédiger un chèque.

Pour mon père, parler d'amour, c'était se salir la langue.

La main d'Amélie ventile l'air au dessus de sa tête.

"Approche, Lapin. Viens plus près."

Les semelles de mes charentaises crissent sur le gravier du toit en direction du perchoir d'Amélie. 

"Approche. Vise à quoi ça ressemble, l'âge adulte, lapin. La liberté."

Son ongle pointe le vide - coup d'œil par dessus le parapet. Je ne vois aucune liberté. Rien que dix étages de vide le long d'une façade aux carreaux tremblants des reflets bleutés des  téléviseurs. Juste de tous petits bonshommes Playmobil dans leur minuscule voiture boite d'allumette sous les éclairages nocturnes. En contre bas, tout est petite vie rikiki, loin, loin, loin, comme dans le bureau de mon ancien patron, Victor.

" Donne-moi ta main, lapin. "

La sienne est un petit animal glabre et lisse, aussi froid qu'un cadavre.

" Je suis orpheline. Je n'ai pas été violée par mon père. Ma mère ne m'a jamais battu. Sans la souffrance, on ne grandit pas.  Alors j'ai du faire cela moi-même. "

Tu as enfilé des gants-fourmis? je demande.

"Je suis très sérieuse, Georges..."

Elle me dévisage par dessous ses cils allongés au mascara ; elle et ses yeux verts taille king size - immenses à la manière dont les yeux des bébés semblent grands.

" Tu ne me crois pas ? "

Elle pousse sur ses mains ; ses fesses glissent de dix centimètres sur le rebord en béton vers le vide. 

Mon père disait : il faut bien préchauffer la poêle avant d'y jeter la viande, la viande, ça doit chanter à la cuisson.

" Ce que je veux dire, c'est qu'un jour l'un de nous deux fera du mal à l'autre, Lapin. Ce que je veux dire, c'est que je ne le supporterais pas. Mais si je saute, tu m'aimeras pour toujours. Je reprendrais ma liberté et le contrôle de ma vie. Dans notre culture, l'amour est la seule prison dont on s'évade malheureux. "

Je sais tout cela, Amélie. Saute et tu auras des milliers d'amis sur Facebook. Une page de soutiens à ton nom. Donne leur du spectacle, du sang et des larmes, et ils t'aimeront pour toujours.

" Nous sommes des enfants qui jouons avec des allumettes a qui on n'a jamais appris la brûlure. "

Les fesses d'Amélie glissent à nouveau de dix centimètres vers le vide.

Dis quelque chose, Georges.

Je dis :

" James Bond, lui, bondirait dans le vide pour te rattraper au vol, et atterrir comme un papillon sur une fleur dans une benne à camion chargée de matelas.

 - James Bond est un blaireau ", dit Amélie.

Son popotin avance d'un cran supplémentaire vers le vide, ses doigts s'agrippent au rebord du parapet et l'empêche de glisser tout à fait.

Dis quelque chose, Georges.

" Marylin Monroe a utilisé des barbituriques mélangés à de l'alcool", dit Amélie.

Le livre sur la table de nuit.

" Comme Amy Winehouse. " 

Les célébrités mortes par amour.

" Juliette s'est servie du poignard de Roméo. "

Les doigts d'Amélie se détachent un à un du rebord du parapet ; son corps s'incline vers le vide.

" Ceci est la vision occidentale de l'amour telle que nous la connaissons. Un commerce pathétique de névrose et d'immaturité. Cesser d'être soi pour devenir ce que l'autre attend de nous. Et tout ça fini toujours mal. Les cultures plus primitives, ces gens, que nous appelons "sauvages", connaissent l'amour inconditionnel par la maitrise de leur peur. Et toi comment m'aimes-tu? "

Ce que je vois, à cet instant, c'est tout nos souvenirs communs défiler sous mes yeux. Le passé et le futur. Moi au cimetière pleurant sur sa tombe. Moi incapable de vivre sans elle. Tout un catalogue égoïste de bonnes raisons de ne pas la laisser mourir. Et soudain, la vision de ma mère me sauve. Amélie dans vingt ans. Mes parents. L'éternel schéma bousilleur : amour-fusion, abandon-destruction.

Les mots sortent de ma bouche.

Je dis : "Je peux t'aider."

Je dis : "Je peux te pousser."

Amélie tourne son visage vers moi, le vent emporte ses cheveux au sud, ses doigts s'agrippent à nouveau au parapet. Son regard a décongelé, ces cils de Betty boop battent à grande vitesse, elle sourit.

"On se comprend, je crois. Je t'aime, lapin..."

Elle recule sur le plot de béton, tend les jambes et fait la toupie sur les fesses au sommet de son promontoire pour se retrouver face à moi. Elle pousse sur ses bras en appuis pour atterrir sur le gravier à mes côtés.

" Allons voir ton foutu James Bond, maintenant. Présente-moi ton papa adoptif. "

Elle prend mon bras, nous sommes deux ombres dans la nuit vêtues d'imperméables marchant de guingois dans le gravier. Et je crois bien que nous venons de surmonter ça.


  • J'ai bien aimé, le personnage est attachant…
    Une petite relecture : le pire n'est jamais sûr, Ma voix meurt contre le mur

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • Merci Nyckie, content que ça te plaise. :)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

  • Ouf, on a eu peur !
    Quel texte, bravo !

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci pour ta lecture et le compliment, Louve. J'ai essayé de créer une tension croissante sur ce chapitre, ça a l'air de fonctionner. :)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

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